Croquis de Russie
Publié le 20 juin 2012 | Par Agnès Blais
Corruption municipale à la russe
Le 18 mai dernier, les autorités de la Ville de Moscou ont fermé le plus ancien foyer pour enfants de la rue nommé Une route vers la maison. Ce foyer a été fondé en 1989 par Oleg Vladimirovitch Zykov, directeur du Fonds Non à l’alcoolisme et à la toxicomanie (NAN), au moment où, avec la privatisation des logements lors de la perestroïka, le problème des enfants de la rue est apparu. J’ai écrit un livre sur la solidarité et les stratégies des membres de NAN pour se dégager un espace de liberté d’action. Déçue et stupéfaite par cette nouvelle, j’ai appelé le directeur. Voici ses réponses et quelques observations de mon cru sur la corruption municipale.
Tout doit être standard
Comment un foyer qui fonctionne très bien, financé à la fois par le département de la Santé de la Ville de Moscou et des fonds internationaux où travaillent des bénévoles orthodoxes, intégration extrêmement difficile étant donné les positions conservatrices et l’antijustice juvénile de l’Église, a-t-il pu fermer?
«Il ne correspondait pas aux standards», répète Zykov. Et moi de répondre: «Mais quels standards?» Réponse inattendue: «Les standards de financement». Dans le cadre de la réforme de la santé, les foyers pour enfant doivent aujourd’hui être financés par le département de la Défense sociale. Une route vers la maison devenait donc hors-norme. «C’est clairement bureaucratique. C’était le premier foyer en Russie. Dorénavant, les foyers doivent être financés par le département de la Défense sociale». Les enfants ont tous été placés dans un autre foyer. La municipalité a reconverti l’immeuble en jardin d’enfants.
Un tsunami bureaucratique
Dans le même ordre politique, les écoles sont financées au prorata du nombre d’étudiants, peu importe la qualité de leur travail. «En ce moment, dans la ville de Moscou, il se passe beaucoup de sottises. Par exemple, l’école pour les enfants criminels appelée Chance a été fermée. C’est le département de la Défense sociale qui l’a fermée. C’est du délire complet! Du délire! C’était la seule école de ce type à Moscou et ils l’ont fermée, soi-disant parce qu’il n’y avait pas assez d’enfants. Pourquoi les juges de Moscou n’orientaient-ils pas les enfants vers cette école, et pourquoi Moscou développe-t-elle mal les technologies juvéniles en comparaison avec d’autres villes russes comme Rostov, Krasnoyarsk, Perm? C’est à cause d’une seule personne: la juge présidente de la cour de Moscou, Olga Egorova. Elle est contre le développement de la justice juvénile. Elle ne le cache pas. Elle en parle.»
L’autonomie locale contre les abus de pouvoir des fonctionnaires
Oleg Zykov a bon espoir que le développement de l’autogestion et de l’autonomie locales, c’est-à-dire l’élection de députés locaux, apportera un contrepoids aux administrations. «Moscou, à mon avis, démontre une régression. Quel problème y a-t-il eu à Moscou et en quoi Loujkov1 a-t-il été coupable? Il n’a pas été coupable d’avoir volé, avec sa femme, des millions de dollars. Ici, tout le monde vole. Il a été coupable, par sa soumission totale, de ne pas avoir laissé se développer l’autonomie et l’autogestion locales (mestnomou samoupravlenie). Voilà la faute la plus grave de Loujkov. Dans ce sens, nous avons connu un événement très favorable. En même temps que les élections présidentielles à Moscou, il y a eu les élections des députés locaux. L’absence d’autogestion, jusqu’à présent, a permis aux fonctionnaires (chinovnikis) de faire ce qu’ils voulaient. Ce n’est pas une lutte politique, mais une lutte pour l’argent. Avec le développement de l’autogestion et de l’autonomie locales, des mécanismes de contrôle apparaîtront et les chinovnikis auront moins de chance de faire des stupidités. Pour le moment, il n’y a pas d’opposition.»
Otkat
En discutant avec mes amis russes et en participant aux marches d’opposition, les problèmes de la corruption et de son lien étroit avec le maintien de la majorité de la population dans la pauvreté me sont apparus cruciaux. Mes amis russes me demandent souvent: sais-tu ce que c’est «otkat»? Je souhaite définir ce terme du jargon russe: otkat désigne l’une des formes les plus répandues dans le business d’utilisation des services à des fins personnelles. C’est une somme d’argent non officielle payée par une firme exécutante à un salarié d’une société pour le placement d’une commande. C’est ainsi, par exemple, que la municipalité peut donner une somme suffisante pour la construction d’un beau terrain de foot dans une école et qu’au final, le terrain est construit, mais pratiquement inutilisable, et qu’il est trop tard pour s’opposer.
En terminant, je souligne le manque, déjà remarqué dans plusieurs études journalistiques, de journalisme économique. Dans le cas de la Russie, cette insuffisance prend de l’importance. À mon avis, la concentration des propos médiatiques sur l’autoritarisme politique de Poutine, qu’il faut dénoncer, voile les problèmes économiques dont l’analyse est, j’en conviens, extrêmement difficile. La verticale du pouvoir instaurée par Poutine en 2008 a aussi des conséquences économiques, dont il faut expliquer la série de tractations obscures et corrompues, jusqu’au bas de l’échelle. «Est-ce que les gens, à l’ouest, comprennent que Poutine est un voleur?», m’a demandé mon ami Mitia.
1 Iouri Loujkov, maire de Moscou de 1992 à 2010, démis de ses fonctions par le président Dmitri Medvedev et remplacé par Sergeï Sobianin. ↩
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