Droits de la personne et démocratie
Publié le 4 octobre 2017 | Par Louis-Philippe Lampron
Confusion sur le principe de neutralité religieuse
On parle très souvent de laïcité ou de neutralité religieuse des agents de l’État dans les débats concernant la place de la religion dans l’espace public québécois, et ce, de manière accrue depuis la proposition de Charte des valeurs québécoises, en 2012. D’un point de vue juridique, ces principes soulèvent un ensemble de questions et de flous jurisprudentiels sur lesquels un projet de loi «favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État» aurait dû apporter un éclairage aussi utile qu’attendu. Malheureusement, non seulement le projet de loi no 62 ne facilite pas la résolution de ces questions, mais il contribue plutôt à entretenir la confusion sur les limites du principe de neutralité religieuse.
Séparer les sphères de pouvoir
La laïcité et la neutralité religieuse de l’État sont des principes juridiques qui, selon l’interprétation qu’on leur donne, peuvent avoir exactement la même signification. Il s’agit en effet de 2 manières de désigner l’ensemble des règles qui régissent le choix politique de séparer les sphères de pouvoir étatique et religieux.
Au Québec, le terme «laïcité» renvoie plus instinctivement au modèle français de gestion de la diversité culturelle et religieuse, plus restrictif que le modèle canadien en ce qui concerne l’expression des convictions religieuses des agents de l’État. Malgré ce réflexe bien compréhensible, une chose reste: l’état actuel du droit canadien et québécois prévoit le respect du principe de laïcité des institutions publiques (il s’agira alors d’une laïcité dite «ouverte»).
En ce qui concerne la place de la religion dans l’espace public québécois et canadien, les pluralistes et les tenants d’une laïcité stricte s’entendent donc sur l’importance de séparer le religieux des affaires de l’État. Le conflit qui les oppose1 a surtout à voir avec l’étanchéité de la frontière qui doit séparer ces 2 sphères de pouvoir.
Essentiellement, les désaccords portent sur:
1) la portée du devoir de réserve qu’on attend des fonctionnaires et des employés de l’État;
2) la caractérisation des pratiques, des coutumes et de symboles issus du dogme religieux de la majorité qui, en vertu de leur valeur historique ou patrimoniale, pourraient demeurer présents dans l’espace public (par exemple, les célébrations associées aux fêtes de Pâques et de Noël ou la présence d’un crucifix sur un des murs du Salon bleu de l’Assemblée nationale).
Pas de balises supplémentaires
Je le soulignais dans mon précédent billet, le projet de loi no 62 se borne essentiellement à intégrer dans un texte de loi les règles que les tribunaux canadiens ont déjà fixées en ce qui concerne la neutralité religieuse de l’État. Il s’agit par ailleurs de règles ayant une valeur constitutionnelle en ce qu’elles découlent de la mise en œuvre de la liberté de conscience et de religion, protégée par l’article 2a de la Charte canadienne des droits et libertés.
Le projet de loi no 62 consacre donc l’approche au cas par cas qui est actuellement prévue pour trancher des litiges concernant les 2 axes du débat décrits au paragraphe précédent. Autrement formulé: le législateur renvoie à l’interprétation de la neutralité religieuse de l’État qui a été fournie par la Cour suprême du Canada et n’offre pas de balises supplémentaires permettant d’éclairer les décideurs en cas de litige. Les portions du projet de loi no 62 consacrées à la neutralité religieuse de l’État étant libellées de manière large et imprécise, il est clair qu’elles seront interprétées conformément à la jurisprudence constitutionnelle sur cette question et ne posent donc pas de risque de contestation.
Mais au-delà du statu quo qu’il souhaite consacrer, le projet de loi no 62 contient une faille importante, susceptible d’entretenir une certaine confusion dans l’esprit du public et des décideurs publics quant à la portée du principe de neutralité religieuse de l’État: ses articles 9 et 10 abordent, de manière indifférenciée, l’accommodement potentiel de convictions religieuses des fonctionnaires et des bénéficiaires de services publics.
On le voit notamment en France, il existe actuellement une certaine tendance à transformer le principe juridique de laïcité en une valeur susceptible d’être invoquée à l’ensemble des justiciables présents sur le territoire, indépendamment de leur lien de rattachement à l’appareil gouvernemental2. Or, comme on vient de le voir, le socle commun aux différentes conceptions de la laïcité a pour objet d’assurer que le religieux soit séparé des affaires de l’État. La reconnaissance de ce socle commun implique donc que le principe juridique de laïcité (ou de neutralité religieuse de l’État) ne puisse valablement être invoqué pour limiter l’expression de convictions religieuses qu’à l’encontre de fonctionnaires ou d’agents de l’État lorsqu’ils sont sur leur lieu de travail.
Pour fonctionnaires seulement
Dans l’état actuel du droit constitutionnel québécois et canadien, il est déjà clair que les employés des différents organismes publics ont un certain devoir de réserve en ce qui concerne l’expression de leurs convictions religieuses sur leur lieu de travail, qui les empêche notamment d’exercer leurs fonctions d’une telle manière qu’ils pourraient contraindre d’autres personnes à les respecter –qu’ils s’agissent de collègues de travail ou de bénéficiaires de services publics. Ce devoir de réserve n’existe absolument pas pour les bénéficiaires des services publics qui n’ont aucun lien de rattachement avec l’État.
Ainsi, l’article 9 du projet de loi no 62, qui autorise le port d’un niqab ou d’une burqa lors de la dispense ou de la réception d’un service public (sauf exceptions à être démontrées par l’État), sera nécessairement appliqué de manière différente selon que la demande d’accommodement sera formulée par une fonctionnaire ou une bénéficiaire de services publics.
Dans le même sens, l’article 10 du projet de loi, où l’on trouve les balises permettant à un membre du personnel d’un organisme public d’évaluer la recevabilité d’une demande d’accommodement pour motif religieux, sera également l’objet d’une application différenciée en fonction des caractéristiques du demandeur d’accommodement religieux. Le 3e alinéa, qui prévoit que «l’accommodement demandé ne [doit pas] compromet[tre] le principe de neutralité religieuse de l’État», ne peut ici être invoqué pour rejeter la demande d’un bénéficiaire de services publics.
Ainsi, que le gouvernement québécois ne souhaite rien changer aux règles actuellement applicables au Québec en ce qui concerne la neutralité religieuse de l’État est une chose. Mais encore faudrait-il qu’il respecte l’intitulé de son projet de loi en favorisant réellement cette neutralité plutôt que d’en brouiller davantage les frontières.
***
Ce billet est le 2e d’une série sur la neutralité religieuse. Pour lire le premier billet:
1. Interdiction du voile intégral: un mythe à déboulonner
1 Conflit qui a par ailleurs été cristallisé au Québec, en 2010, par la publication, à quelques semaines d’écart, du Manifeste pour un Québec pluraliste et de la Déclaration des intellectuels pour la laïcité. ↩
2 Voir notamment les débats concernant l’interdiction du port des voiles intégraux dans l’espace public ou l’intégration du principe de laïcité au sein des règlements intérieurs d’entreprises privées. ↩
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