Croquis de Russie
Publié le 11 juillet 2012 | Par Agnès Blais
La lutte écologique de la société civile russe
«Chaque Russe a dans son cœur sa forêt de Khimki, là où il a été lésé par l’arbitraire de l’État et la corruption, par la violence de l’État, les escrocs et les voleurs», affirme Ioulia Latynina, journaliste à l’Écho de Moscou.
Combat pour une forêt
Evgenia Chirikova milite depuis 6 ans pour la sauvegarde de la forêt de Khimki. Reconnue pour son activisme intelligent, maintes fois arrêtée, elle donnait une conférence le lundi 9 juillet 2012 à Paris, organisée par la Librairie du Globe et l’association française Russie-Libertés. Voici le récit de la lutte pour la préservation de la forêt de Khimki, au nord de Moscou, une lutte écologique dans laquelle sont imbriqués la corruption et la violence du gouvernement et des oligarques locaux et les intérêts d’entreprises multinationales mondialisées.
Elle et son mari avaient décidé de s’installer aux abords de cette forêt de chênes pour son environnement sain. En 2006, Evgenia Chirikova trouve des documents signés par le gouverneur de la région de Moscou, monsieur Bromov, qui montrent distinctement que la forêt de Khimki dans son ensemble, la dernière dans cette région, sera rasée afin que soient construites l’autoroute et ses infrastructures attenantes (3 km de plus de chaque côté), reliant Moscou à Saint-Pétersbourg.
De juridiction fédérale, la forêt de Khimki fait partie d’une ceinture de forêts autour de Moscou et constitue l’une des zones les plus protégées, en principe, par la loi, contre l’exploitation sauvage. En permettant la construction sur les terres protégées de Khimki, Poutine enfreint la loi 172 de la Fédération de Russie qui prévoit que, lorsqu’il y a un autre tracé possible, il faut obligatoirement le prendre pour ne pas détruire la forêt.
«Il se passe un véritable pillage de cet héritage forestier naturel et patrimonial. Pendant la guerre, en 1941, alors que les Allemands étaient aux portes de Moscou, la forêt de Khimki n’a pas été abattue alors qu’il n’y avait aucun autre moyen de se chauffer dans l’hiver glacial», rappelle Evgenia avec émotion. Le tristement célèbre canal Moscou-Volga, construit par les prisonniers du Goulag et décrit par Soljenitsyne dans L’archipel du Goulag, borde Khimki. À cet endroit, la durée de vie moyenne des ouvriers était de trois mois. Dans la forêt de Khimki se trouvent des fosses communes des restes des victimes du Goulag. «Khimki ce ne sont pas juste des chênes, c’est un lieu sacré d’enterrement des victimes, invisibles, du Goulag. Cette forêt est leur seule tombe», ajoute Evgenia.
Agressions répétées
Le 16 novembre 2008, le journaliste Mikhaïl Beketov, après avoir publié un article sur la corruption dans le dossier de la forêt de Khimki, dans la Pravda de Khimki, est violemment attaqué. Le journaliste étant plongé dans un coma grave, la police ferme l’enquête, prétextant qu’il ne peut témoigner. Il est aujourd’hui invalide (dommages au cerveau, 1 jambe et 4 doigts amputés).
Après cette agression d’une violence extrême, beaucoup de gens, bravant la peur, rejoignent le mouvement pour la défense de la forêt de Khimki, dont les actions sont entièrement pacifiques.
En 2010, les machines commencent à détruire la forêt. Pour les en empêcher, la société civile russe se mobilise et installe un camp dans la forêt de Khimki, bien qu’il soit très dangereux d’y habiter, car les arrestations et les passages à tabac se multiplient. «Notre technique pour lutter contre ces machines est d’aller à la rencontre des ouvriers et de leur expliquer que le projet est illégal, qu’il viole les lois de la Fédération de Russie, raconte Evgenia. Fréquemment, les militants du camp sont violemment réprimés. L’attaque la plus violente a été celle d’un groupe de néonazis. Nous avons appelé la police, mais c’est nous que la police a embarqués!»
Medvedev avait promis de rencontrer les activistes écologistes et d’organiser un débat public sur le projet d’autoroute à travers la forêt de Khimki, mais il n’a finalement pas tenu sa promesse. Le Comité pour la sauvegarde de la forêt de Khimki a commandé un rapport d’expertise écologique créé avec la participation, entre autres, de Greenpeace et de la WWF (Fonds mondial pour la nature). Ce rapport propose 11 projets de route possibles qui non seulement ne nuiraient pas à l’environnement, mais coûteraient moins cher. Aucune de ces propositions n’a été retenue par Medvedev. «Il a déclaré ne rien pouvoir faire, car le projet est géré par le privé. Cette semaine, les organismes de protection de l’enfance sont venus chercher mes enfants. Grâce à la mobilisation des citoyens, j’ai pu échapper à cette intimidation.»
Le projet de construction d’une route entre Moscou et Saint-Pétersbourg est ancien. Il date des années 1970. Jusqu’en 1989, aucun projet ne passait par la forêt de Khimki. C’est à partir de la participation du groupe Vinci qu’est apparu le plan qui consistait à faire passer cette route par la forêt. Vinci insiste sur le fait que la décision du tracé à travers la forêt revient au gouvernement russe.
Vinci, société française
«Pourquoi la compagnie française Vinci insistait-elle tant pour que le tracé de l’autoroute ne soit pas changé?», demande Evgenia, manifestant son incompréhension. La réponse de Vinci est la suivante: si le projet est modifié, le gouvernement russe devra payer des pénalités s’élevant à 140 millions d’euros. Pourtant, ce projet d’autoroute est réalisé avec l’argent des contribuables russes et non avec l’investissement de Vinci qui pouvait, en principe, réaliser ce projet ou un autre.
Avec l’aide de l’ONG Bank Watch, spécialiste des questions de flux financiers, Evgenia et son association pour la sauvegarde de Khimki étudient de près le projet de Vinci. En tant que concessionnaire, la société Vinci touche un profit substantiel redirigé vers des sociétés offshore, notamment à Chypre, qui appartiennent à Arkadi Rotenberg, ami très proche et entraîneur de judo de Poutine. «Nous avons compris que la société française Vinci, qui avait très peu participé au projet, était présente afin de sortir l’argent et de le diriger vers un très bon ami du Poutine». La compagnie française prétend respecter l’accord international Global Compact de respect de l’environnement et des droits de l’homme. Dans les faits, cette société participe à un projet qui fait de nouvelles victimes tous les mois et qui ne respecte aucunement la nature.
Appel d’offres douteux
L’appel d’offres pour lequel a été sélectionnée Vinci s’est réalisé d’une façon extrêmement bizarre. C’est une filiale de Vinci, créée un mois avant le concours et qui n’avait absolument aucune expérience dans ce genre de chantier, qui a gagné. «Comment une compagnie sans expérience a-t-elle pu gagner ce concours?», demande Evgenia, cette fois sans avoir de réponse. Il y a deux voies possibles d’action, selon la représentante de l’ONG écologiste Cherpa, qui aide l’association Savekhimki (savekhimkiforest.org). La première engage la responsabilité de l’État, ce qui est très difficile à faire en Russie. La deuxième concerne les conditions d’opération des sociétés multinationales.
«La semaine dernière, nous avons réussi à organiser des auditions au Parlement européen sur la façon d’empêcher Vinci de participer à ce projet entaché par la corruption. Plusieurs députés européens de divers partis ont envoyé une requête à la Commission européenne pour essayer d’évincer Vinci du projet. Nous avons aussi résolu de créer, en France, une coalition de politiques et d’ONG pour essayer de faire pression sur Vinci. En plus, nous avons fait une demande à l’ONU pour qu’elle dénonce les manquements à l’accord Global Compact signé par Vinci, rapporte Evgenia. Pendant que nous discutions avec les députés européens, le camp, toujours en place dans la forêt de Khimki, a été la cible de tirs et les ouvriers ont menacé de tabasser les militants écologistes.»
«Comme Vinci participe à ce système qui permet de faire sortir une partie des bénéfices vers l’oligarque Arkadi Rotenberg, ont peut penser que si Vinci sort du projet, ce schéma ne pourra pas être réalisé et ses intérêts, du côté russe, seront considérablement amoindris, ajoute-t-elle. Si Vinci sort du projet, nous aurons une chance de réaliser cette autoroute Moscou–Saint-Pétersbourg, qui est nécessaire, mais en utilisant l’un des projets alternatifs proposés dans le respect de l’environnement.»
Le combat pour la forêt de Khimki a dépassé, aujourd’hui, les dimensions d’un combat pour sauvegarder une forêt en banlieue de Moscou. Ce combat est devenu un symbole de ce qui se passe en Russie, un symbole de lutte contre l’injustice, contre un projet qui détruit l’environnement, qui a en son sein la corruption cruelle, antidémocratique, où les droits de l’homme sont violés, où des manifestants sont agressés et où la répression s’abat tous les jours, une répression cruelle contre des militants pacifiques.
Jukov, triste capitale de l’aviation
Le mouvement de la société civile russe pour la sauvegarde des forêts près de Moscou comprend d’autres groupes qui se soutiennent les uns les autres. J’ai passé la fin de semaine dernière dans la ville de Jukov, là où le gouvernement a décidé de détruire une partie de la forêt Tsakovskiï afin de construire la plus grande piste d’atterrissage au monde. Des amis antifascistes, écologistes et activistes voulaient me montrer le camp pour tenter d’empêcher la destruction de leur forêt. Une fois, ils ont réussi à détruire les barrières protégeant le chantier. Malheureusement, des barbelés les ont remplacées et les militants sont très souvent arrêtés par la police et battus.
En 2008, le président a signé un oukaz (décret) pour la construction du tracé du salon de l’aviation MAKC à travers la forêt de Tsakovskiï. L’oblast(entité régionale) l’a approuvé. En 2010, les autorités ont fait perdre le statut de patrimoine naturel de la forêt. Pendant tout ce temps, les habitants de Jukov ont manifesté et protesté pour défendre la forêt, en vain. Les autorités n’ont même pas regardé les projets suggérés même si, selon une enquête sociologique, 81% des habitants de Jukov étaient contre la destruction de la forêt. Le maire de Jukov, Alexandre Popovnikov, a déclaré quant à lui que la majorité des habitants soutient la construction du tracé M-5 à travers la forêt de Tsagovskiï, car il améliore la situation des transports. Dans les nuits des 21 et 22 mars 2012, une première coupure d’un kilomètre a éventré la forêt.
Les Russes sont attachés à leur terre, comme en témoignent les très importantes mobilisations écologiques de la société civile. «Une lutte commune nous unit. Nous voulons garder notre forêt. Nous voulons que dans notre ville les lois fonctionnent. Nous voulons que dans notre ville, il y ait un pouvoir honnête: le maire, le conseil des députés, un pouvoir qui agit en fonction des intérêts de la ville, c’est-à-dire de ses habitants», peut-on lire sur le site freezhuk.org.
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