Croquis de Russie
Publié le 13 février 2013 | Par Agnès Blais
Adoption d’enfants russes et loi anti-Magnitski
Il y a un mois, j’ai participé à la «Manifestation contre les escrocs» à Moscou. Cette manif’ avait pour but de dénoncer la loi anti-Magnitski qui interdit aux Américains d’adopter des enfants russes. Comme ce n’était pas une manifestation d’opposition habituelle, je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait autant de monde: environ 100 000 manifestants. La population s’est mobilisée pour ses enfants, objets d’une politique russe de représailles perverse contre les États-Unis. Retour sur une saga.
Qui était Magnitski?
Sergeï Magnitski travaillait comme juriste pour la firme juridique américaine Firestone Duncan. Cette entreprise assurait les audits et autres opérations légales du fonds d’investissement international Hermitage Capital. L’homme d’affaires britannique Bill Browder, qui dirige Hermitage Capital, a été illégalement dépossédé de sa filiale russe et celle-ci a été réintégrée au nom d’une société fantôme qui avait réussi à obtenir de la part du fisc russe des remboursements de trop-perçus s’élevant à 5,4 milliards de roubles. Ce détournement colossal d’argent public a été rendu possible par le fait que les agents du ministère de l’Intérieur et des services fiscaux chargés de cette opération frauduleuse avaient des protecteurs à des niveaux très élevés du pouvoir (Svetova 20121).
Sergeï Magnitski identifie alors les fonctionnaires corrompus et transmet leurs noms au Parquet général de Russie. Sa dénonciation provoque la perquisition de son propre appartement et son arrestation en 2008, sous le chef d’inculpation d’aide à l’évasion fiscale. En prison, il est victime de mauvais traitements pour le forcer à renoncer à ses accusations contre les fonctionnaires corrompus et l’obliger à dénoncer son patron afin de justifier a posteriori le sort de la filiale russe d’Hermitage Capital. Sergeï Magnitski est mort en prison, à 37 ans. L’enquête publique a démontré qu’il avait été tué, mais personne n’a encore été inculpé. Il a payé de sa vie son refus de faire un faux témoignage.
Loi du Talion
En décembre 2012, le Congrès américain a adopté le projet de «loi Magnitski», qui interdit de visa américain 60 Russes dont les noms sont écrits sur la «liste Magnitski» et qui prévoit le gel de leurs avoirs aux États-Unis. Ces personnes sont associées à l’arrestation et à la mort de Magnitski en prison. Il s’agit de fonctionnaires du MVD (ministère des Affaires intérieures), du FSB (Services de sécurité fédéraux), du FNS (Service des impôts) ainsi que de juges de la cour d’arbitrage, de la procurature générale et du FSIN (Service d’exécution des peines).
En réponse à la loi Magnitski ratifiée le 14 décembre, Vladimir Poutine signe la loi anti-Magnitski le 28 décembre. Seuls deux députés de la Douma ont voté contre elle. Cette loi stipule que, désormais, les Américains n’ont plus le droit d’adopter des enfants russes.
Un témoignage sur l’adoption
Mila (pseudonyme) est traductrice. Elle a travaillé pour une agence de traduction qui accompagnait les familles américaines venues adopter des orphelins russes: «Les Américains ne pouvaient déjà pas adopter d’enfants normaux en Russie. Cette loi me rend malade. J’ai vu ces familles qui adoptent des enfants anormaux, lourdement handicapés, j’ai connu cette femme qui a adopté trois enfants avec le syndrome de Down! J’ai accompagné une famille qui voulait adopter deux frères dont l’un est séropositif. Et un couple qui voulait adopter le petit Anton qui souffre de la maladie du papillon (surnom russe de l’épidermolyse bulleuse), comme plusieurs enfants russes. J’ai vu comment les autorités russes étaient désagréables avec eux. Au début, je pensais que ces Américains étaient fous d’adopter un enfant qu’il faut nourrir par un tube, qui se réveille la peau ensanglantée pleine de cicatrices ou qui ne fait que crier. En Russie, le petit Anton n’a même pas de statut légal, c’est comme s’il n’existait pas. Grâce aux médecins, il vit dans une chambre à l’hôpital oncologique pour enfants en fin de vie, mais ce n’est pas adapté».
Retour sur la manifestation
Nouveauté dans cette manifestation du 13 janvier: des pancartes avec la photo et les noms des députés et des sénateurs russes qui ont voté la loi «anti-Magnitski». On peut lire également: «Vova (diminutif du prénom de Poutine), des enfants en réponse aux voleurs et aux escrocs?», «La loi anti-Magnitski, c’est l’auto-immunisation?», «Nous, en échange de ceux qu’ils (les Américains) n’ont pas laissé entrer», «Réponse symétrique» (avec Poutine en Hitler).
Et je suis là, avec mes compagnons de manifestation.
– Mitia! Aimes-tu la mayonnaise? dit Sacha.
– Ah, oui, bien sûr! répond Mitia.
Tous mes compagnons de manif’ acquiescent, souriants. Je ne comprends pas.
Sacha sort quelques gobelets, un sac avec des petits carrés de pain noir surmontés de sala (lard gras, une base très aimée de l’alimentation russe) et un sachet en plastique souple dont la mayonnaise a été remplacée par du rhum.
«Réchauffons-nous!»
Ça fait du bien, ça remonte, ça donne l’énergie pour marcher, piétiner pendant les deux heures de la manifestation par moins 15 degrés.
1 SVETOVA Zoïa, 2012, Les innocents seront coupables. Comment la justice est manipulée en Russie. Paris, François Bourin ↩
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