Regards sur la société
Publié le 14 mars 2016 | Par Simon Langlois
Déclin et mutation de la classe ouvrière
L’importance relative de la classe ouvrière régresse: c’est l’un des changements majeurs survenu dans la structure sociale du Québec, même si les effectifs de cette classe n’ont pas diminué en nombre absolu depuis 40 ans. Son taux de croissance a été plus lent que celui de la population active, ce qui a entraîné la réduction de son poids dans l’ensemble de la structure sociale.
La classe ouvrière demeure cependant centrale, car elle vient au 1er rang parmi les 10 strates sociales distinguées avec 20,6% de l’ensemble en 2011 contre 34,4% en 1971. La diminution est notable, mais la figure de l’ouvrier est encore très présente dans notre société.
Mutation du travail ouvrier
Le travail manuel est en profonde mutation au sein de la société québécoise. Le mineur, l’opérateur de machines ou le chaudronnier d’aujourd’hui ont peu à voir avec les cols bleus d’hier, même si de nombreux emplois physiquement exigeants persistent, notamment chez les manœuvres. La mécanisation plus poussée et les règles de sécurité au travail ont contribué à modifier la nature du travail manuel et exigé davantage de qualifications.
Mais ce qui a surtout changé, c’est la répartition des types d’emplois entre les diverses catégories socioprofessionnelles qui composent la classe ouvrière. Ainsi, les métiers de la construction et les métiers liés à l’automobile et aux transports sont en progression importante alors que décline le nombre de personnes dans les métiers ouvriers traditionnels en industrie. Plusieurs observateurs ont d’ailleurs noté dans les médias du début du mois de mars 2016 que la base industrielle de Montréal devait être renforcée.
Les changements survenus dans la condition ouvrière ont été si profonds dans les sociétés les plus avancées comme la nôtre qu’ils ont obligé les sociologues à revoir leurs outils conceptuels et leurs perspectives d’analyse sur les classes sociales. J’y ai fait allusion dans le 1er billet de cette série, et le lecteur trouvera une argumentation développée dans un article qui vient de paraître1. Pour fixer les idées, je rappellerai en quelques mots l’essentiel de ces précisions théoriques avant d’aborder les grandes lignes de la mutation de la classe ouvrière.
Classes sociales ou strates sociales?
On remarquera que, dans les lignes qui précèdent, j’ai parlé de la classe ouvrière plutôt que de la strate sociale des ouvriers. Un mot d’explication s’impose d’emblée.
Deux perspectives fondatrices ont guidé les recherches sur la stratification sociale: l’approche marxiste et l’approche inspirée des travaux de Max Weber. Dans la tradition marxiste, les classes sont des collectifs structurés regroupant les travailleurs en fonction de leur position dans le système de production. L’enjeu principal, dans cette perspective, est de contrer l’exploitation ou l’appropriation des fruits du travail ouvrier. La figure de l’ouvrier y est centrale, reflétant l’époque de l’avènement de la révolution industrielle, et l’expression «classe ouvrière» passe dans le langage courant.
Le sociologue Max Weber, de son côté, a caractérisé les classes comme des groupements d’individus définis à partir de 3 dimensions, soit le prestige de l’emploi, le revenu et le pouvoir. Weber est le 1er à avoir analysé l’importance grandissante des organisations dans le changement social et le rôle qu’elles jouent dans l’accès à l’emploi, aux revenus et au pouvoir. Dans la tradition wébérienne, les classes sociales ont été définies comme des statuts sociaux, caractérisant la place occupée dans un système stratifié et hiérarchisé de positions sociales. Contrer l’inégalité est alors devenu l’enjeu de société principal, s’agissant de donner aux travailleurs leur juste part des fruits du travail salarié et de la croissance.
Les meilleures analyses puisent dans ces 2 grandes traditions sociologiques fondatrices, nettement moins opposées que l’a longtemps donné à penser la littérature sociologique. Ainsi, des représentations sociales partagées se développent au sein de chacune des diverses strates sociales, ce qui les rapproche des classes sociales. Bref, les concepts de classes sociales et de strates sociales ne se distinguent plus de nos jours de manière aussi tranchée qu’il y a un siècle. L’expression «classe ouvrière» demeure pertinente, surtout pour caractériser le groupement des personnes «qui travaillent la matière», pour reprendre les mots du sociologue Maurice Halbwachs, représentant connu de l’école française de sociologie d’avant la Seconde Guerre mondiale.
Les 8 composantes de la classe ouvrière
J’ai distingué 8 catégories socioprofessionnelles différentes au sein de la classe ouvrière afin d’en faire ressortir la mutation. Cette distinction entre catégories s’avère essentielle, car il existe une véritable hiérarchie de statuts et de qualifications qui exige notamment de distinguer le contremaître, l’ouvrier qualifié avec carte de compétence, l’artisan maître de son travail, l’ouvrier spécialisé dans l’exécution de tâches précises sur une machine ou encore le manœuvre (ou journalier). Le monde ouvrier est lui-même fortement stratifié et bien loin d’être homogène. Il prend plutôt l’allure d’une constellation, d’où la pertinence de l’approche wébérienne, mieux en mesure d’en rendre compte. Je conserverai le concept de classe ouvrière dans les lignes qui suivent pour désigner ce segment important de la structure sociale québécoise.
L’analyse des mutations au sein de la classe ouvrière exigerait un ouvrage entier. Je dégagerai plutôt les grandes tendances caractérisant sa composition et l’effet structurant du genre, révélé par la forte probabilité d’en faire partie observée chez les hommes
1. Les contremaîtres
Une précision s’impose. Nous avons inclus dans la classe ouvrière les contremaîtres, les superviseurs, les inspecteurs en usine ainsi que les directeurs de travaux sur les chantiers de construction. Ce choix prête à débat, mais se justifie parce que les contremaîtres et les superviseurs ont accès à ces fonctions le plus souvent par mobilité interne et promotion. Ils sont aussi des salariés dans les entreprises et ils continuent de partager la culture ouvrière, ce qui justifie le classement proposé. Il importe cependant de garder en mémoire qu’ils exercent des fonctions de pouvoir sur d’autres employés.
Cette catégorie représente 13,5% de l’ensemble de la classe ouvrière contre 12,1% en 1971. Le nombre de contremaîtres et de superviseurs a régressé dans le milieu de la fabrication, mais il a augmenté dans le secteur de la construction, plus dynamique et en croissance.
2. Les artisans
Les artisans exercent des métiers manuels traditionnels qui existaient avant la révolution industrielle (ébénistes, cordonniers, boulangers, tailleurs, etc.). Ils travaillent le plus souvent à leur compte ou encore dans de très petites entreprises. Leur nombre et leur importance relative ont continué de décliner lentement en 40 ans, passant de 5,4% à 3,4% de l’ensemble des ouvriers.
C’est dans cette catégorie socioprofessionnelle que se trouvent la plus forte proportion de femmes faisant partie du monde ouvrier (47,7% en 1971 et 41,8% en 2011).
3. Les ouvriers de la construction
Certaines catégories socioprofessionnelles ont nettement gagné en importance au sein de la classe ouvrière, contribuant ainsi à sa transformation. C’est le cas des métiers de la construction. La croissance de la population et le développement urbain ont entraîné une forte expansion de l’industrie de la construction, nécessitant l’ajout d’une plus grande force ouvrière dans divers métiers spécialisés (charpentiers, peintres, menuisiers, monteurs de charpente, électriciens, etc.), dont la part a grimpé de 12,8% à 15,1%, soit de 84 000 à 121 000 personnes. Ces emplois sont typiquement masculins.
4. Les métiers liés à l’automobile et aux transports
Le modèle de développement urbain privilégié au Québec a fortement encouragé l’adoption de l’automobile comme moyen de transport et celle-ci occupe une place prépondérante dans la vie quotidienne des individus. Les autos se comptent désormais par millions au Québec, ce qui a forcément eu une implication sur la nature des emplois manuels. Le nombre de mécaniciens et d’ouvriers qualifiés dans les transports et la réparation mécanique a progressé en parallèle de l’augmentation du parc automobile ainsi que du parc des autobus et du métro, occupant 13,2 % des emplois de cols bleus en 2011 contre 12,7% en 1971. Là encore, cette catégorie est largement dominée par les hommes.
5. Les conducteurs et les camionneurs
La délocalisation de la production industrielle des biens durables et des biens de consommation courante à l’extérieur du pays a directement contribué à la croissance très forte de l’industrie du transport. L’importation de biens durables, semi durables et non durables (fruits et légumes frais en hiver, par exemple) a nécessité un accroissement considérable des moyens de transport et, en particulier, du nombre de camionneurs. Par ailleurs, la croissance du nombre des moyens de transport est aussi en lien direct avec la hausse des exportations. À cela s’ajoute le développement des transports en commun dans les villes, qui a exigé davantage d’employés. Pensons à l’ouverture du métro de Montréal, en 1967, qui a nécessité plus de mécaniciens et plus de conducteurs de rame.
J’ai choisi de classer les conducteurs et les camionneurs au sein de la classe ouvrière parce qu’ils manœuvrent des machines, mais je suis conscient que les personnes qui travaillent dans le transport en commun offrent aussi un service.
Au total, les conducteurs et les camionneurs formaient 15,2% de la classe ouvrière en 2011 contre 12,4% en 1971, et leur nombre est passé de 81 565 à 121 460, soit la plus forte hausse dans les groupements analysés. Les femmes sont encore peu présentes dans cette catégorie socioprofessionnelle (1,2% en 1971 et 8,3% en 2011), mais on notera que leur présence y est croissante.
6. Les ouvriers spécialisés
La figure typique du travailleur au sein de la classe ouvrière est celle de l’ouvrier dans les usines d’assemblage et de transformation (chaudronniers, opérateurs de machines-outils, tisserands, etc.). Leur nombre est resté assez stable, de 202 935 travailleurs à 207 315 entre 1971 et 2011, mais leur importance relative a fortement diminué, passant de 30,9% à 25,9% de l’ensemble des ouvriers au cours de la même période.
7. Les ouvriers des mines et des forêts
Dans mes analyses, j’ai tenu à distinguer une autre catégorie socioprofessionnelle qui a été importante dans l’histoire du Québec –les ouvriers des mines et des forêts–, mais dont l’importance relative a diminué, passant de 4% en 1971 à 1,5% du total en 2011. La manière d’exploiter les mines et la forêt a bien changé en 40 ans. Le bûcheron d’autrefois est devenu un opérateur de machines sophistiquées et il en va de même pour les mineurs, le plus souvent syndiqués et percevant de bons salaires.
8. Les manœuvres
Le monde ouvrier accorde encore une bonne place aux manœuvres dans les usines et dans l’industrie du bâtiment, qui sont loin d’être disparus. Leur nombre a même progressé, passant de 39 000 à 60 000 dans la période examinée, et leur importance relative a augmenté au sein de la classe ouvrière, passant de 9,8% du total en 1971 à 12,3% en 2011. Un bon nombre de tâches échappent en effet aux nouvelles manières de produire les biens (robotisation, mécanisation accrue, etc.), ce qui explique le maintien à un niveau élevé du recours aux manœuvres.
Les hommes dominent largement
Au terme de ce tour d’horizon des composantes de la classe ouvrière, un trait constitutif important ressort: son caractère masculin, qui s’est accentué avec le temps. Une forte proportion d’hommes se trouvaient au sein de la classe ouvrière en 1971, soit 43,9% d’entre eux (14,3 % dans le cas des femmes). C’était de loin la strate sociale la plus importante chez les hommes. La stratification sociale portait alors la marque profonde de l’époque de la révolution industrielle d’avant la mondialisation. La mobilité structurelle –qui caractérise les changements observés dans la structure sociale entre 2 périodes– typique de la 1re moitié du 20e siècle avait alors fait passer les emplois occupés par les hommes du monde agricole vers le monde industriel.
Les choses ont profondément changé dans la seconde moitié du 20e siècle avec le déclin des bons emplois industriels et avec la croissance des emplois techniques et des emplois dans les grandes organisations. Cependant, la concentration des hommes au sein de la classe ouvrière est restée très forte –35,5 % d’entre eux s’y trouvent en 2011–, alors qu’elle a fortement diminué dans le cas des femmes (5,6 %).
Les femmes sont en effet entrées plus tardivement et en grand nombre sur le marché du travail à partir des années 1960, occupant des emplois de cols blancs dans les bureaux et des emplois dans les services, bien qu’une partie d’entre elles aient aussi été employées jusque-là dans le milieu ouvrier, mais en moins grand nombre. Plus scolarisées, elles ont par ailleurs eu accès à des positions plus élevées dans la hiérarchie sociale, comme on l’a expliqué dans un billet précédent. Le sexe reste une variable déterminante à prendre en compte dans les études sur la stratification sociale.
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Ce billet est le 7e d’une série sur la mutation sociale du Québec de 1971 à 2011. Pour lire les autres billets:
1. 1971-2011: la mutation sociale radicale du Québec
2. Structure sociale: place aux femmes
3. Pourquoi si peu de femmes chez les cadres supérieurs?
4. Les techniciens, au coeur des classes moyennes
5. Féminisation encore plus forte du travail de bureau
6. Vente et services: 2 secteurs typiques de la société de consommation
8. Professionnels: plus de diversité et plus de femmes
9. Les professions intermédiaires, un monde de femmes
1 Simon Langlois. «La nouvelle stratification sociale de la société québécoise 1971-2011» Les Cahiers des Dix, numéro 69, 2015: 341-370. ↩
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