Regards sur la société
Publié le 25 février 2013 | Par Simon Langlois
Tocqueville nous parle encore
Alexis de Tocqueville (1805-1855) est redevenu un auteur incontournable, pertinent à lire pour comprendre notre époque. Mes étudiants en sociologie découvrent en lui un grand sociologue qui leur parle, un penseur lu comme s’il était leur contemporain bien que né il y a plus de 2 siècles. Son style élégant séduit encore –il écrit à la façon des grands auteurs du 18e siècle–, mais c’est surtout sa pensée qui reste d’une actualité étonnante. On lui doit des analyses encore parlantes sur la société de consommation, les inégalités, le sentiment de justice, «l’intérêt bien entendu», la démocratie, la tyrannie de la majorité, l’État providence, l’économie. Il a même écrit des pages fascinantes sur le Québec –alors appelé le Bas-Canada– qu’il a visité à l’âge de 25 ans1. Voici une démonstration que ce penseur peut encore apporter sa contribution aux débats actuels: Le Devoir publiait samedi (le 23 février 2013) un long texte intitulé «Tocqueville au Sommet sur l’enseignement, entre soupirs et inquiétudes».
Une place pour les idées et sentiments
Tocqueville propose une sociologie originale de l’action. «L’homme n’a pas que des intérêts; il a aussi des idées et des sentiments». Cette phrase résume à elle seule la conception que se fait Tocqueville de l’action humaine en société. Les travaux novateurs en sociologie, science politique et science économique prennent maintenant en compte, dans l’élaboration des modèles explicatifs, cette idée importante que les raisons d’agir sont multiples et diverses. L’être humain poursuit son intérêt (cet axiome est au cœur de la science économique), mais les sociologues ajoutent de leur côté qu’il agit aussi pour d’autres raisons bien dégagées par Tocqueville et, après lui, par Max Weber, qui s’étendent aux idées et aux sentiments.
Des exemples
Cet axiome de Tocqueville peut s’illustrer dans les sphères de la consommation et de la politique. Certains consommateurs regardent les prix des objets dans les dépliants publicitaires distribués chaque semaine. L’attention aux prix est l’une des stratégies de marketing privilégiées par les grandes chaînes de magasins comme Winners ou Walmart, on le sait. L’humain agit alors par intérêt au sens économique classique. Par contre, d’autres consommateurs achètent équitable, en payant plus cher le café, le chocolat ou les bananes, par conviction, par sentiment, ou encore achètent bio pour éviter de consommer des pesticides. Les idées et connaissances sur l’alimentation prédominent dans ce cas alors que l’attention au prix domine dans le précédent. En politique, on voit également que bien des personnes ont voté NPD aux élections fédérales canadiennes de 2011 par sentiment (attachement à la personne de Jack Layton) et, d’autres, par sympathie pour les idées défendues par ce parti.
Les raisons d’agir ne sont pas par ailleurs unidimensionnelles et elles se combinent de bien des manières. Ainsi, la difficile pénétration de la consommation bio tient aux prix plus élevés des produits et les personnes convaincues ou sensibles à la cause acceptent de payer ce supplément.
Les paradoxes de la vie en société
Rien n’est simple en société. Tocqueville en rend bien compte en analysant finement plusieurs paradoxes. Relisons l’une de ses phrases les plus célèbres: «Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande» (De la démocratie en Amérique, tome II, chapitre XIII).
La consommation ostentatoire des super riches se donne à voir comme un spectacle, une consommation inaccessible au commun des mortels. Pensons au domaine de Céline Dion en Floride ou à celui de la famille Desmarais à Sagard, au voyage dans l’espace de Guy Laliberté ou encore aux robes des stars à la cérémonie des Oscars. Par contre, la piscine du voisin ou son voyage annuel à Cuba soulèvent l’envie de certains et ces consommations attisent la convoitise bien davantage que le domaine de Sagard. Pourquoi? Parce qu’elles paraissent accessibles mais, pour diverses raisons, à la limite des moyens financiers nécessaires pour les satisfaire. Elles sont en fait des aspirations et non plus des rêves lointains qui, par définition, sont hors de portée. La sociologie tocquevillienne aide à comprendre ce paradoxe de la privation relative.
Il en va de même pour d’autres phénomènes sociaux comme la violence faite aux personnes ou les inégalités entre les femmes et les hommes: lorsque la situation en société s’améliore, on est davantage sensible aux problèmes qui persistent.
Consommer, passion de la classe moyenne
Tocqueville a entrevu il y a plus de 200 ans bien des traits typiques de la société de consommation. «La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne; elle grandit et s’étend avec cette classe; elle devient prépondérante avec elle», écrit-il dans De la démocratie en Amérique, tome II, chapitre 10, p. 517. Il est l’un des premiers à avoir clairement entrevu l’appétit de consommer et la recherche du bien-être avec le support des biens et des services marchands. Il avait découvert aux États-Unis que la recherche du bonheur (pursuit of happiness) était l’un des objectifs nationaux inscrits dans la constitution et que celle-ci passait notamment par la consommation de biens, une tendance qui allait se répandre ailleurs dans le monde comme on le sait.
Par contre, en bon sociologue, Tocqueville avait aussi bien perçu l’envers de la médaille, l’effet inattendu de cette quête du bonheur matériel, tant sur le plan individuel (il doutait que cette quête de biens matériels apporterait réellement le bonheur, alimentant plutôt la croissante des attentes) que sur le plan collectif (la poursuite de gains matériels individuels toujours plus étendus menaçant la cohésion sociale, dirions-nous à notre époque).
La place de l’individu
La pensée de Tocqueville est importante pour une autre raison. Mieux que tout autre, il a bien vu la montée de l’individualisme –«ce mot que nous avons formé pour notre usage», écrit-il– si typique de nos sociétés. Tocqueville précise: «L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme».
La sociologie contemporaine a redonné ses lettres de noblesse à l’individu, ce qui explique aussi que cette discipline lui reconnaisse un rôle actif dans les modèles explicatifs après des années d’insistance sur la pesanteur de structures et les effets de domination. Tocqueville n’est pas étranger à cette réorientation. Les meilleures analyses posent que l’autonomie de l’être humain est un fait irrécusable. «Certes, il se meut toujours à l’intérieur d’un univers de contraintes. Mais ces contraintes ne peuvent sans abus de langage être dites déterminantes. Elles représentent des paramètres, jamais des causes efficientes de l’action humaine» (Raymond Boudon, Croire et savoir. Penser le politique, le moral et le religieux, 2012, p. 13). J’ai aussi traité la question dans le billet «Travail professionnel et individualisme».
Tocqueville revient
La réception d’un auteur change avec le temps. Les traits de notre époque nous amènent à le relire différemment, à voir comment il nous parle encore, mais ces mêmes traits nous donnent aussi des raisons de nous désintéresser de certains auteurs. Qui relit Anatole France ou Lionel Groulx? Rien de tel pour Alexis de Tocqueville, comme le montre le grand intérêt que suscitent sa pensée et ses travaux. Tocqueville est un auteur inspirant au-delà de certaines lectures forcément datées qu’il propose, à condition de se référer à ses intentions, comme l’illustrent le nombre croissant d’ouvrages qui lui sont consacrés. Un grand quotidien parisien titrait il y a quelque temps: «Sartre s’éloigne», montrant comment de larges pans de sa pensée parlaient moins aux gens de notre époque. Si Sartre s’éloigne, pour sa part, Tocqueville revient.
1 Simon Langlois, «Tocqueville, un sociologue au Bas-Canada», The Tocqueville Review/La revue Tocqueville, volume XXVII, numéro 2, 2006, p. 552-573 ↩
Publié le 26 février 2013 | Par Simon Langlois
Publié le 26 février 2013 | Par Rémy Auclair
Vous avez bien raison. En lisant et relisant Tocqueville on a le sentiment qu'il est notre contemporain. Il a marqué les sciences sociales bien avant leur institutionnalisation et il les marque encore aujourd'hui.
Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.
commentez ce billet