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Photo de Simon Langlois

Salaires, haute finance et équité

La rémunération élevée des hauts dirigeants dans les entreprises et dans les institutions financières est devenue une source importante d’inégalité socioéconomique, mais elle pose aussi un problème d’équité. Je propose d’en expliquer les raisons et de montrer pourquoi il sera difficile de trouver une solution.

Haute-finance

Quelle rémunération?
Les salaires des dirigeants des grandes banques et des grandes entreprises privées (IBM, Power Corporation, Rio Tinto, etc.) sont maintenant sans commune mesure avec ceux d’autres dirigeants de sociétés publiques ou d’organismes prestigieux (ministres et premiers ministres, recteurs d’université, chefs d’orchestre, présidents de société d’État) et avec ceux de spécialistes qui ont eux aussi des responsabilités importantes (médecins, professeurs d’université et autres professionnels, etc.). Les salaires démesurés contribuent à la hausse des inégalités, à la concentration de la richesse dans le fameux 1% (ou, plus précisément, dans le 0,01%, la partie supérieure du centile le plus élevé). Et ils sont de plus en plus perçus comme inéquitables.

Le printemps est la saison des assemblées annuelles des grandes sociétés à capital ouvert qui, une fois l’an, doivent soumettre leur rapport à leurs actionnaires et faire approuver la politique de rémunération de leurs cadres supérieurs. Celle-ci est dénoncée sur la place publique, notamment par certains actionnaires activistes –le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC), des communautés religieuses, certains gros fonds de pension, des syndicats– dans les salons feutrés des grands hôtels où se tiennent les assemblées publiques.

La Caisse de dépôt et placement du Québec a remis en cause la rémunération du PDG de la société minière canadienne Barrick Gold en avril dernier; le même mois, la hausse de la rémunération de la présidente du Mouvement Desjardins a été l’objet de discussions lors de la dernière assemblée générale du mouvement; la politique de rémunération des hauts dirigeants de la société Bell Canada a été contestée lors de l’assemblée annuelle des actionnaires en mai.

Des maillons trop éloignés
Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville avait déjà bien perçu que l’émergence d’une classe de nouveaux riches pouvait à terme menacer la cohésion sociale de la société. Il appréhendait le jour où l’écart entre «la classe des hommes riches» et les «ouvriers» s’agrandirait, au point de menacer l’égalité des conditions (égalité devant le vote, égalité devant l’éducation, égalité devant la santé, etc.), les riches se détachant en quelque sorte du reste de la société et n’étant plus solidaires du monde partagé.

Il redoutait que le maître et l’ouvrier ne partagent plus une condition similaire de citoyen et ne soient désormais connectés entre eux qu’à la manière de deux anneaux aux extrémités d’une longue chaîne, pour reprendre une belle figure de style qu’on lui doit. Autrement dit, il craignait que l’aristocratie de l’argent ne remplace l’aristocratie du sang.

La mécanique à l’œuvre
Pourquoi cette hausse sans commune mesure des hauts salaires de dirigeants de banques et autres grandes sociétés? Pourquoi cette inflation démesurée particulière à certains secteurs d’activité bien précis? La sociologie offre des pistes de réponse pertinentes, à distance des justifications avancées par les principaux intéressés dans les entreprises.

La justification la plus couramment avancée est celle aussi qui apparaît dans les rapports annuels des sociétés donnés aux actionnaires: la rémunération élevée se justifie par la concurrence et elle est nécessaire pour attirer et retenir les meilleurs gestionnaires, sinon ils quitteront l’entreprise pour aller voir ailleurs. La politique de rémunération est établie de la manière suivante: un comité d’experts supposément neutres (provenant d’une grande firme de comptables par exemple) calcule quelle est la rémunération moyenne d’un groupe de référence formé de hauts dirigeants d’entreprise œuvrant dans le même secteur d’activité ou dans des secteurs apparentés. Se comparant ainsi les uns aux autres, les dirigeants s’octroient des bénéfices de plus en plus élevés. Il suffit que certains aient un appétit plus marqué (appât du gain…) pour que la faim des autres augmente.

C’est en vertu de cette mécanique que la rémunération de la présidente du Mouvement Desjardins a été augmentée parce qu’un écart important s’était creusé entre elle et les dirigeants des grandes banques canadiennes. Mme Monique Leroux gagnait 62% de la rémunération moyenne de ses pairs dans le groupe de référence et les dirigeants du Mouvement Desjardins entendent augmenter cette part à 75% dans les prochaines années. Si elle était dans le secteur privé plutôt que dans le mouvement coopératif, sa rémunération serait probablement le double ou le triple.

La sociologie offre une autre explication: les rémunérations stratosphériques dans les entreprises privées et dans la haute finance sont possibles à cause des particularités du «système d’action» dans lequel œuvrent les individus. C’est ce que je vais expliquer dans des mots plus simples et en m’appuyant sur l’exemple du sport professionnel qui nous est familier: le hockey.

L’exemple du hockey professionnel
Au terme de la première grève de son histoire et d’un lockout, le hockey professionnel nord-américain a inventé un système original qui a permis de limiter l’inflation des salaires versés aux vedettes de chaque équipe et de restreindre les écarts salariaux entre la vedette de chaque club et le «plombier» le moins bien payé. La clé de ce système: la fixation d’un plafond de la masse salariale totale qui doit être respecté par chaque équipe. Le meilleur joueur d’une équipe ne peut désormais empocher une part gargantuesque de la tarte parce qu’il ne resterait plus rien pour ses coéquipiers. Le système prévoit en outre une certaine péréquation entre les équipes évoluant dans de grands marchés (New York, Chicago, Los Angeles) et les équipes de villes de taille moyenne (Winnipeg, Ottawa, et peut-être même un jour Québec!). Quand les Sénateurs d’Ottawa jouent à New York, ils perçoivent une partie des revenus de télé et idem pour les New-Yorkais lorsqu’ils évoluent à Ottawa.

Bien entendu, d’importants écarts de salaires existent encore entre les joueurs, mais ils sont encadrés et limités et ils apparaissent désormais justifiés aux yeux des amateurs qui payent les billets d’entrée aux matchs, ce qui était de moins en moins le cas avant la première grève, comme on s’en rappellera. Les amateurs critiquaient «le règne de l’argent» dans le monde du sport et avaient commencé à déserter les arénas.

Par ailleurs, ce système a permis de rétablir un certain équilibre entre les équipes, nécessaire pour emporter l’adhésion des amateurs et nécessaire pour assurer la qualité du jeu. Le libre marché absolu aurait donné un avantage indu aux équipes les plus riches, en mesure d’engager plus de vedettes, enlevant ainsi bien du piquant à ce sport et causant le désintérêt des amateurs.

Décisions encastrées dans un système social
Le hockey professionnel a donc construit un «système d’action encastrée», c’est-à-dire un ensemble de règles qui modulent et orientent les décisions que les acteurs sociaux doivent prendre dans un certain espace social. Avec un plafond de dépenses salariales et l’obligation de négocier les salaires d’environ 25 joueurs en respectant un certain équilibre entre les plus hauts et les plus bas salariés de l’organisation, il devient impossible que la vedette accapare la part du lion.

Dans d’autres sphères d’activité professionnelle –pensons aux universités, aux hôpitaux, aux gouvernements, aux sociétés d’État et aux orchestres symphoniques– le «plafond de la masse salariale» est fixé par la capacité de payer. Les salaires versés sont très loin de ceux qui sont octroyés dans le monde de la haute finance, bien que les exigences de formation et les responsabilités dans les fonctions exercées soient élevées. Par ailleurs, il existe un certain contrôle social de la part de ceux qui payent in fine. Dès que les salaires des recteurs d’université, des professeurs, des maires, des musiciens ou des députés augmentent au-delà d’un certain niveau, des protestations surgissent de toute part. Cette fois encore, les décisions économiques sont encastrées dans le système social.

Le système d’action dans la haute finance
Qu’en est-il dans le monde de la haute finance? Ce sont les règles du marché qui régulent la rémunération des dirigeants dans les entreprises, rétorquera-t-on. Cela est vrai, notamment dans les petites et moyennes entreprises qui ne peuvent pas payer des salaires exagérés à leurs hauts dirigeants.

Par contre, la logique du marché n’explique pas à elle seule la hauteur stratosphérique des rémunérations des hauts dirigeants dans les grandes sociétés (particulièrement dans la haute finance), qui ont jusqu’à des centaines de fois la rémunération moyenne de toute la main-d’œuvre de l’entreprise. Il faut aussi examiner la logique du système d’action qui y rend la chose possible.

3 facteurs encouragent la surenchère des rémunérations élevées:

1) La taille des entreprises et celle de leur chiffre d’affaires et de leurs profits rendent possibles de telles rémunérations. Lorsqu’une grande banque ou une entreprise comme Bell Canada fait plus d’un milliard de dollars de profits, elle peut verser à ses dirigeants de très hauts salaires et des options d’achat d’actions, comme s’il fallait que la rémunération soit en proportion du chiffre d’affaires ou des profits.

2) Le contrôle des actionnaires est faible, car ils sont très nombreux et dispersés. De grands actionnaires institutionnels sont intervenus récemment pour contester la rémunération du président de la société Barrick Gold, mais c’est là un geste exceptionnel –justifié par le caractère nettement exagéré des avantages financiers qui avaient été consentis à ce dernier. Je rappelle par ailleurs que le vote des actionnaires sur la politique de rémunération n’est que consultatif.

3) La seule référence aux pairs (les autres dirigeants d’entreprises comparables) favorise l’inflation à la hausse des attentes. Joseph Stiglitz (prix Nobel d’économie) l’avait bien vu dans son livre The Price of Inequality: «[…] we have large corporations where the CEOs often run the corporation for the benefit of them and their group around them and not for the benefit of the shareholders. That’s 21st century capitalism».

Une proposition: le ratio d’équité
Le MÉDAC propose des solutions intéressantes: donner une plus grande importance à la rémunération fixe, afin d’éviter les effets pervers des options d’achat d’actions qui encouragent la recherche de gains à court terme et, surtout, d’établir la rémunération des hauts dirigeants en fonction du ratio d’équité et non seulement en fonction du groupe de référence des pairs. Le ratio d’équité est le rapport entre les revenus totaux des hauts dirigeants et la rémunération médiane des employés de l’entreprise. Selon le MÉDAC, «un ratio d’équité d’environ 30 fois la rémunération médiane des employés s’avère un ratio éthiquement et socialement acceptable si on en juge par les structures de rémunération actuelles». Soulignons au passage que le ratio d’équité dans les grandes sociétés japonaises est nettement plus faible que celui qui a cours dans les autres grands pays capitalistes. Cette proposition a été faite, sans succès cependant, lors de plusieurs assemblées annuelles d’actionnaires de grandes sociétés comme Bell Canada.

L’actionnariat étant dispersé et divisé, et la capacité de payer étant présente, les revenus des dirigeants des grandes sociétés milliardaires ne pourront qu’augmenter parce que la logique du système d’action dans lequel elles sont placées favorise l’inflation vers le haut et parce que les moyens de contrôler ces importantes hausses sont limités.

Ce qui se passe au sein du Mouvement Desjardins va dans le sens de notre analyse. La formule coopérative et l’implication des membres (les coopérants) dans les assemblées locales et dans les congrès annuels favorisent la discussion, les échanges et même la contestation bien davantage que la formule de l’actionnariat privé des banques. Les dirigeants des caisses de quartier et les administrateurs bénévoles ont un mot à dire dans la structure du mouvement coopératif, ce qui n’est pas le cas des employés et des petits actionnaires dans le secteur bancaire. Il sera difficile dans ce «système d’action encastrée» à la base de la formule coopérative d’aligner complètement la rémunération de la présidente sur celle des dirigeants des banques à charte. La logique du système financier pousse les salaires à la hausse, mais la logique coopérative impose une certaine retenue.

La priorité du juste
Pourquoi les gens ordinaires jugent-ils si négativement la hausse des salaires des dirigeants des grandes sociétés? Pourquoi le ratio d’équité est-il attrayant et qu’il semble plus logique pour vous et moi? Parce que les gens ordinaires accordent la priorité au juste sur le bien. Deux sociologues français dont j’ai déjà évoqué les travaux dans des billets précédents (1, 2), Michel Forsé et Maxime Parodi, ont en effet découvert le principe empirique de justice, à savoir que les individus accordent la priorité à ce qui leur paraît juste plutôt qu’à ce qui leur paraît être le bien.

La priorité accordée au juste est compatible avec l’acceptation des inégalités, pourvu que celles-ci demeurent dans l’ordre du raisonnable. Par contre, les inégalités sont condamnées lorsqu’elles paraissent disproportionnées ou non justifiées. La critique des hauts salaires versés dans le hockey professionnel avant l’adoption du plafond de la masse salariale s’appuyait sur ce principe de la priorité du juste. Cependant, le système d’action dans lequel évoluent les acteurs de la haute finance ne favorise pas le respect de ce principe, bien loin de là, ce qui rend possible l’avènement des rémunérations très élevées qui ne s’expliquent pas seulement par les règles normales du marché.

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  1. Publié le 12 mai 2013 | Par Simon Laflamme

    Texte d'une belle pédagogie, beaucoup plus explicatif que moral, et qui, partant, s'avère plus utile à l'intelligence du phénomène que la simple condamnation. Texte aussi qui rappelle que les phénomènes économiques sont aussi des phénomènes sociaux, et que leurs dérives, si elles sont probables, peuvent aussi, grâce à des interventions internes aux entreprises ou sous l'influence de gestes citoyens ou politiques externes, être contrôlées. S'il est vrai qu'il y a un marché des chefs d'entreprise, il n'est pas moins vrai que l'information circule et que cette circulation puisse provoquer des mobilisations qui encadrent ce marché, voire qui elles-mêmes dérivent au détriment des privilèges.

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