Regards sur la société
Publié le 15 février 2016 | Par Simon Langlois
Pourquoi si peu de femmes chez les cadres supérieurs?
Les femmes sont encore sous-représentées dans les emplois de haute direction et les positions de pouvoir au sein des grandes entreprises et dans les sociétés d’État malgré la forte féminisation de la structure sociale que nous avons analysée dans les 2 billets précédents (1 et 2).
Comment expliquer cette sous-représentation dans les positions de pouvoir alors qu’existe maintenant un bon bassin de candidates potentielles? Disons-le tout de suite: la thèse populaire du «plafond de verre» n’est pas une réponse satisfaisante. Réseaux sociaux, culture d’entreprise et dynamique de couple expliquent beaucoup mieux le phénomène.
Un rappel de quelques faits
Au Québec, le taux de présence féminine est beaucoup moins élevé chez les cadres supérieurs (28,2% de femmes en 2011) que chez les cadres intermédiaires (45,8%), les professionnels (48,9%), les professionnels intermédiaires (72,9%) et les techniciens (52,1%).
Ce taux dans les positions les plus élevées n’était que de 11,5% en 1971 et il devrait normalement être à un niveau beaucoup plus élevé que l’actuelle proportion de 28,2%, compte tenu de la progression des femmes dans le monde de l’éducation et sur le marché du travail.
D’autres études vont dans le même sens dans d’autres sociétés avancées. Ainsi, les conseils d’administration des entreprises publiques (sociétés à capital ouvert) comptent environ 20% de femmes au Canada. Une seule femme est à la tête d’une grande entreprise du TSX60, un index qui comprend les 60 plus grandes sociétés inscrites en bourse au Canada.
Le Peterson Institute for International Economics (Washington) vient de rendre publique une étude sur la place des femmes dans les conseils d’administration de 20 000 sociétés inscrites en bourse dans 91 pays. Au total, 60% des compagnies n’avaient aucune femme sur leur conseil d’administration, 50% n’avaient aucune femme parmi les membres de la haute direction et seulement 5% des sociétés publiques avaient une présidente-directrice générale (PDG). Le Danemark figure en tête de liste pour la présence de femmes dans la haute direction des sociétés, et le Japon se trouve tout en bas.
Plafond de verre, mais encore?
L’existence d’un «plafond de verre» revient comme un leitmotiv dans les explications de la sous-représentation des femmes au sommet de l’échelle sociale, et l’expression est entrée dans le langage courant il y a des années. Une sorte de toit invisible bloquerait ainsi l’accès des femmes aux hautes sphères du pouvoir et aux postes supérieurs de gestion. Cette explication ad hoc est non satisfaisante. La référence à ce plafond de verre ne fait que reformuler le problème: pourquoi en effet un tel «plafond» existe-t-il? Quels sont les mécanismes sociaux qui l’expliquent? Certainement pas l’intervention d’un mystérieux vitrier…
Il faut plutôt chercher la réponse du côté de facteurs structuraux, comme les réseaux sociaux, mais aussi dans la culture d’entreprise qui rend plus difficile l’accès des femmes aux plus hautes fonctions de gestion et dans le système d’action bien particulier que constitue la dynamique des couples. Les analyses récentes de 2 femmes américaines faisant partie de l’élite du pouvoir aideront à baliser les éléments de réponse à la question de la sous-représentation des femmes au sommet.
Le rôle des relations sociales élargies
Les réseaux sociaux jouent un rôle clé dans l’accès aux positions de pouvoir (mais aussi dans un grand nombre d’autres phénomènes, comme le choix d’un conjoint, d’une destination de voyage, etc.). Le réseau comprend les relations sociales d’un individu, mais aussi l’ensemble des relations de ces relations. «Connais-tu quelqu’un qui connaît une personne susceptible de…» résume bien comment fonctionne l’accès à l’information et, en particulier, l’accès à des informations sensibles.
Les hommes au pouvoir font circuler l’information sur les postes et sur les candidats potentiels dans leurs réseaux et bien des femmes seront ainsi structurellement exclues de ces «old boys networks». L’exclusion des femmes –mais aussi des personnes issues de l’immigration, ou encore des francophones dans les milieux à majorité anglophone, faut-il le souligner– est alors le résultat non explicitement recherché comme tel; mais elle est plutôt la conséquence d’un mode de fonctionnement bien établi. La confiance et l’information sur les compétences sont en effet des propriétés très recherchées au sommet et elles circulent mieux dans les réseaux de relations sociales. D’où l’importance du mentorat si souvent mentionné comme une des solutions à l’avancement des femmes aux plus hauts échelons.
«Foncez!»: la thèse de Sheryl Sandberg
Dans son livre Lean In (2013) –traduit en français sous le titre En avant toutes!–, Sheryl Sandberg, vice-présidente de Facebook, a apporté sur la question un point de vue provocateur. Pour elle, les femmes ne foncent pas assez pour un ensemble de raisons bien compréhensibles et elles hésitent à prendre leur place au sommet, contrairement aux hommes. Sa solution? Il faut que les femmes arrêtent d’attendre que les portes s’ouvrent, que les réseaux soient moins fermés ou que des programmes d’accès préférentiels leur donnent accès aux postes de pouvoir. Elles doivent foncer, prendre leur place et ne pas hésiter à faire comme les hommes, à soutenir qu’elles peuvent aussi bien qu’eux «faire la job» de cadres supérieures.
Sandberg est consciente que les exigences du pouvoir et la culture des entreprises au sommet de la hiérarchie rebutent bien des femmes et sont des obstacles à leur avancement: luttes de pouvoir, longues heures de travail, horaires exigeants, difficulté de concilier famille et travail, etc. Mais si les femmes sont plus nombreuses à foncer, avance-t-elle, elles finiront bien par provoquer des changements dans le sens de leurs besoins et de leurs aspirations propres.
Cette thèse qui met en avant le rôle proactif des femmes a provoqué bien des débats qu’on peut facilement lire sur le Web. L’une des critiques les plus fréquentes qu’on lui a adressées tient précisément au fait que sa stratégie peut fonctionner dans un milieu de travail ouvert et progressiste comme celui de l’entreprise Facebook, mais qu’il ne suffit pas que les femmes foncent pour que les choses changent aussi rapidement que souhaité.
«Les femmes ne peuvent pas tout avoir»: Anne-Marie Slaughter
La thèse d’Anne-Marie Slaughter est différente et insiste plutôt sur les facteurs qui bloquent l’arrivée des femmes dans les hauts postes de cadres. Mme Slaughter a analysé les difficultés rencontrées par les femmes à partir de sa propre expérience, ce qui en fait une sorte d’étude de cas révélatrice. Formée en droit international, cette professeure d’université (Chicago, Harvard et Princeton) fut nommée directrice du service de la planification des politiques au U.S. Department of State lorsque Hillary Clinton était secrétaire d’État, en 2009, un poste prestigieux qui l’intéressait au plus haut point. Elle a pu compter sur l’aide de son conjoint («a supportive husband») et elle a bénéficié de la compréhension de sa patronne. Pourtant, après moins de 2 ans, elle a choisi de démissionner de son poste et de retourner à l’enseignement universitaire «that gave her more time for her family».
En 2012, Slaughter a exposé les raisons de son choix dans «Why Women Still Can’t Have it All», un article publié dans The Atlantic qui a eu un grand retentissement; c’est l’article le plus lu en 150 ans d’histoire du magazine. Elle a développé son argument dans un livre fascinant qui vient de paraître: Unfinished Business. Women, Men, Work, Family (2015).
Slaughter partage l’idée de sa collègue Sandberg que les femmes doivent davantage foncer vers les postes supérieurs, mais son expérience et ses observations l’ont amenée à mettre le doigt sur 2 obstacles majeurs qui touchent particulièrement les femmes dans l’accès aux postes de pouvoir: la culture d’entreprise et la relation de couple. Même si les femmes foncent, les choses ne se règleront pas aussi facilement, car toutes les entreprises ne sont pas des Facebook et les circonstances familiales peuvent devenir des obstacles majeurs dans l’accès aux postes les plus élevés.
Slaughter critique vivement la culture des entreprises et l’organisation du travail qui rendent plus difficile la conciliation entre la vie privée et la vie familiale, notamment dans les positions de pouvoir. Les longues heures de travail, les horaires déments, les luttes internes de pouvoir, les déplacements, les urgences et tant d’autres contraintes organisationnelles pèsent lourd dans la carrière. Inciter les femmes à foncer, oui, mais cela risque d’être insuffisant pour les attirer sans de profonds changements dans la culture organisationnelle taillée sur mesure, depuis plus d’un siècle, pour des hommes qui priorise le travail. Elle plaide par ailleurs pour l’adoption de politiques publiques qui favoriseront davantage la conciliation entre travail et famille comme il en existe dans les sociétés sociales démocrates et qui sont susceptibles de faciliter la vie de toutes les femmes actives.
L’auteure insiste longuement sur la nécessité de revoir les relations de couple. Bon nombre d’hommes PDG ont pu, et peuvent encore, compter sur une conjointe qui assume une bonne part des tâches dans la sphère domestique, ce qui rend possible un plus grand investissement dans la carrière. Or, les femmes peuvent moins souvent que les hommes compter sur une telle division du travail qui les amènerait à donner la priorité presque absolue à l’exercice du pouvoir, car les femmes de carrière sont souvent mariées à des hommes de carrière. Des choix difficiles s’imposent, qui touchent encore plus souvent les femmes, qui hésiteront à tout sacrifier pour avancer coûte que coûte.
Jusque-là rien de bien original, dira-t-on, puisque ces explications sont documentées et connues. Oui, mais c’est l’hypothèse que l’avancement à des échelons élevés dans les entreprises et les défis posés par la vie familiale sont très souvent irréconciliables qui est nouvelle et qui a frappé tant de lecteurs de son article.
Autrement dit, la professeur Slaughter a tiré un enseignement important que je traduirai dans le jargon de la sociologie (en reformulant sa thèse à ma manière et en espérant ne pas trop trahir sa pensée): les 2 systèmes d’action, celui de la grande entreprise et celui de la vie de couple, sont souvent inconciliables, ce qui amène l’acteur social à devoir faire des choix et, par conséquent, «à ne pas tout avoir». En ce moment, cet acteur social est le plus souvent une femme de carrière, mais de plus en plus d’hommes, surtout chez les jeunes, seront confrontés au même dilemme.
On rétorquera que les femmes et les hommes des autres strates sociales sont aussi confrontés au même choix entre carrière et famille. C’est juste, mais il semble qu’il soit plus difficile de trouver des aménagements qui permettraient une meilleure conciliation entre celles-ci dans les hautes positions de pouvoir: travailler 4 jours par semaine, prendre moins de responsabilités, prendre des congés sans solde, travailler moins d’heures contre plus de temps libre, etc.
Combien vaut la femme d’un PDG?
On peut raisonnablement penser que les hommes dans la haute direction des entreprises ont eu une conjointe qui les a aidés dans leur carrière. Or, comment évaluer l’apport de cette conjointe ? Le jour même où j’écris ce billet (6 février 2016), le New York Times annonce le décès de Lorna Jorgenson Wendt (72 ans), une américaine présentée comme la «défenseure des droits des ex-conjointes des corporate chief officers (CEO)». Elle était l’ex-épouse de Gary C. Wendt, président de GE Capital. Ce dernier lui avait offert, lors du divorce qu’il avait obtenu après 30 ans de mariage, 10 M$ alors que «sa» fortune était estimée à 100 M$. L’épouse a réclamé un partage moitié/moitié du patrimoine et a fini par se voir accorder par la cour 20 M$, en 1997, dans un jugement de 519 pages qui a fait date.
Madame Wendt est par la suite devenue une figure publique, aux États-Unis, luttant pour faire reconnaître les droits des femmes mariées à de riches PDG. Le magazine Fortune a publié sa photo en une du numéro de février 1998 sous le titre: «Combien vaut la femme d’un haut dirigeant d’entreprise?» (What’s a Corporate Wife Worth?). La réponse de la militante était lapidaire: «He may have earned the bacon, but I shopped for it », avait-elle soutenu en entrevue à CBS lors de la publication du jugement.
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Ce billet est le 3e d’une série sur la mutation sociale du Québec de 1971 à 2011. Pour lire les autres billets:
1. 1971-2011: la mutation sociale radicale du Québec
2. Structure sociale: place aux femmes
4. Les techniciens, au coeur des classes moyennes
5. Féminisation encore plus forte du travail de bureau
6. Vente et services: 2 secteurs typiques de la société de consommation
7. Déclin et mutation de la classe ouvrière
8. Professionnels: plus de diversité et plus de femmes
9. Les professions intermédiaires, un monde de femmes
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