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Photo de André Desrochers

Pont de l’île d’Orléans et sophisme naturaliste

La conservation de l’environnement est une entreprise guidée par la morale, la science et le pragmatisme. Ce mélange est souvent explosif, ce qui le rend tout à fait intéressant. Prenez, par exemple, l’impératif de «conserver», pour lequel de nombreux écologistes sont prêts à déchirer leur chemise. Conserver quoi au juste? La Nature, direz-vous, ou encore la Biodiversité, mais convenez que c’est un peu vague. Je vais vous dire ce qu’on veut habituellement conserver: la Nature telle qu’on l’a vécue lorsqu’on a découvert ses vertus. Ou encore, dans un contexte québécois, la Nature telle qu’on se l’imagine avant la révolution industrielle ou, pour les plus ambitieux, l’arrivée des Européens. Moi, je préfère le dernier âge glaciaire (-18 000 ans), juste parce qu’en prenant les roches et la glace comme point de référence, cela nous fait apprécier davantage ce qu’on a présentement! Je plaisante, bien sûr…

pont2

L’actuel pont de l’île d’Orléans. Photo Emdx http://bit.ly/1Q5P22w

Mais tout de même, ce point de vue aurait le mérite de susciter une réflexion. Voyez-vous, l’impératif de conserver la Nature telle qu’elle est (ou était tout récemment) est indéfendable sur une base strictement scientifique. Car la science, si l’on exclut ses dérapages postmodernes, est muette sur ce qu’il est «bon» de faire. En philosophie, on parle de la confusion entre un jugement de fait et un jugement normatif, en d’autres mots confondre «ce qui est» avec «ce qui doit être». Cela est une erreur de logique appelée paralogisme (ou sophisme) naturaliste1.

C’est un peu aride tout cela, alors je vous offre un exemple: la construction d’un nouveau pont entre la rive nord du fleuve Saint-Laurent et l’île d’Orléans, près de Québec. Dans ce cas-ci on peut résumer l’aspect environnemental du dossier, tel que présenté par nos dirigeants, de la manière suivante:

Prémisse: Actuellement, les eaux du fleuve circulent librement dans ce secteur.

Conclusion: Il faut donc que les eaux du fleuve circulent librement dans ce secteur.

Voyez-vous que cette «logique» ne tient pas debout?

Pourtant, si les plans actuels vont de l’avant, un pont sera construit pour relier l’Île d’Orléans à la rive nord, et cela d’ici 2024. En vertu de la «logique» ci-dessus, le ministère des Transports du Québec aurait notamment exclu l’idée d’une jetée et favorisé un pont à haubans, entre autres parce que cette construction entrave très peu la circulation des eaux. Et puisque les eaux à cet endroit sont peu ou pas entravées…

Pour une entrave à la circulation
En tant qu’écologiste ayant passé des centaines d’heures à ratisser ce secteur, je me demande si la construction d’un autre pont suspendu ou à haubans à cet endroit est la meilleure solution pour l’environnement. Laissez-moi vous expliquer pourquoi, sur une base strictement écologique –ok, avec un biais ornithologique, j’avoue– je vois l’entrave à la circulation des eaux à cet endroit comme une bonne chose, et une jetée à travers le bras nord du fleuve comme une solution à prendre au sérieux.

Comment puis-je défendre l’idée d’une jetée après avoir moi-même milité, durant les années 1970, contre la construction d’une structure similaire, soit l’autoroute Dufferin-Montmorency? Après tout, «jeter» de la roche dans le fleuve pour la couvrir ensuite d’asphalte, n’est-ce pas l’antithèse de la conservation?

Tout dépend de l’endroit où l’empiètement se fait. L’essentiel de l’autoroute Dufferin-Montmorency, à l’est de l’actuelle baie de Beauport, a été déposé sur de grands herbiers, sonnant le glas de nombreuses espèces végétales, parfois rares, nourricières d’une faune variée et abondante. Avec cette affreuse autoroute, on a enfoncé un dernier clou dans le cercueil de la canardière, ce vaste herbier qui couvrait l’actuelle zone sinistrée d’Estimauville. L’oblitération de cette richesse biologique a profité aux citoyens de l’est qui se déplacent vers la haute-ville, mais a significativement réduit notre accès au fleuve et détruit une beauté naturelle qui pouvait inspirer toute la population. Alors oui, l’autoroute Dufferin, c’était l’antithèse de la conservation, et on peut comprendre que la population locale y réfléchisse à 2 fois avant de donner son aval à un autre empiétement sur le fleuve.

La canardière 2.0
Sans être hydrologue ou géomorphologue, il m’apparaît probable qu’une jetée de 3 km reliant l’actuel carrefour entre les autoroutes Dufferin et Félix-Leclerc, au nord, et l’actuelle côte montant sur l’île entraverait significativement la circulation des eaux du bras nord du fleuve. Bon, elle déplacerait aussi les quelques centaines de canards qui séjournent au milieu du fleuve à cet endroit l’automne. Elle secouerait le statu quo du point de vue des poissons et autres organismes aquatiques du secteur. Mais en résulterait-il un appauvrissement écologique (whatever that means)? Une telle entrave, avec un peu d’aide, pourrait encourager une sédimentation accrue dans des eaux déjà très peu profondes. Qui dit sédimentation dit vasière, et possiblement la formation de grands herbiers… dont nos canards, mais sans doute aussi une multitude d’espèces aquatiques, animales et végétales, pourraient profiter. Bien sûr, il faudrait s’appuyer sur une analyse scientifique pour évaluer les conséquences probables d’une jetée sur les écosystèmes, et peut-être qu’une telle analyse démolirait mon rêve.

Néanmoins, avec un peu de chance, une jetée pourrait recréer la canardière qu’on a démolie sans scrupules. En construisant un pont à haubans, on raterait une belle occasion de création d’un nouvel écosystème stimulant pour de nombreux adeptes des grands espaces. Ainsi, pour s’amuser, il serait facile de retourner le sophisme naturaliste des défenseurs du statu quo en défendant l’impératif de remettre les choses comme elles étaient «avant»!2 Mais avant de voir une contradiction dans mes propos, pas de soucis, je ne défendrais pas le concept d’une jetée en me basant sur un sophisme naturaliste que je viens de dénoncer. Je me base plutôt sur la qualité de vie au quotidien, la création de nouveaux écosystèmes productifs, les yeux tournés vers l’avenir.

Imaginez le plaisir des amateurs de la nature et des ornithologues comme moi si de grands herbiers devaient se constituer de part et d’autre d’une jetée vers l’île. Il suffirait d’y prévoir un belvédère au centre pour nous permettre de nous arrêter en plein fleuve et d’admirer la beauté du site sans risquer de faire un face à face en conduisant sur un pont obligatoirement étroit. Et que dire des piétons et des cyclistes, épargnés du stress de traverser un pont perché dans les airs? Ah, c’est vrai, le Louis-Jolliet et les voiliers. Et pourquoi pas prévoir un lieu de mise à l’eau pour les plaisanciers? Mieux encore, un pont-levis? Et puis, avez-vous pensé au clin d’œil visuel qu’une jetée ferait à l’époque où un pont de glace reliait l’île en hiver? Bon, il faudrait tout de même limiter la superficie de l’herbier afin que l’île d’Orléans demeure une île… 

Dans de tels dossiers, c’est toujours facile de jouer aux gérants d’estrade, et je commets ce péché ici, bien sûr. Mais au final, si nos décideurs choisissent de défendre un pont à haubans, j’espère qu’ils se baseront sur quelque chose de plus solide que le maintien d’un statu quo environnemental qui sent le sophisme naturaliste à plein nez.

1 Le philosophe et sceptique par excellence David Hume (1711-1776) avait proposé une première réflexion en profondeur sur ce sophisme; l’idée ne date donc pas d’hier.

2 Ok, ce ne serait pas tout à fait pareil, car la canardière 2.0 serait déplacée vers l’est…

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  1. Publié le 11 février 2016 | Par François Pelletier, ing.f.

    Je comprends très bien votre argumentation, on se fait servir le sophisme naturaliste à tour de bras dans l'aménagement forestier aussi, toujours au nom de la biodiversité. En Estrie, il faut favoriser l'épinette rouge parce qu'elle était plus présente dans les forêts anciennes... vous voyez le genre! Pourtant, rien ne prouve que la forêt se portera mieux s'il y a plus d'épinettes rouges dedans.

    François Pelletier, ing.f.