Nous sommes tous actionnaires!
Nouvellement convertis à l'épargne active, les Québécois sont encore peu outillés pour jouer avec les cotes boursières.
Par Gilles Drouin
Au mois de mai dernier, la compagnie Heinz –la multinationale du ketchup– a annoncé qu’elle envisageait la fermeture d’usines afin d’améliorer sa rentabilité. Les profits avaient baissé, mais profits il y avait toujours. Du même souffle, le conseil d’administration de l’entreprise a augmenté les dividendes versés aux actionnaires. Moins de profits, plus de dividendes? Cherchez l’erreur!
Plaire aux actionnaires. Voilà la motivation des dirigeants de Heinz, l’une de ces entreprises condamnées à être toujours plus profitables pour répondre aux attentes de leurs actionnaires. Les méchants actionnaires! Heureusement, vous n’êtes pas de ceux-là. Mais en êtes-vous vraiment sûr?
Que ce soit par la détention directe d’actions, par l’entremise d’un fonds commun de placement (REER ou non), par l’intermédiaire de la caisse de retraite d’un employeur ou encore par la Caisse de dépôt et placement du Québec qui gère, entre autres, la cagnotte de la Régie des rentes du Québec, la plupart des Québécois sont actionnaires d’une multitude d’entreprises. Nous sommes tous des actionnaires, tous des investisseurs.
Du bas de laine à l’action
L’actionnariat est toutefois une réalité collective relativement nouvelle, au Québec. L’épargne à terme et le bas de laine ne sont pas si loin derrière. Nous apprenons à vivre avec cette nouvelle réalité, un peu ballottés entre des valeurs personnelles et le message insistant des institutions financières qui font valoir l’importance, voire l’urgence, de gérer notre patrimoine financier, de préparer notre retraite.
«Il y a 30 ans, les Québécois étaient très réticents à investir à la bourse», rappelle Denis Moffet, professeur à la Faculté des sciences de l’administration. En effet, au cours des trois dernières décennies, ils ont définitivement relégué le bas de laine au folklore. Selon une étude effectuée par la Commission des valeurs mobilières du Québec, de 1977 à 1999, la proportion de Québécois détenant des actions, directement ou par l’intermédiaire d’un fonds commun de placement, est passée de 4% à 31% –actions et fonds représentant des parts à peu près égales. Ce taux s’approche maintenant de ceux des Canadiens (37%) et des Américains (36%).
«Bien des Québécois se sont initiés à la bourse avec le Régime d’épargne actions (REA)», avance Denis Moffet en guise de première explication. Mis en place à la fin des années 1970 par Jacques Parizeau alors qu’il était ministre des Finances du premier gouvernement du Parti Québécois, le REA a aussi permis à des entreprises québécoises d’avoir accès à du capital provenant essentiellement des épargnes des citoyens, ce qui est la base même des entreprises publiques, c’est-à-dire les sociétés cotées en bourse.
«Le programme avait aussi une portée pédagogique», ajoute M. Moffet. Les Québécois francophones ont appris qu’ils pouvaient faire de l’argent en investissant dans autre chose que le dépôt à terme ou l’obligation d’épargne gouvernementale. Ils ont appris qu’ils pouvaient prendre des risques en investissant dans des actions de sociétés inscrites en bourse et dans des fonds communs de placement.
Si cette perspective de réaliser de bons gains a amorcé le mouvement, la possibilité de réduire la dépense fiscale annuelle a poussé un plus grand nombre encore à l’épargne active, et souvent aux investissements dans les fonds de placement. Aujourd’hui, une forte proportion des cotisations au Régime enregistré d’épargne-retraite (REER) prend le chemin des entreprises cotées en bourse.
La création de médias spécialisés dans le domaine financier a aussi alimenté la vague. «Des journaux comme Finance et Les Affaires ont beaucoup contribué au changement de culture», estime Denis Moffet. S’y ajoutent aujourd’hui des émissions spécialisées à la télé, comme Capital actions sur RDI, ou encore le canal Argent. «Tous ces médias témoignent d’un intérêt marqué des Québécois pour la finance, avance le professeur. Ils répondent à une demande.»
Internet a démocratisé l’information financière. N’importe qui peut obtenir très rapidement des renseignements sur des compagnies cotées en bourse. «Avant Internet, remarque M. Moffet, les courtiers en valeurs mobilières avaient un quasi monopole de l’information. Les clients devaient se fier totalement à eux, alors qu’aujourd’hui, ils sont mieux en mesure de poser des questions.»
Actionnaires analphabètes
Beaucoup d’information et plus de détenteurs d’actions. Mais sommes-nous plus compétents en matière d’investissement? «C’est une toute autre histoire», laisse tomber Denis Moffet. Selon lui, pour gérer son portefeuille, il faut de l’intérêt, du temps et un minimum de connaissances. «Il y a toujours un attrait pour le gain facile et rapide, remarque-t-il. Les gens veulent trop souvent le beurre et l’argent du beurre. Ils ne veulent pas prendre de risque. À la bourse, c’est impossible.»
Parmi les indices montrant que les investissements ne se font pas d’une façon optimale: «Les Québécois sont les Canadiens qui ont le plus de droits inutilisés de cotisation à leur REER», rapporte Gilles Bernier, professeur à la Faculté des sciences de l’administration et titulaire de la Chaire d’assurance et de services financiers L’Industrielle-Alliance.
«Il y a des personnes plus actives qui disposent de plus d’information, reconnaît M. Bernier, mais elles ne font pas nécessairement les bons choix.» Par exemple, devant la panoplie des investissements possibles, l’achat d’une résidence jouit d’une belle cote d’amour. «Les gens misent beaucoup sur l’immobilier, constate Gilles Bernier. Plusieurs pensent que la résidence servira à financer leur retraite, mais les tendances démographiques ne sont pas favorables à cette hypothèse.»
En effet, avec le vieillissement de la population, il est opportun de se demander qui, dans 25 ou 30 ans, achètera toutes ces maisons, parfois très luxueuses, qui poussent un peu partout. En outre, une fois la résidence vendue, il faut toujours se loger et une partie du gain sert à payer le nouveau logis, pas à financer les dépenses courantes de la vie à la retraite.
Professeure à l’École de comptabilité de la Faculté des sciences de l’administration, Aurélie Desfleurs doute également de la capacité du grand public à s’y retrouver dans le monde de la finance. «Quelques études montrent que les gens n’ont pas les compétences financières nécessaires pour bien s’occuper seuls de leur portefeuille», mentionne la titulaire de la Chaire Groupe Investors en planification financière.
Aux États-Unis, plus de 50% de la population serait dans cette situation. Au Canada, une étude menée en 2002 par le Groupe financier partenaires Cartier auprès de 4000 Canadiens indique que seulement une personne sur trois obtient la note de passage, soit cinq bonnes réponses sur dix questions relativement simples sur la finance. Un gros 0 a été attribué à 8% des répondants. Même ceux qui se décrivaient eux-mêmes comme connaissant bien la finance ont fait piètre figure. Dans ce groupe, moins d’une personne sur deux (46%) a obtenu la note de passage.
Aurélie Desfleurs a entrepris récemment une recherche afin d’évaluer plus précisément le degré d’alphabétisme financier des Québécois. «La situation est probablement la même ici qu’au Canada et aux États-Unis», prévient-elle. Une étude effectuée en 2001 par la Fédération des ACEF sur la compétence des gens dans la gestion de leurs finances personnelles confirme cette tendance, et y ajoute un élément étonnant: les répondants qui ont obtenu les meilleurs résultats étaient aussi plus nombreux à retenir les services d’un conseiller pour planifier leur retraite. Comme quoi une certaine compétence permet au moins de connaître ses limites.
En 30 ans, les Québécois sont donc devenus des investisseurs, de façon consciente ou non. Ceux qui ont posé consciemment le geste d’acheter des actions ou des fonds communs de placement semblent toutefois un peu brouillons. Aurélie Desfleurs croit que l’individu doit devenir investisseur, prendre en main son avenir financier. «La grande majorité des épargnants devraient toutefois recourir à un professionnel pour les accompagner dans leur choix d’investissement», recommande-t-elle.
Sous surveillance
Comme l’a démontré la série de scandales financiers des dernières années, nous avons intérêt à garder un œil sur nos investissements. Qu’une entreprise soit inscrite en bourse ne garantit jamais que ses pratiques de gestion soient saines, tant au point de vue strictement financier qu’éthique. «Plus vous fermez les yeux et regardez ailleurs, plus vous avez de risques de vous faire flouer, prévient Denis Moffet. En posant des questions, vous maintenez sur le qui-vive les gens qui s’occupent de vos affaires financières, ce qui est essentiel pour éviter les mauvaises surprises.»
«Les gens doivent comprendre qu’ils ont le droit et même le devoir de poser des questions à la direction d’une entreprise dont ils détiennent des actions, ajoute M. Moffet. Mais parfois, ils préfèrent ne pas savoir.»
Certains actionnaires de Heinz veulent toujours plus de profit. D’autres acceptent la rentabilité actuelle et favorisent le maintien des emplois. Certains préfèrent oublier carrément qu’ils sont actionnaires.
***
ACTIONNAIRES RESPONSABLES?
Notre responsabilité se limite-t-elle à faire fructifier notre argent ou doit-on, en plus, le faire en conformité avec nos valeurs personnelles? «Comme investisseur, je dois garder l’œil ouvert, avance Jacques Racine, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses. J’ai une part de la responsabilité, mais pas toute.»
L’investissement éthique n’est pas une nouveauté. «Dès le milieu des années 1920, les Quakers américains se préoccupaient de cette dimension dans leurs investissements», rappelle M. Racine. Ce souci de ne pas investir dans des entreprises qui ne partagent pas leurs valeurs existe toujours chez les congrégations religieuses. Encore aujourd’hui, les congrégations comptent parmi les leaders de ce domaine.
Il s’agit donc de rester vigilant et d’user de son pouvoir d’influence, même comme petit cotisant. La caisse de retraite facilite habituellement cet engagement. Par exemple, pour répondre aux aspirations de leurs participants, les trois caisses de retraite de l’Université Laval se sont dotées de politiques de placement qui tiennent compte de certains critères éthiques. Dans celle des professeurs, on peut notamment lire: « (…) le Comité favorise, à rendement égal et à risque additionnel acceptable, des investissements responsables aux plans social, éthique et environnemental, issus ou réalisés de préférence au Québec et dans la région de Québec.»
Quant à l’investisseur individuel, trois grandes voies s’ouvrent à lui pour satisfaire sa conscience.
Le filtre négatif
L’investissement éthique a longtemps reposé sur l’approche du filtre négatif. «Il s’agit avant tout d’exclure de nos choix d’investissement toutes les entreprises actives dans certains secteurs ou qui ont certaines pratiques», explique Jacques Racine. L’investisseur pourra exclure, par exemple, toutes les entreprises d’armement, de tabac, du pétrole, de l’industrie nucléaire, de la contraception ou d’autres qui misent sur le travail des enfants ou présentent un lourd dossier environnemental. Certains fonds éthiques fonctionnent toujours selon cette approche.
Le filtre positif
L’investisseur éthique et responsable peut aussi utiliser un filtre positif qui consiste à acheter les actions de la meilleure entreprise d’un secteur. Par exemple, il est possible d’acheter la pétrolière qui a le plus gros budget de développement dans le domaine de l’énergie renouvelable. Ou encore une entreprise qui met en pratique la meilleure politique relative aux droits humains ou à la protection environnementale. Sous la pression des actionnaires, entre autres des fonds éthiques et des gestionnaires institutionnels détenant des blocs importants d’actions, l’entreprise peut devenir un modèle qui sera imité par les concurrentes.
L’activisme des actionnaires
Avec les années, plusieurs personnes ont pris conscience qu’elles pouvaient, en tant qu’actionnaires, intervenir auprès de la direction en faveur d’une cause particulière ou pour changer les pratiques au sein de l’entreprise. «C’est la tendance la plus forte au Québec», observe Jacques Racine. Les tireurs isolés ont toutefois peu de chance d’influencer la haute direction. «Cette influence passe nécessairement par un regroupement des forces.» Le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (Medac) d’Yves Michaud est un bon exemple de cette approche.
Mettre de l’éthique dans l’investissement exige un effort supplémentaire. «Il faut aussi tenir compte que tout bouge, ajoute Jacques Racine. Dans les années 1920, investir dans une compagnie de tabac n’avait pas la même signification qu’aujourd’hui, parce qu’à l’époque on ne connaissait pas tous les méfaits de la cigarette. L’investissement éthique fait appel à un éveil continu. Rien n’est jamais réglé.»
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Plaire aux actionnaires. Voilà la motivation des dirigeants de Heinz, l’une de ces entreprises condamnées à être toujours plus profitables pour répondre aux attentes de leurs actionnaires. Les méchants actionnaires! Heureusement, vous n’êtes pas de ceux-là. Mais en êtes-vous vraiment sûr?
Que ce soit par la détention directe d’actions, par l’entremise d’un fonds commun de placement (REER ou non), par l’intermédiaire de la caisse de retraite d’un employeur ou encore par la Caisse de dépôt et placement du Québec qui gère, entre autres, la cagnotte de la Régie des rentes du Québec, la plupart des Québécois sont actionnaires d’une multitude d’entreprises. Nous sommes tous des actionnaires, tous des investisseurs.
Du bas de laine à l’action
L’actionnariat est toutefois une réalité collective relativement nouvelle, au Québec. L’épargne à terme et le bas de laine ne sont pas si loin derrière. Nous apprenons à vivre avec cette nouvelle réalité, un peu ballottés entre des valeurs personnelles et le message insistant des institutions financières qui font valoir l’importance, voire l’urgence, de gérer notre patrimoine financier, de préparer notre retraite.
«Il y a 30 ans, les Québécois étaient très réticents à investir à la bourse», rappelle Denis Moffet, professeur à la Faculté des sciences de l’administration. En effet, au cours des trois dernières décennies, ils ont définitivement relégué le bas de laine au folklore. Selon une étude effectuée par la Commission des valeurs mobilières du Québec, de 1977 à 1999, la proportion de Québécois détenant des actions, directement ou par l’intermédiaire d’un fonds commun de placement, est passée de 4% à 31% –actions et fonds représentant des parts à peu près égales. Ce taux s’approche maintenant de ceux des Canadiens (37%) et des Américains (36%).
«Bien des Québécois se sont initiés à la bourse avec le Régime d’épargne actions (REA)», avance Denis Moffet en guise de première explication. Mis en place à la fin des années 1970 par Jacques Parizeau alors qu’il était ministre des Finances du premier gouvernement du Parti Québécois, le REA a aussi permis à des entreprises québécoises d’avoir accès à du capital provenant essentiellement des épargnes des citoyens, ce qui est la base même des entreprises publiques, c’est-à-dire les sociétés cotées en bourse.
«Le programme avait aussi une portée pédagogique», ajoute M. Moffet. Les Québécois francophones ont appris qu’ils pouvaient faire de l’argent en investissant dans autre chose que le dépôt à terme ou l’obligation d’épargne gouvernementale. Ils ont appris qu’ils pouvaient prendre des risques en investissant dans des actions de sociétés inscrites en bourse et dans des fonds communs de placement.
Si cette perspective de réaliser de bons gains a amorcé le mouvement, la possibilité de réduire la dépense fiscale annuelle a poussé un plus grand nombre encore à l’épargne active, et souvent aux investissements dans les fonds de placement. Aujourd’hui, une forte proportion des cotisations au Régime enregistré d’épargne-retraite (REER) prend le chemin des entreprises cotées en bourse.
La création de médias spécialisés dans le domaine financier a aussi alimenté la vague. «Des journaux comme Finance et Les Affaires ont beaucoup contribué au changement de culture», estime Denis Moffet. S’y ajoutent aujourd’hui des émissions spécialisées à la télé, comme Capital actions sur RDI, ou encore le canal Argent. «Tous ces médias témoignent d’un intérêt marqué des Québécois pour la finance, avance le professeur. Ils répondent à une demande.»
Internet a démocratisé l’information financière. N’importe qui peut obtenir très rapidement des renseignements sur des compagnies cotées en bourse. «Avant Internet, remarque M. Moffet, les courtiers en valeurs mobilières avaient un quasi monopole de l’information. Les clients devaient se fier totalement à eux, alors qu’aujourd’hui, ils sont mieux en mesure de poser des questions.»
Actionnaires analphabètes
Beaucoup d’information et plus de détenteurs d’actions. Mais sommes-nous plus compétents en matière d’investissement? «C’est une toute autre histoire», laisse tomber Denis Moffet. Selon lui, pour gérer son portefeuille, il faut de l’intérêt, du temps et un minimum de connaissances. «Il y a toujours un attrait pour le gain facile et rapide, remarque-t-il. Les gens veulent trop souvent le beurre et l’argent du beurre. Ils ne veulent pas prendre de risque. À la bourse, c’est impossible.»
Parmi les indices montrant que les investissements ne se font pas d’une façon optimale: «Les Québécois sont les Canadiens qui ont le plus de droits inutilisés de cotisation à leur REER», rapporte Gilles Bernier, professeur à la Faculté des sciences de l’administration et titulaire de la Chaire d’assurance et de services financiers L’Industrielle-Alliance.
«Il y a des personnes plus actives qui disposent de plus d’information, reconnaît M. Bernier, mais elles ne font pas nécessairement les bons choix.» Par exemple, devant la panoplie des investissements possibles, l’achat d’une résidence jouit d’une belle cote d’amour. «Les gens misent beaucoup sur l’immobilier, constate Gilles Bernier. Plusieurs pensent que la résidence servira à financer leur retraite, mais les tendances démographiques ne sont pas favorables à cette hypothèse.»
En effet, avec le vieillissement de la population, il est opportun de se demander qui, dans 25 ou 30 ans, achètera toutes ces maisons, parfois très luxueuses, qui poussent un peu partout. En outre, une fois la résidence vendue, il faut toujours se loger et une partie du gain sert à payer le nouveau logis, pas à financer les dépenses courantes de la vie à la retraite.
Professeure à l’École de comptabilité de la Faculté des sciences de l’administration, Aurélie Desfleurs doute également de la capacité du grand public à s’y retrouver dans le monde de la finance. «Quelques études montrent que les gens n’ont pas les compétences financières nécessaires pour bien s’occuper seuls de leur portefeuille», mentionne la titulaire de la Chaire Groupe Investors en planification financière.
Aux États-Unis, plus de 50% de la population serait dans cette situation. Au Canada, une étude menée en 2002 par le Groupe financier partenaires Cartier auprès de 4000 Canadiens indique que seulement une personne sur trois obtient la note de passage, soit cinq bonnes réponses sur dix questions relativement simples sur la finance. Un gros 0 a été attribué à 8% des répondants. Même ceux qui se décrivaient eux-mêmes comme connaissant bien la finance ont fait piètre figure. Dans ce groupe, moins d’une personne sur deux (46%) a obtenu la note de passage.
Aurélie Desfleurs a entrepris récemment une recherche afin d’évaluer plus précisément le degré d’alphabétisme financier des Québécois. «La situation est probablement la même ici qu’au Canada et aux États-Unis», prévient-elle. Une étude effectuée en 2001 par la Fédération des ACEF sur la compétence des gens dans la gestion de leurs finances personnelles confirme cette tendance, et y ajoute un élément étonnant: les répondants qui ont obtenu les meilleurs résultats étaient aussi plus nombreux à retenir les services d’un conseiller pour planifier leur retraite. Comme quoi une certaine compétence permet au moins de connaître ses limites.
En 30 ans, les Québécois sont donc devenus des investisseurs, de façon consciente ou non. Ceux qui ont posé consciemment le geste d’acheter des actions ou des fonds communs de placement semblent toutefois un peu brouillons. Aurélie Desfleurs croit que l’individu doit devenir investisseur, prendre en main son avenir financier. «La grande majorité des épargnants devraient toutefois recourir à un professionnel pour les accompagner dans leur choix d’investissement», recommande-t-elle.
Sous surveillance
Comme l’a démontré la série de scandales financiers des dernières années, nous avons intérêt à garder un œil sur nos investissements. Qu’une entreprise soit inscrite en bourse ne garantit jamais que ses pratiques de gestion soient saines, tant au point de vue strictement financier qu’éthique. «Plus vous fermez les yeux et regardez ailleurs, plus vous avez de risques de vous faire flouer, prévient Denis Moffet. En posant des questions, vous maintenez sur le qui-vive les gens qui s’occupent de vos affaires financières, ce qui est essentiel pour éviter les mauvaises surprises.»
«Les gens doivent comprendre qu’ils ont le droit et même le devoir de poser des questions à la direction d’une entreprise dont ils détiennent des actions, ajoute M. Moffet. Mais parfois, ils préfèrent ne pas savoir.»
Certains actionnaires de Heinz veulent toujours plus de profit. D’autres acceptent la rentabilité actuelle et favorisent le maintien des emplois. Certains préfèrent oublier carrément qu’ils sont actionnaires.
***
ACTIONNAIRES RESPONSABLES?
Notre responsabilité se limite-t-elle à faire fructifier notre argent ou doit-on, en plus, le faire en conformité avec nos valeurs personnelles? «Comme investisseur, je dois garder l’œil ouvert, avance Jacques Racine, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses. J’ai une part de la responsabilité, mais pas toute.»
L’investissement éthique n’est pas une nouveauté. «Dès le milieu des années 1920, les Quakers américains se préoccupaient de cette dimension dans leurs investissements», rappelle M. Racine. Ce souci de ne pas investir dans des entreprises qui ne partagent pas leurs valeurs existe toujours chez les congrégations religieuses. Encore aujourd’hui, les congrégations comptent parmi les leaders de ce domaine.
Il s’agit donc de rester vigilant et d’user de son pouvoir d’influence, même comme petit cotisant. La caisse de retraite facilite habituellement cet engagement. Par exemple, pour répondre aux aspirations de leurs participants, les trois caisses de retraite de l’Université Laval se sont dotées de politiques de placement qui tiennent compte de certains critères éthiques. Dans celle des professeurs, on peut notamment lire: « (…) le Comité favorise, à rendement égal et à risque additionnel acceptable, des investissements responsables aux plans social, éthique et environnemental, issus ou réalisés de préférence au Québec et dans la région de Québec.»
Quant à l’investisseur individuel, trois grandes voies s’ouvrent à lui pour satisfaire sa conscience.
Le filtre négatif
L’investissement éthique a longtemps reposé sur l’approche du filtre négatif. «Il s’agit avant tout d’exclure de nos choix d’investissement toutes les entreprises actives dans certains secteurs ou qui ont certaines pratiques», explique Jacques Racine. L’investisseur pourra exclure, par exemple, toutes les entreprises d’armement, de tabac, du pétrole, de l’industrie nucléaire, de la contraception ou d’autres qui misent sur le travail des enfants ou présentent un lourd dossier environnemental. Certains fonds éthiques fonctionnent toujours selon cette approche.
Le filtre positif
L’investisseur éthique et responsable peut aussi utiliser un filtre positif qui consiste à acheter les actions de la meilleure entreprise d’un secteur. Par exemple, il est possible d’acheter la pétrolière qui a le plus gros budget de développement dans le domaine de l’énergie renouvelable. Ou encore une entreprise qui met en pratique la meilleure politique relative aux droits humains ou à la protection environnementale. Sous la pression des actionnaires, entre autres des fonds éthiques et des gestionnaires institutionnels détenant des blocs importants d’actions, l’entreprise peut devenir un modèle qui sera imité par les concurrentes.
L’activisme des actionnaires
Avec les années, plusieurs personnes ont pris conscience qu’elles pouvaient, en tant qu’actionnaires, intervenir auprès de la direction en faveur d’une cause particulière ou pour changer les pratiques au sein de l’entreprise. «C’est la tendance la plus forte au Québec», observe Jacques Racine. Les tireurs isolés ont toutefois peu de chance d’influencer la haute direction. «Cette influence passe nécessairement par un regroupement des forces.» Le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (Medac) d’Yves Michaud est un bon exemple de cette approche.
Mettre de l’éthique dans l’investissement exige un effort supplémentaire. «Il faut aussi tenir compte que tout bouge, ajoute Jacques Racine. Dans les années 1920, investir dans une compagnie de tabac n’avait pas la même signification qu’aujourd’hui, parce qu’à l’époque on ne connaissait pas tous les méfaits de la cigarette. L’investissement éthique fait appel à un éveil continu. Rien n’est jamais réglé.»
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