Droit, entreprise et citoyen
Publié le 11 juillet 2016 | Par Ivan Tchotourian
L’organisation juridique de l’entreprise sociale (2 de 2)
Plusieurs organisations juridiques sont susceptibles de soutenir une activité marquée par une finalité environnementale ou sociale. Dans le billet précédent, nous avons présenté l’organisme de bienfaisance, l’organisme à but non lucratif et la coopérative. Je me tourne maintenant vers 2 entreprises à vocation commerciale, mais qui ont quelque chose que les autres n’ont pas: elles ne sont pas exclusivement commerciales.
Se développe aujourd’hui un nouveau type d’entreprise qui, revêtant la forme traditionnelle d’une société par actions, s’en distingue par son objet social et son respect de certains des principes particuliers. La tendance mondiale est en effet à la création de ces entreprises dites «hybrides». De plus, n’oublions pas que les entreprises commerciales traditionnelles à visée lucrative s’ouvrent à la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Comme l’affirment certains: «Social entrepreneurship: it’s for corporations too»1.
4. Entreprise hybride: l’exemple de la Community Contribution Company
Influencées par la RSE et le développement durable, de nouvelles organisations juridiques émergent d’une révision de la mission juridique de l’entreprise en faveur d’une mission à caractère sociétal ou environnemental. Le gouvernement de la Colombie-Britannique a introduit en mai 2012 une nouvelle société par actions: la community contribution company (société à contribution communautaire ou C3). La C3 n’est pas une invention canadienne. D’autres pays disposent d’entreprises similaires, qu’il s’agisse des États-Unis (la low-profit limited liability Company2) ou de pays européens (le Royaume-Uni, avec la community interest company, ou la Belgique, avec la société à finalité sociale).
Et au niveau fédéral?
Les modèles d’entreprises hybrides ont été invoqués par le Comité permanent du patrimoine canadien et par le Comité permanent de l'industrie, des sciences et de la technologie. Toutefois, aucun projet de loi sur le sujet n’a été déposé au Parlement. En 2013, Industrie Canada a lancé un processus de consultation afin de savoir si les dispositions actuelles de la loi canadienne sur les sociétés par actions devraient être modifiées pour permettre la création d’entreprises socialement responsables ou pour appuyer le développement de ces entreprises. La communauté juridique et celle de la finance sociale ont alimenté la réflexion. Ainsi, le Barreau canadien a demandé au gouvernement fédéral de changer la loi pour permettre l’adoption de la benefit corporation. Le MaRS Centre for Impact Investing et Imagine Canada ont parallèlement soutenu la proposition de mise en place d’une structure hybride au profit du secteur social.
De quoi s’agit-il?
À la suite de consultations publiques menées en 2010, plusieurs modifications ont été apportées au Business Corporations Act de la Colombie-Britannique. On trouve désormais dans la législation britanno-colombienne la première structure d’entreprise sociale hybride du Canada: la community contribution company. Celle-ci regroupe, d’une part, les caractéristiques des entreprises à but lucratif et, d’autre part, celles des entreprises à but non lucratif3.
Quelle sont ses caractéristiques?
Les articles 51.91 à 51.99 du Business Corporations Act prévoient les règles pour l’incorporation de la C3. Voici ses 3 caractéristiques principales:
- l’importance d’un objectif communautaire bénéfique, soit à la société en générale, soit à un segment de la société qui est spécialement ciblé;
- la restriction au versement de dividende;
- le verrouillage des actifs (prohibition du transfert général d’actifs).
Quelles sont ses limites?
L’une des critiques fréquentes est que les restrictions et les obligations qu’une C3 doit respecter peuvent rendre l’exploitation de celle-ci plus ardue4. Concernant la fiscalité, notons qu’il n’y a pas, au Canada, de taux d’imposition préférentiel. Il s’agit là d’un gros désavantage comparé aux organismes à but non lucratif (OBNL). Si les community interest companies ne bénéficient pas d’un statut spécial d’imposition au Royaume-Uni, il existe néanmoins des incitatifs fiscaux comme le community investment tax relief. Mais la réserve essentielle à l’égard de la C3 (qui peut être faite à toute entreprise hybride) est qu’elle ne permet pas d’ignorer totalement l’intérêt des actionnaires!
5. Entreprise commerciale traditionnelle
De quoi s’agit-il?
A-t-on réellement besoin de la présenter tant elle est le visage même du capitalisme? Pour les fins de ce billet, retenons que l’entreprise commerciale traditionnelle prend la forme d’une société par actions. Une fois créée, cette dernière sera une personne morale mettant ses membres (les actionnaires) à l’abri d’une responsabilité liée aux activités qu’elle développe.
Quelles sont ses caractéristiques?
Cette entreprise se voit traditionnellement attribuer la mission de réaliser des profits et de les distribuer à ses actionnaires. Son but est donc lucratif. De cette constatation découle une conséquence trop rapidement admise: l’entreprise traditionnelle ne peut servir de modèle d’organisation à une entreprise sociale.
Attention toutefois, car les choses ne sont pas aussi simples! Il existe bel et bien une relation entre entreprise lucrative et entreprise sociale. Ce lien s’appuie sur 3 éléments:
- La forme juridique de certaines entreprises du secteur social L’entreprise lucrative est une bonne organisation juridique et est déjà utilisée par certains organismes de bienfaisance et OBNL qui créent de telles entreprises pour diversifier leur base de financement sur le marché (voir le billet 1). En outre, le rapport de 2010 du Groupe d’étude canadien sur la finance sociale a souligné que le modèle de la société à capital-actions demeurait le plus efficace pour l’entreprise sociale au Canada. «De manière générale, les sociétés peuvent mener des activités à but lucratif sans restriction, tout en étant libres d’entreprendre n’importe quel type d’activité commerciale. (…) Lorsqu’il y a des actionnaires qui veulent atteindre des objectifs sociaux et qu’ils sont prêts à renoncer aux profits, la société peut alors fonctionner comme une entreprise sociale.»
- L’absence d’obligation pour les entreprises lucratives de réaliser et de distribuer des dividendes Pour l’entreprise lucrative, le partage des bénéfices n’est pas de l’essence du contrat de société5. En droit américain, la réglementation et plusieurs décisions judiciaires illustrent la possibilité de prendre en compte le long terme dans le cadre d’entreprises commerciales traditionnelles. Dans leurs lois sur les sociétés par actions, le Canada et le Québec consacrent la liberté des administrateurs de déclarer ou non des dividendes lorsque la société fait des profits. De plus, les tribunaux protègent la position des administrateurs relativement à la marge de manœuvre dont ils disposent (à moins de fraude ou de mauvaise foi).
- L’ouverture des entreprises lucratives à la RSE Après le séisme de la décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, en 2004, la Cour suprême a affirmé en 2008, dans BCE Inc. c Détenteurs de débentures de 1976, que: «[…]en agissant au mieux des intérêts de la société, les administrateurs peuvent être obligés de considérer les effets de leurs décisions sur les parties intéressées […]. C’est ce qu’on entend lorsqu’on affirme qu’un administrateur doit agir au mieux des intérêts de la société en tant qu’entreprise socialement responsable». La brèche au profit du secteur social est donc faite!
Quelles sont ses limites?
Elles sont nombreuses! L’entreprise lucrative est en effet celle qui suscite le plus de réserves. Première difficulté: le recours à une telle entreprise pour une activité sociale fait face à des défis mis en lumière dans le Report of the Social Impact Investment Taskforce et illustrée ci-dessous.
Si le droit a répondu à certains de ces défis en innovant, plusieurs demeurent en chantier. D’autres difficultés ont été évoquées dans un rapport de 2011. Parmi celles-ci, notons le fait qu’en se constituant entreprise lucrative, l’entreprise sociale se coupe de ses source traditionnelles de financement (donateurs, fondations et gouvernements) ou s’éloigne de sa marque de commerce. Il existe également des limites dans la possibilité reconnue aux CA et aux dirigeants de poursuivre des objectifs sociaux au regard de leurs obligations fiduciaires de maximiser les rendements financiers. Le rapport de 2010 du Groupe d’étude canadien sur la finance sociale a mis en lumière 2 autres problèmes: l’absence d’une garantie législative concernant la propriété collective ainsi que la conservation des actifs et l’inexistence de cadres normalisés pour mesurer et communiquer l’impact social. Malgré ces limites, un enseignement doit être retenu: les sociétés par actions peuvent être utilisées comme organisation juridique d’une entreprise sociale.
***
En conclusion des 2 billets, je soumets 3 observations, la dernière me paraissant la plus importante:
- Au Canada, il existe plusieurs organisations juridiques qui soutiennent l’entreprise sociale. Chacune a ses avantages et ses inconvénients. Aux entrepreneurs de choisir et de bien le faire!
- Il n’existe pas de lourdes entraves juridiques au développement de l’entreprise sociale au Canada. Si on reproche souvent au droit d’évoluer au rythme d’une tortue par rapport aux innovations de la société, il est au moins parti à temps –comme la tortue de la fable!
- Il est possible d’agir dès maintenant pour favoriser l’entreprise et la finance sociales. Reste à espérer que ce mouvement va avoir lieu… L’entreprise sociale traduit une approche novatrice permettant de libérer des ressources humaines et financières pour s’attaquer aux enjeux sociétaux. Rien de moins.
1 Dutch Leonard et al, «Social entrepreneurship: it’s for corporations too», dans Johanna Mair, Jeffrey Robinson et Kai Hockerts, dir, Social entrepreneurship, new models of sustainable social change, Oxford, Oxford University Press, 2006, 169. ↩
2 À l’heure actuelle, 9 États américains donnent la possibilité de constituer une low-profit limited liability company: Vermont, Michigan, Wyoming, Utah, Illinois, Caroline du Nord, Louisiane, Maine et Rhode Island. Les États-Unis ont également créé 2 entreprises lucratives à mission sociale: la flexible purpose (ou social corporation) et la benefit corporation. Pour en savoir plus sur ces structures, ce tableau est très intéressant: J Haskell Murray, «Corporate Forms of Social Enterprise: Comparing the State Statutes» (15 janvier 2015). ↩
3 La Nouvelle-Écosse a suivi le pas avec la community interest company du projet de loi 153 (Nova Scotia’s Bill 153), qui n’est cependant pas encore en vigueur (Bill 153, An Act Respecting Community Interest Companies, 4th Session, 61st General Assembly, Nova Scotia, 2012 (sanctionné le 6 décembre 2012), NSS 2012, c. 38). ↩
4 Michael Blatchford et Margaret Mason, Introducing the Community Contribution Company: A New Structure for Social Enterprise, Vancouver, Bull, Housser & Tupper LLP, 2013 à la p 12. ↩
5 Thibault Massart, «La société sans dividendes», dans Mélanges offerts en l’honneur du professeur Michel Germain, LexisNexis, 2015, p. 525 (et les auteurs cités à l’appui de cette opinion). ↩
Publié le 20 janvier 2020 | Par Francis Hemmings
https://hemmingsavocats.ca
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