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Les classes moyennes, cibles de choix

Le ministre des Finances Joe Oliver proposera dans le prochain budget fédéral, déposé en avril 2015, une mesure de partage du revenu dont le coût est estimé à 2 milliards et qui profitera aux ménages à revenus moyens gagnant jusqu’à 120 000$ par année. Cette somme a frappé l’imagination et a suscité bien des réactions. 

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Le Premier ministre du Canada Stephen Harper en discussion avec le ministre des Finances Joe Oliver.
Photo cabinet du Premier ministre

Deux questions se posent. Un ménage fait-il encore partie des classes moyennes avec 120 000$ de revenus totaux? Plus largement, comment expliquer ce regain d’intérêt pour les classes moyennes dans les discours et les programmes politiques, tant au Canada, aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde? 

Comment définit-on les classes moyennes?
Pour répondre à la première question, il faut rappeler comment sont caractérisées les classes moyennes à partir du revenu des ménages. La mesure la plus courante, qui sert aussi à faire des comparaisons dans le temps et des comparaisons internationales, consiste en un calcul simple à partir de la médiane des revenus (soit le point milieu de la distribution des revenus). Feront partie des classes moyennes les ménages situés entre 75% et 150% de la médiane. La frontière supérieure est plus éloignée à cause de l’asymétrie des revenus à droite de la courbe (les revenus s’étirent vers le haut sur une longue distance…). 

Puisqu’il est question de partage des revenus entre conjoints dans le budget fédéral de 2015, on retiendra les ménages comptant 2 personnes ou plus. La médiane des revenus totaux bruts au Canada d’après Statistique Canada et citée par le ministre Oliver est de 82 100$ (un peu plus élevée dans l’ouest du pays, un peu moins au Québec). Feront donc partie des classes moyennes canadiennes les ménages gagnant entre 61 575$ et 123 150$, soit environ 54% des ménages comptant 2 personnes ou plus. 

Le chiffre avancé de 120 000$ était donc juste, mais il représente la limite supérieure des classes moyennes, soit 2 revenus de disons 60 000$, ce qui n’est pas rare. Les ménages gagnant autour de 120 000$ sont certes à l’aise, mais ils ne peuvent quand même pas être considérés comme étant «riches». Toutefois, force est de constater que la majorité des ménages de classes moyennes gagnent beaucoup moins au sein de la fourchette mentionnée plus haut. 

Les revenus de marché, source d’inquiétude
Passons maintenant à l’examen de la seconde question: pourquoi cette attention accordée aux classes moyennes, manifestement à des fins électoralistes? Parce que les mesures proposées et les messages diffusés touchent des cordes sensibles pour plusieurs bonnes raisons. 

La 1re raison tient au fait que la croissance des revenus de marché –salaires, revenus autonomes et revenus de placement– a fortement ralenti. L’épargne rapporte moins, et la croissance économique est faible dans les pays développés, ce qui se traduit par des augmentations de salaires moindres. Seuls les ménages très riches –le décile supérieur et, surtout, le fameux 1% au sommet– ont accaparé une bonne part des hausses de revenus dans nos sociétés depuis une dizaine d’années. L’épargne rapporte peu aux retraités, et leur fonds de retraite est très souvent sous capitalisé, comme on le sait. 

Dans ce contexte, la fiscalité pèse lourd et toute augmentation de tarifs ou d’impôts est moins bien acceptée et plus difficilement perçue qu’à l’époque des années 1950-1980, alors que les impôts croissaient parallèlement aux revenus gagnés. Or, les travaux que j’ai menés en 2010 sur les classes moyennes au Québec, puis ceux de l’équipe de Luc Godbout de l’Université de Sherbrooke en 2014, ont montré que la fiscalité et la redistribution par l’État avaient favorisé le maintien et même la croissance du niveau de vie des ménages de ces classes, alors qu’ils auraient autrement perdu du terrain sur la seule base des revenus de marché1. Changer les règles fiscales en ciblant les classes moyennes sera donc bien perçu par ces ménages qui s’estiment coincés par la faible croissance de leurs revenus. 

Une autre raison, qui relève cette fois de l’analyse sociologique très classique, doit être avancée pour expliquer la portée symbolique des discours et des politiques proposées qui cible les ménages du centre: l’extension grandissante des aspirations au bien-être, phénomène typique des classes moyennes, qui est perçue comme étant non satisfaite et parfois menacée dans le contexte de faible croissance économique. 

Le paradoxe des aspirations croissantes
Les ménages situés au bas de l’échelle sociale ressentent des privations, sont souvent en mode survie, et leurs membres limitent leurs aspirations à consommer. L’expression «Ce n’est pas pour nous» résume le mieux leur discours. Les ménages riches, de leur côté, peuvent satisfaire leurs aspirations et sont peu contraints. Par contre, ceux situés au centre développent des aspirations à consommer qui dépassent souvent les possibilités objectives de les satisfaire, entraînant de la frustration. Ce phénomène a bien été perçu par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (que je cite souvent dans ces billets!) et il a été mis en évidence empiriquement par l’école française de sociologie dans les travaux classiques de Émile Durkheim et de Maurice Halbwachs. 

Plusieurs raisons expliquent la croissance des aspirations, plus marquée au sein des classes moyennes. Tout d’abord, la comparaison avec autrui. Ma belle-sœur et ma voisine qui ont à peu près le même revenu que moi vont une semaine à Cuba l’hiver, pourquoi pas moi? Autre raison: l’habitude. Les ménages adoptent un train de vie donné, ajustent leurs comportements de consommation, puis développent de nouvelles aspirations, largement encouragées par la publicité et l’offre sans cesse renouvelée du système de production. La télé plasma ou le Iphone nouvelle génération sont bien attirants, même si ceux que je possède déjà sont encore satisfaisants. Et pourquoi ne pas changer mon auto, même si elle roule encore très bien? 

Bref, les aspirations sont largement bloquées à la base dans les ménages démunis et à revenus modestes –on parle dans leur cas de rêve, par définition non accessible, et non pas d’aspirations. Et même si elles peuvent être satisfaites chez les 20% des ménages les plus riches, ce n’est pas toujours le cas au sein des classes moyennes pour qui elles restent dans l’ordre du possible, mais avec des contraintes qui peuvent engendrer de la frustration. 

Décalage entre perception et réalité
Il existe par ailleurs un décalage entre le sentiment d’appartenir aux classes moyennes –partagé par une large majorité de ménages– et les possibilités objectives de consommer comme membre de ces mêmes classes. En effet, le nombre de personnes qui estiment faire partie de la moyenne est beaucoup plus élevé que le nombre de personnes qui en font réellement partie, selon les statistiques objectives du revenu telles que rapportées plus haut. 

Ainsi, près de 3 personnes sur 4 avancent qu’elles appartiennent aux classes moyennes lorsqu’on les interroge sur leur sentiment d’appartenance, alors qu’environ la moitié d’entre elles ont effectivement accès au niveau de vie typique de ces mêmes classes moyennes. Bien des ménages de conditions modestes se classent spontanément au centre. Ainsi, une majorité des Américains se placent au sein des classes moyennes alors que le rêve américain leur est de moins en moins accessible. Il en va de même dans la France contemporaine. 

Il n’est donc pas surprenant que plusieurs personnes qui se situent à la frontière inférieure des classes moyennes développent elles aussi des aspirations caractérisant la classe à laquelle elles estiment appartenir. 

Des discours porteurs
Les discours qui s’adressent aux classes moyennes sont donc très porteurs, et ce n’est pas pour rien que le ministre Oliver promet des allègements fiscaux à ces ménages, que le chef du parti libéral Justin Trudeau en a fait son cheval de bataille et que le président Obama s’est engagé dans cette voie. 

Les classes moyennes, de par les caractéristiques de leurs ménages, sont le lieu par excellence d’aspirations toujours plus élevées à satisfaire. De leurs côtés, bien des ménages qui en sont exclus s’identifient tout de même à ces dernières sans vraiment avoir les moyens d’en suivre le train de vie. Cela fait bien du monde! Toute proposition de politiques susceptibles de les favoriser rencontrera des oreilles attentives. Et bien des votes potentiels aux prochaines élections…

1 Voir ici et ici les billets précédents publiés sur la place des classes moyennes au Québec.

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  1. Publié le 5 mars 2015 | Par Pierre Delagrave

    Bon article et blogue riche en contenu.

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