Propos d'un écoloquace
Publié le 19 novembre 2014 | Par André Desrochers
Quand le muselé muselle
«Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire.» –Voltaire1
Je reviens sur le thème du musellement, abordé dans mon dernier billet. Il est toujours divertissant de souligner les ironies, alors cette fois-ci je vous propose d’amener ce thème sur le terrain des causes des changements climatiques récents.
On me dit souvent que je parle trop; pour faire amende honorable, je vais commencer aujourd’hui en laissant la parole à d’autres:
«Climate skeptics should be crushed and buried.» –Paul Nurse, président de la British Science Association
«I wish there were a law you could punish [climate skeptics] with. I don’t think there is a law that you can punish those politicians under.» –Robert F. Kennedy, environnementaliste réputé
«Letters […] that say there’s no sign humans have caused climate change do not get printed.» –Paul Thornton, éditeur du Los Angeles Times
«Reddit’s science forum banned climate deniers. Why don’t all newspapers do the same?» –Nathan Allen, modérateur du site scientifique Reddit.com
«Perhaps there is a case for making climate change denial an offence. It is a crime against humanity, after all.» –Margo Kingston, Daily Briefing
Et plus près de chez nous: «Climat: faites taire Jacques Brassard!» – Valérie Borde, L’Actualité
J’aurais aussi pu citer la poursuite intentée par le climatologue Michael Mann dans le but de museler certains commentateurs qui ont douté publiquement de ses motivations et du bien-fondé de sa fameuse courbe en «bâton de hockey». J’aurais pu mentionner le livre de Oreskes et Conway, intitulé Merchants of Doubt, souvent cité par les pourfendeurs du doute dans leur croisade contre les sceptiques de tout acabit. J’aurais pu nommer d’autres exemples, mais vous voyez l’idée. Tous ces honnêtes gens diront qu’ils ne s’opposent pas à la libre expression, mais…
Faites comme je dis…
Je vois donc une ironie quand éditeurs, chercheurs et journalistes s’empressent de dénoncer le musellement orchestré par le gouvernement canadien, mais trouvent de bon ton de museler des opinions qui ne leur conviennent pas. Si vous me lisez régulièrement, vous aurez compris que je déteste la censure et la pensée unique, surtout en science. Cette aversion ne s’est qu’accentuée en lisant récemment la philosophe Hannah Arendt2.
Bien sûr, des opinions loufoques et non fondées circulent sur la science, l’environnement et bien d’autres sujets. Elles m’amusent parfois. Et je ne demande pas mieux que d’être amusé. Par exemple, j’accepte toujours d’engager une discussion avec des témoins de Jéhovah qui passent à la maison, histoire de semer quelques idées dans leur esprit, mais aussi d’en apprendre davantage sur leurs croyances, même si je les considère encore absurdes. Dans la même veine, les frasques de Raël et ses Élohim ensoleillent mon existence aussi efficacement que l’humoriste Jean-François Mercier.
Souvent hélas, je suis irrité par des propos contraires à mes idées. J’ai peine à lire jusqu’au bout la prose moralisatrice de David Suzuki ou franchement condescendante de certains commentateurs en sciences3 qui semblent détenir le monopole de la vérité avec leurs lunettes monochromes. Mais je m’opposerais fermement à toute tentative de les museler, à moins que leurs propos soient diffamatoires ou au-delà des limites traditionnelles de la légitimité. Je souligne traditionnelles, car le monde médiatique change.
Là où mon irritation se transforme en réelle préoccupation, c’est dans le musellement subtil que l’establishment scientifique a le pouvoir d’exercer sur des chercheurs dont les travaux vont à l’encontre de la pensée dominante du moment. Mettons tout de suite les choses au clair: je ne souscris pas aux théories de la conspiration. Mais j’aurai bientôt publié une centaine d’articles scientifiques et je peux témoigner qu’il est plus facile de publier un article quand les résultats vont dans le sens du consensus du moment, sans controverse, plutôt que des articles d’aussi bonne qualité qui vont à l’encontre de la théorie du jour. Il est naïf de penser que le processus de révision par les pairs est exempt de jugements de valeur et d’une certaine forme de censure, surtout quand le sujet a des répercussions d’ordre socioéconomique. Alors quand on me dit que 97% (ou je ne sais plus) des articles en matière de changements climatiques vont dans le sens du consensus, excusez mon sourire.
Même dans le cas où les recherches n’ont pas de portée évidente sur le quotidien, comme dans ceux de la physique des particules ou de la cosmologie, il est devenu apparent que la «politique» peut museler des points de vue contraires à la pensée dominante. À ce sujet, je vous recommande fortement le livre de Lee Smolin, The Trouble with Physics, si vous n’avez pas peur de sortir de votre zone de confort en vous faisant entretenir de leptons, de fermions et du principe d’équivalence d’Einstein. Dans cet ouvrage, l’astrophysicien réputé dénonce l’engouement envers la théorie des cordes, devenu irrationnel selon lui, au point de freiner la carrière de jeunes physiciens originaux et l’avancement d’idées différentes mais plus prometteuses pour unifier la mécanique quantique et la cosmologie.
Démocratiser la communication de la science
Heureusement, il existe de nombreuses manières d’exprimer des opinions dissidentes. Bien que l’establishment scientifique ait tendance à déprécier les blogues, ceux-ci s’avèrent à mon avis d’excellents véhicules d’information pour le lecteur critique. On y joue cartes sur table, sans filtrage derrière des portes closes. La blogosphère offre une tribune aux bouffons bien sûr, mais elle en offre aussi une à des gens qui apportent des idées fraîches et souvent bien appuyées scientifiquement. Je pense notamment aux nombreux scientifiques retraités qui ont maintenant le temps de réfléchir sur un sujet précis, sans les irritants quotidiens de leur ancienne profession. Curieusement, les chercheurs plus âgés apportent souvent des points de vue «frais» dans les débats scientifiques actuels.
De plus, de nombreux médias, comme celui que vous lisez en ce moment, offrent aux lecteurs la possibilité d’émettre des commentaires sous les articles publiés. D’accord, le format de ces commentaires n’est généralement pas propice à l’exposition d’idées bien étayées. Il invite même aux exagérations, au criage de noms et aux grossièretés. Mais tout de même, ces commentaires sont libérateurs, car ils remettent en cause le «prêt-à-porter» intellectuel, incitant auteurs et lecteurs à être plus rigoureux.
En somme, si on veut que la raison et la libre expression triomphent en science et en environnement, il ne suffit pas de dénoncer le musellement, il faut se regarder dans le miroir pour éviter de le pratiquer ou de l’encourager.
«Blind belief in authority is the greatest enemy of truth.» –Albert Einstein
1 Selon diverses sources, dont Wikipédia, cette citation n’apparaît nulle part dans l’œuvre publiée de l’écrivain et trouverait son origine en 1906 dans un commentaire de l’auteure britannique Evelyn Beatrice Hall (The Friends of Voltaire) qui avait voulu résumer l’opinion de Voltaire sur la question. ↩
2 Les origines du totalitarisme, Harcourt Brace & Co., 1951. ↩
3 Le commentateur Phil Plait, du magazine Slate.com, me vient à l’esprit. ↩
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