Droit, entreprise et citoyen
Publié le 12 mars 2014 | Par Ivan Tchotourian
Investissement socialement responsable: qu’en dit le droit?
Une étude parue en février montre que 20% des actifs sous gestion au Canada sont maintenant constitués par des investissements socialement responsables (ISR). Or ces investissements, qui prennent en compte des critères sociaux, éthiques ou environnementaux, ne font pas encore l’objet de positions juridiques claires. Par exemple, les gestionnaires de fonds de mon régime de retraite pourraient-ils être tenus légalement responsables de mauvais rendements associés à leur décision de réaliser des ISR? Le droit économique semble cultiver l’ambiguïté sur cette question, même si de plus en plus de juristes s’y intéressent.
La position illisible du droit
Les choix décisionnels et stratégiques qu’implique la mise en œuvre de l’ISR ne sont pas sans poser de multiples problèmes. Lorsqu’ils sont faits par des acteurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance, fonds d’investissement spéculatifs…), ces choix peuvent aller à l’encontre d’une tendance quasi naturelle de nombre d’acteurs de marchés (entreprises, établissements financiers, gestionnaires de portefeuilles…) qui s’en tiennent normalement à une logique financière et économique à court terme. Des heurts sont inévitables face auxquels le droit offre peu de balises.
Au niveau microjuridique, un fiduciaire gestionnaire de portefeuilles peut-il prendre une décision d’investissement socialement responsable sans encourir un risque sérieux de responsabilité? De même, un investisseur institutionnel gérant les fonds de particuliers dispose-t-il de la latitude suffisante pour encourager une politique ISR au sein des entreprises dans lesquelles il a investi (par l’entremise d’une politique d’engagement, d’un activisme, de l’exercice de son vote…)?
Au niveau macrojuridique, la réponse aux incertitudes tenant à l’inscription des choix ISR dans la gouvernance d’entreprise contemporaine (celle des entreprises classiques, mais aussi des investisseurs institutionnels) demeure incertaine. En d’autres termes, les administrateurs peuvent-ils intégrer, dans une décision d’investissement, une politique socialement responsable sans violer parallèlement leurs devoirs?
Des poursuites possibles?
Alors que ces zones d’ombre ont peu d’intérêt lorsque l’investissement réalisé produit des gains, il en va différemment dans le cas où des pertes surviennent ou lorsqu’un rendement est plus faible qu’escompté –par rapport à un placement plus traditionnel, par exemple. Une interrogation est alors sur toutes les lèvres: la personne ayant décidé ou appuyé une décision socialement responsable s’expose-t-elle à un recours judiciaire1?
Ces questions sont nouvelles en droit, comme le notait un chercheur du Centre d’études en droit économique (CEDE) en 20112. De façon peu satisfaisante à mon sens, il tirait la conclusion suivante à propos de la possibilité pour les caisses de retraite québécoises d’investir de façon socialement responsable: «[…] grâce à une analyse de la manière dont la responsabilité […] peut être engagée, l’auteur en arrive à des conclusions mitigées en fonction des différents types d’ISR. […] Toutefois, même si la poursuite d’un comité de retraite pour ses fautes en matière d’investissement semble ardue, elle reste tout à fait possible.»
Le Canada et le Québec ne sont pas les seuls territoires où la légalité de la pratique ISR soulève de vives discussions et inquiétudes tant de la part des professionnels de la finance que des investisseurs institutionnels et des entreprises elles-mêmes. Il suffit de citer la France qui, malgré une loi ambitieuse, cultive l’incertitude3.
Les mots rassurants du rapport commandé par les Nations unies au milieu des années 2000 semblent déjà loin. Rappelons que le cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer avait conclu son étude en notant: «The duty to act in the interests of the beneficiaries means that no investment decision should be made solely in the interests of or to give effect to the personal views of the decision-maker. However, a decision-maker may integrate ESG (NDLR: critères sociaux, éthiques ou environnementaux) considerations into an investment decision to give effect to the views of the beneficiaries in relation to matters beyond financial return»4.
Une perspective qui reste à clarifier
L’ISR apporte à la finance, qui serait en retard sur l’évolution du monde selon certains5, une perspective qui lui fait défaut et qu’il convient d’encourager tant elle est différente, intéressante et enrichissante. Or, dans un tel débat, les juristes doivent participer à la réflexion et apporter des réponses claires aux incertitudes actuelles notamment quant à la légalité d’une démarche de type ISR… permettant de facto que ces investissements poursuivent leur accroissement au Canada6 et ailleurs7. Le rapport de 2011 remis au Ressources humaines et Développement des compétences Canada allait d’ailleurs en ce sens8.
Ne nous y trompons pas: l’enjeu est de taille. En plus des sommes considérables drainées par l’ISR, les auteurs d’un rapport remis au Parlement européen en 2012 faisaient remarquer que «l’ISR est l’un des vecteurs essentiels de l’intégration d’une démarche responsable dans et par les entreprises»9. Rien de moins!
1 Pour approfondir le sujet en lien avec les fonds de pension: Thompson Dorfman Sweatman LLP, «Le cadre législatif et réglementaire de l’entreprise sociale et de la finance sociale au Canada», Rapport préparé à l’intention de Ressources humaines et Développement des compétences Canada, J. Y. Lederman, mars 2011, spéc. p. 28. ↩
2 J. Paradis, «L’investissement socialement responsable: les caisses de retraite québécoises peuvent-elles emboîter le pas?», Revue générale de droit, 2011, Vol. 41, no 2, p. 343-415, spéc. no 8. ↩
3 I. Tchotourian, «Responsabilité sociale et sociétés de gestion d’actifs: feu vert pour la finance ou finance mise au vert?», Blog Dalloz.fr, 6 mars 2012, http://blog.dalloz.fr/2012/03/06/responsabilite-sociale-et-societes-de-gestion-dactifs-feu-vert-pour-la-finance-ou-finance-mise-au-vert/. ↩
4 Freshfields Bruckhaus Deringer, «A Legal framework for the Integration of Environmental, Social and Governance Issues into Institutional Investment», New York/Nairobi, United Nations Environmental Programme Finance Initiative, October 2005, http://www.unepfi.org/fileadmin/documents/freshfields_legal_resp_20051123.pdf, spéc. p. 12. ↩
5 Entrevue avec P. De Woot, «Le monde financier est en retard sur l’évolution du monde», La Libre.be, 17 février 2014. ↩
6 Une étude publiée par l’Association pour l’investissement responsable (AIR) en janvier 2013 indique que les actifs de l’ISR au Canada affichent une croissance dans pratiquement tous les principaux segments de marché et surpassent la croissance du total des actifs sous gestion: http://isresponsable.ca/revue-isr/. ↩
7 Pour les États-Unis, cf. le bilan de The Forum for Sustainable and Responsible Investment: «After eliminating double-counting for assets involved in both strategies, the overall total of SRI assets is $3.74 trillion, a 22-percent increase since year-end 2009.» (US SIF, «2012 Trends Report Executive Summary: 2012 Report on Sustainable and Responsible Investing Trends in the United States», http://www.ussif.org/files/Publications/12_Trends_Exec_Summary.pdf, spéc. p. 11). ↩
8 Pour les changements législatifs préconisés au Canada pour développer la finance sociale: Thompson Dorfman Sweatman LLP, «Le cadre législatif et réglementaire de l’entreprise sociale et de la finance sociale au Canada», Rapport préparé à l’intention de Ressources humaines et Développement des compétences Canada, J. Y. Lederman, mars 2011. ↩
9 J.-P. Dom (dir.), «Responsabilité sociale des entreprises: Initiatives et instruments de niveau européen capables d’améliorer l’efficience juridique dans le champ de la responsabilité sociale des entreprises», Parlement européen, Direction générale des politiques internes, Affaires juridiques, Étude, PE 462.464, 2012, spéc. p. 103. ↩
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