Droit, entreprise et citoyen
Publié le 9 octobre 2019 | Par Ivan Tchotourian
SNC-Lavalin: un regard éthique et critique
À l’heure où la campagne électorale fédérale bat son plein, les regards sont moins braqués qu’ils ne l’étaient sur SNC-Lavalin, dont le procès pour les accusations de corruption et de fraude a été reporté après le 21 octobre.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites au cours des derniers mois sur la conduite de l’entreprise. Il faut dire que l’attitude du premier ministre du Canada aura sans doute contribué à amplifier l’attention portée à cette affaire.
Néanmoins, les problèmes soulevés par les nombreux commentaires et analyses concernant les agissements de SNC-Lavalin recèlent de multiples dimensions1 qui méritent qu’on s’y attarde et soulèvent une faille systémique dont les lourdes conséquences se font encore ressentir à l’heure actuelle. L’entreprise a été pointée du doigt à de multiples reprises. Les commentateurs ont appuyé leur position, souvent critique, sur différentes bases faisant appel tantôt à la morale, tantôt à la justice…
Refaire son image
Rappelons qu’à pareille date l’an dernier, SNC-Lavalin se voyait refuser la possibilité de négocier un accord de réparation par la directrice du Service des poursuites pénales du Canada. Avec un peu de recul, comment évaluer la conduite de SNC-Lavalin? Plus précisément, que penser de ses efforts soutenus pour redorer son blason, de ses nombreuses procédures judiciaires entamées dans l’espoir d’obtenir, voire de forcer, un accord de réparation? Cette attitude mérite-t-elle la réprobation? N’est-ce pas plutôt une stratégie défendable et justifiable?
Pour répondre à ces questions, je partage avec vous une réflexion2 à partir de laquelle je me propose d’évaluer le bien-fondé ou non de la conduite organisationnelle et globale de SNC-Lavalin. Cette réflexion, qui s’appuie sur une double base, utilitariste et axiologique, met en perspective le comportement de l’entreprise en matière d’économie, de justice et d’éthique. Avec moi, vous constaterez peut-être que la stratégie de l’entreprise SNC-Lavalin n’était pas si critiquable, selon le point de vue où l’on se place.
Approche utilitariste
Pour emprunter l’approche utilitariste, il convient de s’interroger sur la conduite de l’entreprise SNC-Lavalin en se demandant: quelles sont les conséquences de cette conduite? Répondons à cette interrogation à la lumière des trois angles d’analyse annoncés précédemment: l’économie, la justice et l’éthique.
L’économie: En cette matière, chaque entreprise se doit d’être efficiente. Pour ce faire, elle recherche la maximisation de sa valeur… ce qui se traduit par une recherche de marge sur la transformation de la matière première en produit/service fini. Dans l’affaire SNC-Lavalin, l’entreprise a cherché à continuer d’être rentable en forçant un accord de réparation (ce qui lui permettait de ne pas perdre la possibilité de soumissionner à des contrats publics). Soumissionner à de tels contrats est le cœur de son modèle d’affaires. Sur ce plan, le comportement de SNC-Lavalin apparaît donc efficient et économiquement fondé.
La justice: En cette matière – en tant que réalité pratique et non pas philosophique –, chaque entreprise doit obéir à des règles. Lorsqu’un comportement est régi par une règle, y désobéir entraîne une sanction. L’approche de la justice est liée à l’idée de conformité à la loi. Or, depuis 2018, le droit canadien (dans un projet de loi omnibus) introduit les accords de réparation comme solution judiciaire possible pour remédier au crime d’entreprise. Ainsi, lorsqu’elle cherche à obtenir un accord de réparation, SNC-Lavalin adopte un comportement juste. Elle ne désobéit pas à la loi, ne demandant plutôt que son application.
L’éthique: Il s’agit de raisonner sur la base d’une approche utilitariste. Ici, ce sont avant tout les conséquences d’un acte qui importent. Autrement dit, avant le profit, la performance est centrale. Cet indicateur implique le respect de principes moraux exigeant le respect du droit et de l’équité. Dans cette perspective, le comportement de SNC-Lavalin sur le plan éthique est beaucoup plus discutable. La conduite de l’entreprise occasionne-t-elle le plus grand bien pour le plus grand nombre? Les conséquences néfastes de ce comportement sur l’entreprise elle-même, le risque de disparition auquel cette conduite l’expose, l’atteinte à sa réputation sont autant de signaux conduisant à répondre par la négative.
Approche axiologique
Selon cette seconde approche, il s’agit de définir un idéal pour évaluer si l’entreprise SNC-Lavalin a traité ses partenaires avec honnêteté, respect et intégrité. Quel est cet idéal? Il peut être déterminé sur des bases économiques, de justice ou éthiques.
L’économie: L’idéal de l’économie est directement lié à la notion d’efficience. Dans le cas qui nous occupe, il apparaît que la conduite de SNC-Lavalin est efficiente. En effet, l’absence d’un accord de réparation exposait l’entreprise à une sanction judiciaire entraînant une impossibilité de soumissionner pour de nouveaux contrats… et donc la révision de son modèle d’affaires, voire sa disparition.
La justice: sous cet angle, la notion de bien est omniprésente. Lorsqu’une entreprise agit, elle doit bien agir tant pour elle que pour ses partenaires. Il y a là un souci d’égalité entre les justiciables. En ce sens, le comportement adopté par SNC-Lavalin était-il bien? Sans être négative, la réponse peut être débattue tant la fracture entre personne auteur d’un crime économique et personne physique est palpable (les personnes physiques ne bénéficiant pas des accords de réparation qu’elles voient comme une échappatoire à la justice).
L’éthique: En cette matière, l’approche axiologique renvoie, dans un certain sens, à une philosophie des valeurs. Selon ce raisonnement, les valeurs d’une action sont reflétées par ses motifs sous-jacents (des principes et des raisons qui ne sont pas utilitaristes). L’éthique en tant que valeur est vue comme un idéal. Lorsqu’on observe la conduite de SNC-Lavalin, la question est de savoir si elle est bonne ou non en considérant ses motifs sous-jacents. Force est de constater que la réponse est non. Si la conduite de SNC-Lavalin s’est avérée rentable (quoique…), elle n’a pas tendu à la création de valeur partagée entre les sphères économiques et sociétales. Une démarche éthique (impliquant une responsabilité sociétale (RSE)3) doit viser la performance sociétale (plutôt qu’économique).
En résumé
Tout compte fait, cette lecture de l’affaire SNC-Lavalin suggère que le comportement de l’entreprise n’était peut-être pas aussi critiquable que les commentateurs l’ont suggéré, du moins en matière d’efficience et de justice utilitariste.
En revanche, sur le plan éthique, la conduite de SNC-Lavalin n’est guère défendable. Qu’il s’agisse des crises institutionnelles ou politiques causées par l’entreprise ou par l’attitude de ses dirigeants, ces comportements, bien qu’efficients et justes, n’étaient pas éthiques et moraux. C’est sans doute ce dernier aspect qui a le plus heurté l’opinion publique et qui a été la source des réactions si dures à l’encontre de l’entreprise. Faut-il s’étonner alors que la culture d’intégrité qui valorise les entreprises et leur permet de donner corps à leur RSE soit devenue fondamentale dans la gouvernance des grandes entreprises?
Tout débat sur la conduite d’une entreprise et sa responsabilité implique une discussion sur l’éthique. L’éthique ne s’arrête pas à la légalité! La finalité économique des entreprises ne peut tout justifier, la RSE le rappelle (comme les doctrines économiques socialistes du XIXe siècle l’avaient déjà fait4). D’ailleurs, les dirigeants des grandes entreprises doivent comprendre le message fort de l’affaire SNC-Lavalin: la finalité d’une entreprise n’est plus aujourd’hui l’économie elle-même, mais le développement humain5.
1 En plus de celle sur l’éthique des contrats publics, les interrogations sur les plans constitutionnels et politiques sont riches et nombreuses: les garanties de l’état de droit, le statut du procureur général, l’indépendance judiciaire… ↩
2 Certains des développements de ce billet ont été présentés lors de la table ronde «L’affaire SNC-Lavalin, crise politique ou crise institutionnelle?», qui a eu lieu à la Faculté de droit de l’Université Laval le 26 mars 2019 et était organisée par le Centre d’études en droit économique (CÉDÉ) et le Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ). Je remercie MM. Patrick Taillon, Antoine Pellerin et Simon Pierre Hemle Djob Sotong pour leurs échanges, qui ont enrichi le contenu de ce billet. ↩
3 Sur les liens entre RSE et éthique: Éthique et responsabilité sociale, mélanges en l’honneur de Michel Joras, F. De Bry et al. (dir.), éditions EMS, 2010. ↩
4 H. Denis, Histoire de la pensée économique, PUF, 2008, aux p. 355 et s. ↩
5 A. De Lastic, Qu’est-ce que l’entreprise?, Librairie philosophique Vrin, 2015, aux p.73 et s. ↩
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