Croquis de Russie
Publié le 9 février 2012 | Par Agnès Blais
Quel espace pour la société civile en Russie?
À Paris en novembre 2011, j’ai participé à un colloque sur la société civile en Russie. Juste après la session intitulée «Les associations russes, entre la société et l’État», le célèbre dissident Sergeï Kovalev s’est levé et a dit d’un ton réprobateur: «La question est la suivante: qui est le maître de la maison? Vous pouvez parlez d’une société civile seulement lorsqu’elle affirme “nous sommes les maîtres de la maisons”. Le problème de notre pays, c’est son pouvoir illégitime». (On retrouve aussi ces propos de Kovalev et d’autres activistes russes dans les très beaux portraits photos et vidéo du portfolio créé par l’ONG Human Rights Watch et intitulé Acting Up Russia’s Civil Society.)
Cette confrontation illustre la division au sein des associations russes, entre celles qui refusent de «collaborer» avec le pouvoir en place et celles qui coopèrent avec les institutions gouvernementales en espérant changer les choses de l’intérieur. La position plus pragmatique que politique de ces dernières leur donne un accès prioritaire aux aides gouvernementales.
Si division il y a, c’est aussi parce que Poutine a fortement accru le contrôle de l’État sur les associations et a instrumentalisé la société civile. En 2006, il signe une loi sur les ONG qui permet entre autres d’interdire toute ONG dont l’activité peut représenter une menace à «la souveraineté de la Russie, l’indépendance, l’intégrité territoriale, l’unité et l’originalité nationales, l’héritage culturel ou les intérêts nationaux». Depuis, les ONG ont l’obligation de s’enregistrer auprès du ministère de la justice dont les fonctionnaires seront habilités à évaluer le degré de «menace» qu’elles représentent. Une nouvelle agence supervise donc l’enregistrement, le financement et les activités des ONG en Russie.
Si un certain contrôle des activités des ONG est aussi exercé aux États-Unis ou en France, pays dotés d’une loi similaire, il s’exerce en Russie de façon plus arbitraire. Les bureaucraties russes, qui favorisent souvent des règles d’autoprotection et d’échange avant la loi, peuvent faire payer aux ONG leur privilège d’exister ou encore fermer celles qui suscitent trop de polémique. La forte pression bureaucratique agit comme arme de contrôle. Plusieurs ONG vous diront que la quantité astronomique de rapports exigés par les administrations russes prend beaucoup de temps et d’argent. Ainsi, l’une des ONG les plus connues de Russie, Memorial, emploie deux comptables à temps plein pour parvenir à s’acquitter de ce pensum.
La Chambre sociale
En 2005, Poutine crée une Chambre sociale afin, dit-il, que la société civile puisse s’exprimer sur les affaires gouvernementales. Les 42 premiers membres de cette Chambre sociale ont été nommés par le président. Ceux-ci ont élu ensuite les 42 membres suivants (qui représentent les associations de niveau fédéral). Le dernier tiers est désigné par les 84 membres déjà élus, sur recommandation des associations régionales. Les occupations de plusieurs représentants nommés par Poutine ont peu à voir avec une société civile qui agirait comme contrepoids aux dérives étatiques.
La création «par le haut» de cette instance de la société civile, la désignation des membres par cooptation, puis leur choix hiérarchique, enfin le pouvoir de recommandation et le peu de moyens que la Chambre a de se faire entendre font douter de ses capacités de former un contre-pouvoir. Cet encadrement des ONG rappelle le rôle de courroies de transmission des politiques auquel le régime soviétique confinait les organisations sociales. Il est vrai que Poutine s’est ainsi donné le pouvoir de nommer à la Chambre des ONG «dociles». Cette conception instrumentale de la société civile entre en contradiction avec l’idéal libéral d’une société civile construite «par le bas», constituée d’un réseau d’organisations de terrain. Il est néanmoins possible de contester les politiques gouvernementales au sein de la Chambre sociale.
Après le 11 septembre 2001…
Une autre loi a une influence déterminante sur les ONG russes. La loi contre l’extrémisme (qui inclut la loi anti-terrorisme), promulguée en 2002, vise à réprimer toute incitation à la haine raciale, religieuse, politique, ainsi que l’appartenance à une organisation qualifiée d’extrémiste. Sous cette même loi anti-extrémisme, l’arbitraire du pouvoir et des autorités peut aussi s’exercer pour traduire en justice des ONG, des médias ou des activistes de la société civile critiques des politiques gouvernementales. Certaines clauses de cette loi sont très mal définies, alors que d’autres ne sont jamais appliquées. En 2006 et 2007, deux amendements étendront encore davantage la notion d’extrémisme.
Cette loi permet la persécution d’ONG ou de médias dont les contestations impliquent des confrontations avec les autorités. La Fédération Internationale des droits de l’homme dénonce le harcèlement de certains groupes –musulmans, nationalistes, mouvements d’extrême gauche– par une incrimination de participation à un groupe extrémiste ou de diffusion de littérature extrémistes, ce qui correspond souvent à une criminalisation de leurs opinions ou convictions.
Pourtant, malgré la quasi absence de pluralisme et l’impuissance du parlementarisme depuis les dernières élections (2008), une véritable société civile existe et se mobilise autour d’enjeux souvent concrets. L’autre grand dissident, Viktor Fainberg, s’est levé après que Kovalev eut pris la parole. «M. Kovalev, une fois cet État a voulu me donner une médaille. Je l’ai refusée. Mais aujourd’hui, c’est moi qui vous la donne.»
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