Droit, entreprise et citoyen
Publié le 8 novembre 2017 | Par Ivan Tchotourian
Responsabilité sociale: nobles intentions ou coup de pub?
Fondée en 1792, et seconde plus vieille institution financière américaine, la banque d’affaires State Street est l’objet d’une saga dont elle se serait bien passée1. Le cas est intéressant: il rappelle l’ambiguïté de la notion de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et les sérieux doutes entourant la sincérité de certaines démarches volontaires dans ce domaine.
Au début, de nobles intentions?
Le 7 mars 2017, à New York, une statue de bronze commandée par les conseillers de State Street a été installée à grand renfort de publicité dans le quartier financier de Wall Street, face au fameux Charging Bull, situé au Bowling Green Park. Réalisée par la sculptrice américaine Kristen Visbal, l’œuvre intitulée Fearless Girl représente une fillette sans peur qui semble défier le fameux taureau de Wall Street.
Par cette initiative, State Street a voulu rappeler l’importance de la parité des sexes au travail en encourageant les entreprises à nommer plus de femmes au sein de leur conseil d’administration. On peut d’ailleurs lire le message suivant sur une plaque située au bas de la statue: «Know the power of women in leadership. SHE makes a difference». D’abord autorisée par la ville à demeurer sur place 1 semaine, puis 30 jours, Fearless Girl va continuer de défier le taureau au moins jusqu’en février 2018.
Dès le départ, l’initiative de State Street n’a pas fait l’unanimité. Certains y ont essentiellement vu une forme de publicité. Malgré cela, elle a donné à la banque d’affaires l’image d’une entreprise ouverte à la problématique de la faible représentation des femmes dans les conseils d’administration, souhaitant que ces dernières y occupent enfin une juste place.
La responsabilité sociale, c’est quoi?
Ce faisant, State Street s’inscrit dans une démarche qu’on pourrait qualifier de RSE. Et elle n’est pas la seule à afficher un tel comportement. À l’heure actuelle, bon nombre d’entreprises se lancent dans des démarches pour être, ou paraître, responsables sur les plans environnemental et social. Toutefois, au regard de leurs efforts, une interrogation sérieuse demeure: la multiplication des pratiques de RSE est-elle le signe d’un virage réel vers un modèle plus transparent, plus responsable et plus durable dans le comportement des entreprises? Ou s’agit-il d’un mirage destiné à répondre à moindre coût à des pressions externes?
De fait, la RSE implique, de la part des entreprises, une prise en compte dans leur calcul économique des effets externes négatifs qu’elles peuvent engendrer pour la société dans son ensemble.
En ce qui concerne les démarches de RSE utilisées comme outil de communication institutionnelle et de marketing social –et les exemples abondent en ce sens–, une crainte tout à fait légitime apparaît: que ces mesures se trouvent alors instrumentalisées et mises au service d’une entreprise qui ne porte pas les valeurs qu’elle dit promouvoir, mais les adopte en apparence à des fins lucratives… Objectif fort éloigné de la vertu qui devrait présider toute approche sincère et authentique de RSE.
Ainsi, avec Fearless Girl, la RSE n’a-t-elle pas été utilisée comme un simple outil de communication institutionnelle et de marketing social par State Street? Peut-on aller jusqu’à dire qu’il s’agit de womanwashing2? D’autant plus que des analystes marketing ont établi à plus de 7 M$ les retombées financières de la publicité associée à cette initiative!
Prêcher par l’exemple?
Mais l’affaire va plus loin, et State Street se retrouve dans une drôle de posture. Début octobre, la société a accepté un arrangement avec le département du Travail américain pour mettre fin à une poursuite intentée contre elle. Les termes de cet arrangement sont simples: si la banque accepte de verser une somme totale de 5 M$ à plus de 300 de ses salariés, le gouvernement accepte d’abandonner les poursuites judiciaires intentées contre elle.
Que reprochait-on à State Street? Non seulement d’avoir été à l’origine de discriminations salariales à l’endroit des directrices générales, des vice-présidentes et des vice-présidentes seniors par rapport aux hommes occupant des postes similaires; mais encore d’avoir moins rémunéré les vice-présidents de couleur noire que leurs collègues de type caucasien placés à un échelon similaire, le tout pendant plusieurs années. L’audit, effectué en 2012 par le département du Travail des États-Unis, révèle ainsi la vraie nature des pratiques de rémunération d’une entreprise qui a pourtant porté la cause féminine sur la place publique!
Le droit à la rescousse
Pour qu’il y ait RSE, il doit y avoir un réel effort des entreprises pour incarner les valeurs rattachées à ce concept. Selon le guide en la matière produit par Industrie Canada, en 2014, «quelle que soit l’étiquette apposée à la RSE, il importe avant tout d’intégrer les considérations d’ordre social, environnemental et économique aux valeurs de base d’une entreprise, à sa culture, à son processus décisionnel, à sa stratégie et à ses activités»3. D’ailleurs, les entreprises ont intérêt à adopter de telles démarches: les études démontrent que celles faisant preuve de responsabilité sociale améliorent leur santé financière. La prise en compte des intérêts d’autres intervenants aurait un effet positif sur la réputation à long terme, les relations de travail, l’accès au crédit, la perception des produits ainsi que sur la loyauté des clients et des fournisseurs.
Clairement, même si State Street a su afficher stratégiquement sa volonté de mettre de l’avant certaines pratiques de RSE, elle se trouve loin de son intégration multidimensionnelle, pourtant indispensable. Parions toutefois qu’elle n’est pas la seule…
Il n’est pas question ici de remettre en cause la dimension volontaire de la RSE, qui est essentielle en ce domaine, bien au-delà de la réglementation4.Il s’agit simplement de souligner la prudence qui doit être de mise lorsqu’on parle de RSE5. À ce propos, une question fondamentale se pose, comme l’avait relevé l’Assemblée nationale du Québec en 20026: Dans quelle mesure l’État doit-il intervenir en matière de RSE? Si la réponse est complexe, j’oserai affirmer une chose: la RSE appelle peut-être aujourd’hui le maintien de l’intervention du droit dans sa gestion pour l’ancrer de manière saine et définitive dans les comportements économiques.
1 (Jordyn Holman, «Bank Behind Fearless Girl Statue Settles Gender Pay Dispute», Bloomberg, 5 octobre 2017) ↩
2 On définit le greenwashing comme le fait de dépenser des ressources pour publiciser une supposée caractéristique écologique ou sociale d’une entreprise sans que cela puisse être vérifié par un tiers ou comme une pratique de communication mensongère en matière environnementale ou sociale. ↩
3 Industrie Canada, Responsabilité sociale des entreprises: Guide mise en œuvre à l’intention des entreprises canadiennes, 2014 ↩
4 France stratégie, «Responsabilité sociale des entreprises et compétitivité: Évaluation et approche stratégique», S. Benhamou et M.-A. Diaye (dir.) en collaboration avec P. Crifo, janvier 2016. ↩
5 La prudence s’impose d’autant que des études ont établi que le greenwashing peut constituer une stratégie rentable à court terme pour les entreprises (M. Delmas, D. Etzion et N. Nairn-Birch, «Triangulating environmental performance: What do corporate social responsibility ratings really capture?», Academy of Management Perspectives, 2013, vol. 27, no 3, p. 255). ↩
6 Assemblée nationale, Québec, Responsabilité sociale des entreprises et investissement responsable: document de consultation, Commission des finances publiques, mai 2002. ↩
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