Regards sur la société
Publié le 15 octobre 2012 | Par Simon Langlois
La priorité du juste et de l’équitable
Trois questions brûlantes se posent en ce moment au Québec, en Europe ou aux États-Unis. Comment financer les soins de santé? Faut-il hausser les droits de scolarité à l’Université? Comment concilier religion et laïcité? Les réponses apportées mettent en avant l’opposition entre le juste et le bien, une grande question philosophique débattue depuis des siècles et qui se retrouve au cœur des choix politiques à faire dans les sociétés contemporaines. Autrement dit, devons-nous prendre des décisions, collectivement, en nous référant à une conception générale de ce qui est bien ou en privilégiant ce qui nous paraît être la réponse la plus juste, la plus équitable? La sociologie contemporaine apporte une réponse éclairante à ce dilemme.
Des exemples
Donnons d’abord des exemples, tirés de l’actualité, de conceptions du bien défendues sur la place publique en réponse aux trois questions. La frange radicale du mouvement étudiant québécois milite pour la gratuité scolaire à l’Université. C’est pour eux l’idéal, le bien à rechercher. Certains politiciens ont proposé l’abolition de «la taxe santé». Pour eux, le financement de la santé doit être entièrement public. Les laïcistes québécois militent pour l’exclusion de tout compromis en matière de religion, allant même plus loin que la France sur ce plan. La laïcité devient le bien absolu à promouvoir et certaines propositions heurtent les droits individuels. Ainsi, une éventuelle Charte de la laïcité établirait une priorité entre le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes et celui de la liberté de religion, faisant primer le premier sur le second. Or, cette priorité serait très critiquée du point de vue du droit. L’État pourrait-il aller jusqu’à imposer l’ordination des femmes dans l’Église?
Comment s’en sortir? La vie collective dans une société diversifiée et pluraliste ne peut plus être fondée sur une seule conception du bien, car les conflits sur sa conception du bien idéal sont en effet insolubles.
Les philosophes –citons Aristote, Saint-Augustin, Rousseau, Kant et, plus près de nous, John Rawls– ont proposé diverses solutions à ce conflit. Venue plus tardivement dans le débat, la sociologie contemporaine apporte aussi sa contribution, cette fois en étudiant ce que pensent les gens sur la question. Les individus ordinaires –vous et moi– ont aussi des idées sur la question, tout comme Kant ou Aristote. Quelles sont-elles?
La priorité de l’équitable
Dans une enquête faite en France, les sociologues Michel Forsé et Maxime Parodi ont en effet observé que les individus accordaient la priorité au juste ou à ce qu’ils estiment équitable sur le bien. Pour les Français interrogés dans leur enquête, ce qui apparaîtra comme juste ou équitable doit l’emporter lorsque diverses conceptions irréconciliables du bien s’affrontent. Autrement dit, ce qui est jugé équitable au terme d’un échange et d’une négociation doit dominer, et non pas «sa» conception des choses, «sa» conception du bien. Des accommodements raisonnables? Si l’on veut.
Leur ouvrage La priorité du juste (2004) est fascinant à lire. J’en cite un extrait. «Dès lors, la certitude morale sur le bien en soi, sur la nature véritable de l’homme ou même sur la religion vraie ne peut plus être l’unique critère axiologique pour juger de ses actes ou de ceux d’un autre. Il faut encore que chacun puisse justifier son point de vue vis-à-vis d’autrui. Et cela est impossible sans un effort d’impartialité à l’égard des autres conceptions du bien, même si l’on ne leur accorde de valeur que parce qu’un autre y croit. Un tel effort revient tout simplement à chercher à faire du juste une priorité devant le bien» (p. 2). Autrement dit, la recherche de solution à un enjeu important comme le financement des soins de santé ou les frais de scolarité implique donc trois choses dans le débat public.
Les gens s’accordent d’abord sur le fait qu’il faut argumenter raisonnablement. Cela implique de ne pas démoniser l’autre qui est en face comme on le fait trop souvent. Rappelons nous les insultes adressées au premier ministre Charest durant le conflit étudiant ou encore les remarques déplacées de la policière Trudeau («l’agent 728») à Montréal sur les porteurs du carré rouge. Une majorité de gens éprouve un malaise (une révolte même) devant les débordements policiers ou devant les vitres cassées lors de manifestations.
Ensuite, la négociation de bonne foi est privilégiée à l’affrontement dans la recherche de solution. Dans une société pluraliste, force est de rechercher des compromis et des solutions qui apparaîtront équitables. Les plus militants ou les idéologues cherchent à imposer «leur» conception du bien; les gens ordinaires préfèrent la solution équitable qui permet de trancher entre les conceptions opposées du bien.
Pour arriver à cette solution équitable, il importe d’accorder de la valeur à la conception d’autrui. Par exemple, faire l’effort pour comprendre le point de vue de la femme voilée, celui de l’entrepreneur qui estime les taxes sur le capital trop élevées ou celui de l’étudiant endetté.
Le prochain sommet sur l’éducation supérieure au Québec
Retenons de ce qui précède un enseignement pour le prochain sommet sur l’éducation universitaire qui s’annonce au Québec. Diverses conceptions du bien, de l’idéal s’affronteront: la gratuité d’un côté et le paiement par l’usager, de l’autre. Les deux parties devront livrer des argumentaires solides, mais aussi tenter de comprendre les raisons de l’autre. Les étudiants ont de réelles raisons de se préoccuper de leur endettement. L’État a de son côté des ressources limitées, on va l’entendre souvent, mais il investit aussi des millions dans diverses missions budgétaires (le Plan Nord, etc.). Il devra justifier ses choix et rassurer les gens sur les manières de ne pas répéter les erreurs du passé (le trou financier de l’UQAM ou celui de la Gaspésia, les dépassements de coûts dans la construction, etc.). L’éducation profite à toute la société, mais aussi aux diplômés qui en retirent des bénéfices personnels. Environ 22% des jeunes fréquenteront l’Université dans les prochaines années. Feront-ils payer l’entièreté des coûts du système universitaire par tous, donc en mettant à contribution les 72% qui ne fréquenteront pas les campus?
C’est à ce type de questions que les participants au futur sommet sur l’éducation auront à répondre. Une chose est certaine: les gens ordinaires s’attendent non pas à ce qu’on trouve la solution idéale pour l’une ou l’autre partie, mais bien plutôt à ce qu’on s’entende pour trouver une solution qui sera considérée comme juste et équitable.
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Publié le 24 octobre 2012 | Par L. G. Frégeau
Ce qui m'intrigue dans ce commentaire est que, malgré que la société dispose d'une impressionnante boîte à outils pour permettre à des groupes d'individus d'organiser les réflexions, on s'en sert plus dans l'espace public créé par les blogues.
Par exemple, pour la lutte étudiante, l'équipe libérale a très clairement décidé de suivre une stratégie répondant au dilemme du prisonnier comme John Nash l'a décrite. Je me dois d'admettre que le dilemme du prisonnier ne comprend que trois parties, deux complices et un juge. Posons que le juge est la société québécoise. Par les élections, le juge doit accepter la proposition d'une des deux parties (les étudiants et le gouvernement) qui est coupable de faire augmenter le fardeau fiscal.
Voilà, le dilemme est posé, au juge (la société québécoise) de le résoudre.
Publié le 16 octobre 2012 | Par SB
Je retiens surtout de votre texte la phrase suivante: «Pour arriver à cette solution équitable, il importe d’accorder de la valeur à la conception d’autrui.» C'est, je pense, non seulement ce qui fait le plus défaut dans la société, mais aussi ce qui est le plus difficile. En tout cas, ça s'applique parfaitement à moi et je vais me coucher ce soir en me proposant d'essayer d'en tenir compte désormais dans mes jugements sur les gens et sur les phénomènes de société.
Publié le 16 octobre 2012 | Par Valérie Harvey
Tout ce débat sur l'équitable et cette allusion aux fenêtres cassées/débordements policiers me rappelle l'affirmation de la boussole électorale, sur laquelle il était impossible de me prononcer: «Le droit de manifester est plus important que le respect de l'ordre public.»
Une affirmation impossible à mettre dans l'échelle de l'équitable pour la plupart des gens, d'où le malaise et plusieurs «Je ne sais pas», j'imagine!
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