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Automne 2004

L’avenir à la carte

La cartographie du génome de l'Homo sapiens terminée, quel sort réserve la génétique au genre humain ?

    En 1932, lorsqu’Aldous Huxley a écrit Le meilleur des mondes, dans lequel il dépeint une socié­té où les embryons sont programmés pendant leur développement in vitro en fonction des besoins d’un gouvernement totalitaire, l’action de son roman se situait six siècles dans le futur. Lors de la réédition de son ouvrage en 1946, l’écrivain britannique, conscient des progrès scientifiques et des dérives idéologiques de son époque, corrigeait le tir en prédisant que ce scénario pourrait se concrétiser en moins d’un siècle. Si Huxley était toujours vivant aujourd’hui, il constaterait, sans doute avec horreur, que les outils du génie génétique permettront bientôt de faire tout ce qu’il décrivait dans son ouvrage, et même plus…

Il aura fallu moins d’un demi-siècle à la science pour passer de l’élucidation de la structure de l’ADN, en 1953, au décodage du génome humain en 2001. Ce pouvoir scientifique a engendré un tel enthousiasme que certains chercheurs, particulièrement optimistes, ont même prédit la guérison prochaine pour l’homme des maladies génétiques.

De l’espoir pour l’homme?

Presque quatre années se sont écoulées depuis que les revues scientifiques Nature et Science ont publié simultanément la carte des gènes de l’Homo sapiens. Cependant, les retombées tant espérées se font attendre… Les chercheurs ont découvert des milliers de marqueurs génétiques, mais à peine une dizaine de tests sont utilisés très fréquemment dans les laboratoires cliniques des hôpitaux pour établir des diagnostics médicaux ou pour identifier les porteurs de gènes mutants. Sur les 500 millions de tests effectués chaque année dans les laboratoires médicaux du Canada, à peine 100 000, soit 1 sur 5000, sont des tests génétiques. «Il va falloir attendre encore longtemps –peut-être une trentaine d’années– avant d’obtenir des retombées significatives sur la santé en termes d’espérance de vie de la population, estime François Rousseau, professeur à la Faculté de médecine. Les prévisions du projet de décodage du génome humain ont été plutôt optimistes en promettant de trouver rapidement des solutions aux maladies génétiques.»

Au cours des 20 dernières années, le nombre de publications faisant état de découvertes de marqueurs génétiques a augmenté de façon exponentielle, souligne le médecin biochimiste et généticien. «Cependant, ce n’est pas parce qu’un marqueur existe qu’il faut l’utiliser en clinique, surtout s’il n’y a aucun traitement pour la maladie ou si son utilité diagnostique n’a pas été démontrée. Il ne sert à rien de faire efficacement ce qui ne devrait pas être fait du tout.»

Selon le chercheur, le nœud du problème vient du fait que les études génétiques à l’échelle des populations et les études de validation clinique des tests sont rares. Les chercheurs qui réalisent les méta-analyses servant à déterminer s’il faut introduire un test dans la pratique médicale courante ne parviennent pas à absorber tout ce qui sort des labos en termes de marqueurs potentiels et ils manquent de données probantes pour justifier l’introduction clinique de ces nouveaux tests. «Le pipeline est plein du côté de la recherche fondamentale et il y a un goulot d’étranglement majeur du côté de la validation de ces nouveaux outils pour usage médical», constate-t-il.

Un autre obstacle, aussi implacable qu’incontournable, limite les retombées des découvertes fondamentales en génétique humaine au plan du dépistage. Il existe 6 000 maladies génétiques sur la planète, mais chacune d’elles est relativement peu fréquente, de sorte que leur dépistage coûte cher par rapport aux bénéfices que la société peut en retirer.

Résultat? On ne procède pas à leur dépistage. «C’est malheureux, mais c’est le genre de choix cruels qui semblent être faits pour assurer la survie du système de santé public. Souvent, le bien commun ne semble pas aller dans le sens du bien des personnes atteintes de maladies génétiques. Je n’envie pas les responsables gouvernementaux qui doivent prendre ces décisions!» ajoute François Rousseau.

Savoir et pouvoir


Ces contraintes n’empêchent pas des chercheurs comme Raymond Lambert d’apprécier l’immense potentiel qu’offrent les nouveaux outils de la génétique, notamment la carte génétique personnelle. «Si je possédais des gènes qui augmentent mes probabilités d’avoir une maladie cardio-vasculaire ou une maladie dégénérative, j’aimerais bien le savoir, affirme le professeur de la Faculté de médecine, membre du Centre de recherche en biologie de la reproduction. Je pourrais utiliser cette information pour adopter un mode de vie qui retarderait les manifestations de la maladie ou, si ce n’est pas possible, pour vivre au maximum avant que la maladie frappe. Si l’information génétique est utilisée avec prudence et sagesse, elle aide à faire des choix éclairés qui contribuent à améliorer la qualité de vie et la longévité.»

Cet éclairage peut également guider les choix reproducteurs d’une personne. À des techniques déjà éprouvées comme l’amniocentèse s’ajoute maintenant le diagnostic génétique de l’embryon in vitro avant son implantation dans l’utérus de la mère. «Ces informations permettent de prendre des décisions sur les traitements à envisager ou même sur l’avenir de cet embryon, estime Raymond Lambert. Des questions comme “Quelles tares sont suffisamment importantes pour demander un arrêt de grossesse?” ou “Qui va décider des limites à ne pas franchir?” peuvent paraître complexes, mais la société a déjà tranché: la femme est responsable de son corps et de son embryon, de sorte que la décision lui appartient.»
 
Cependant, pour que cette information conduise à un choix éclairé, encore faut-il que les personnes qui consultent soient dans un état d’esprit qui favorise la compréhension de cette information potentiellement bouleversante. «Les tests génétiques ont une incidence qui dépasse leur seule application médicale, souligne le professeur Michel Dorval de la faculté de pharmacie, membre de l’Unité de recherche en santé des populations. C’est pourquoi il est important de déterminer s’il est propice ou non pour une personne de passer un test de dépistage à un moment précis de sa vie et si elle est en mesure de comprendre l’information qui lui est donnée.»

Selon le chercheur, les psychologues peuvent jouer un rôle lors des consultations en médecine génétique. Néanmoins, ils sont peu présents dans les équipes qui travaillent auprès des patients et la profession tarde à s’éveiller à ces nouveaux besoins. «Les personnes qui reçoivent un résultat de test génétique ont des décisions importantes à prendre et elles pourraient profiter de l’aide de psychologues», ajoute-t-il.

Eugénisme libéral

Les répercussions sociales des décisions individuelles prises à la lumière de diagnostics génétiques inquiètent Marie-Hélène Parizeau. La professeure de la Faculté de philosophie craint la montée insidieuse d’un eugénisme visant l’amélioration des enfants à naître: «Cet eugénisme libéral repose sur l’idée que le marché va mettre à la disposition des parents un processus d’amélioration de la descendance et ce processus ne sera pas régulé par l’État parce qu’il relève de choix reproductifs individuels. Le critère thérapeutique et les régulations sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire seront abandonnés, les seules limites étant celles imposées par le marché.»

La philosophe craint également la stigmatisation sociale qui peut résulter d’un catalogage génétique: «Les gens qui vivent au Lac-Saint-Jean ont fait l’objet de nombreuses études génétiques, ce qui a donné lieu à une forme de discrimination régionale simplificatrice. Ne risque-t-on pas de voir apparaître de nouvelles formes de discriminations sociales avec le développement de la génétique, en particulier les banques d’ADN sur les populations?»

Ces nouvelles formes de discriminations pourraient s’exercer dans les rapports sociaux, mais aussi dans des domaines aussi concrets que l’emploi et même l’assurance sur la personne. «Au Canada, lorsqu’un individu applique pour une police d’assurance vie, il doit agir de bonne foi et révéler ce qu’il connaît de son état de santé et de celui des membres de sa famille immédiate, signale Gilles Bernier, professeur au Département de finance et assurance. Il doit aussi signer un document qui autorise l’assureur à contacter le médecin de famille s’il le souhaite. Si la personne a déjà subi des tests génétiques, les résultats de ces tests font partie de son dossier médical et sont, par le fait même, accessibles aux assureurs.»

Selon le professeur Bernier, il ne fait aucun doute que l’information sur le génome d’un individu (entre autres sur les gènes liés à certaines maladies ou à la susceptibilité à certaines maladies) présente un intérêt pour les compagnies d’assurances qui y voient une façon de mieux apprécier les risques qui pèsent sur un demandeur: «En principe, les compagnies d’assurances pourraient exiger des preuves qu’un individu provenant d’une famille à risque pour une maladie donnée n’est pas porteur d’un gène mutant ou d’un gène de susceptibilité. En pratique, je ne crois pas que les assureurs de personnes opérant au Canada iraient jusque-là, du moins pas pour
l’instant .»

Le 47e chromosome

« La science évolue très vite et les gens ne semblent pas en être conscients. Ce qui était encore de la science-fiction, il y a trois ou quatre ans, est devenu réalité aujourd’hui », constate Marc-André Sirard, directeur du Centre de recherche en biologie de la reproduction. Le meilleur exemple en est la synthèse d’un minichromosome, sur lequel les chercheurs peuvent placer un nombre élevé de gènes triés sur le volet. Appelé 47e chromosome, ce segment d’ADN, une fois inséré dans le noyau d’une cellule, s’intègre au reste du génome contenu dans les 46 chromosomes naturels de l’être humain, et permet l’expression stable et précise des gènes qu’il transporte.

«Quels gènes doit contenir ce chromosome?», s’interroge Marc-André Sirard. La correction de maladies génétiques douloureuses et mortelles fera sans doute l’unanimité, mais puisque la technologie existe, pourquoi se priver d’y insérer des gènes pour prévenir des maladies comme le sida, la malaria, le cancer du sein, la dépression ou la schizophrénie? Une fois en route, qu’est-ce qui nous empêche d’y intégrer des gènes qui touchent des particularités physiques comme la taille et la couleur des cheveux, des yeux ou de la peau?

«Où doit-on s’arrêter dans l’amélioration de la qualité de la vie?, demande le chercheur. Et qui doit décider? Les parents? Les gouvernements? Quels modèles d’êtres humains choisirons-nous d’être? Deviendrons-nous tous des grands blonds costauds aux yeux bleus? Ce savoir fait peur…»

Chose certaine, poursuit le chercheur, rien ne sert de jouer à l’autruche. «Ces technologies seront utilisées chez l’humain, lentement mais sûrement, parce que l’homme a toujours cherché à améliorer son sort et qu’il a toujours utilisé les outils à sa portée pour y arriver. C’est dans sa nature.» Avant de s’affranchir du hasard de la génétique, le post-humain aura de nombreuses questions à résoudre avec sa conscience.

«Que sera le meilleur humain pour lui-même? Pour son voisin? Pour l’espèce? Pour la planète? Il nous appartient d’en décider, conclut Marc-André Sirard. Demain sera notre juge.»

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