Droits de la personne et démocratie
Publié le 7 septembre 2018 | Par Louis-Philippe Lampron
Les élus peuvent-ils bloquer l’accès à leurs réseaux sociaux?
Les réseaux sociaux, comme Twitter, Facebook ou Instagram, permettent à toute personne de joindre un très vaste public, qu’il est possible d’élargir ou de restreindre à volonté. En tant que citoyen-utilisateur propriétaire de comptes sur ces réseaux sociaux, je suis en effet le seul à décider de celles et ceux à qui je souhaite permettre de voir ou de commenter mes publications.
Toutefois, à partir du moment où une institution publique (ou ses représentants) choisit d’avoir recours aux réseaux sociaux pour diffuser des informations d’intérêt général, cette liberté d’y bloquer l’accès devient beaucoup plus limitée. Or, depuis les derniers mois, un nombre grandissant d’utilisateurs déplorant cette pratique du blocage de la part d’élus se sont manifestés.
Bloqué pour avoir critiqué un élu
Par exemple, des témoignages reprochant à François Legault, député de L’Assomption à l’Assemblée nationale et chef de la Coalition Avenir Québec (CAQ), de bloquer certains comptes Twitter sont apparus au cours de la dernière année1. Personnellement, la chose m’était arrivée le 7 janvier 2015. Alors qu’on diffusait les premières informations sur l’attentat meurtrier contre la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo2, j’étais littéralement scotché à mon écran d’ordinateur pour tenter d’en savoir plus sur ce qui venait de se passer. Tétanisé par l’horreur de l’attaque, qu’on ne pouvait alors saisir que partiellement, j’écumais Internet et les réseaux sociaux à l’aide de différents mots clés pour obtenir les plus récentes informations.
C’est alors que je suis tombé sur un tweet de François Legault, auquel je me suis senti l’obligation de réagir à chaud.
Moins de trente minutes après mon commentaire, je découvrais que le chef de la CAQ (ou l’équipe responsable de la gestion de son compte Twitter) m’avait bloqué, ce qui m’empêchait à la fois de commenter ou de simplement avoir accès aux publications diffusées sur son compte3. Bien que la situation ait été corrigée, dans la journée ou quelques jours plus tard, je me souviens avoir été particulièrement surpris – et déçu – de cette réaction de la part d’un homme politique.
François Legault, qui n’est certainement pas le seul représentant de l’État à avoir tenté de filtrer les commentaires critiques à son égard, a annoncé qu’il allait débloquer toute personne à qui il avait interdit l’accès à son compte Twitter4. Cette décision, qui doit être saluée d’un point de vue éthique, laisse malgré tout une question juridique importante en suspens: la liberté d’expression et son indissociable droit d’accès à l’information protègent-ils le droit d’accès aux tweets d’un élu ou de représentants d’une institution publique?
Intéressant précédent aux États-Unis
Le 23 mai dernier, la juge Naomi Reice Buchwald de la Cour de district de l’État de New York a rendu une décision très importante concernant le droit d’accès au compte Twitter du président des États-Unis, Donald Trump5. Le litige avait été intenté par un institut universitaire voué à la défense de la liberté d’expression, au nom de sept usagers de Twitter que le président américain avait bloqués de son désormais célèbre compte @realDonaldTrump. Ces usagers alléguaient que les agissements du président américain à leur égard étaient interdits en vertu du 1er amendement du Bill of Rights américain, qui protège la liberté d’expression.
La juge Buchwald leur a donné gain de cause. À son avis, la plateforme Twitter, où les usagers peuvent directement interagir avec les contenus des différents tweets publiés par le président des États-Unis, doit être considérée comme un forum public, à l’intérieur duquel il n’est pas possible de discriminer des individus sur la base de leurs opinions politiques6. Pour rendre sa décision, la juge a bien sûr tenu compte du contexte dans le cadre duquel le président américain utilisait son compte Twitter et de la nature générale des tweets qu’il y diffuse depuis son entrée en fonction7.
Et en droit canadien?
Bien qu’il n’existe pas de décisions similaires à l’affaire Knight First Amendment Institute dans la jurisprudence canadienne, le raisonnement de la juge Buschwald semble tout à fait transposable en droit canadien des droits de la personne. En effet, à partir du moment où une institution publique (ou un élu) choisit d’utiliser un réseau social, comme un compte Twitter, pour transmettre de l’information d’intérêt général à la population, elle ne peut interdire à une personne (ou à un groupe de personnes) d’avoir accès à ces informations pour la simple raison qu’elle a (où qu’ils ont) émis un commentaire critique à son propos ou à celui de ses publications.
L’arrêt Greater Vancouver8, rendu par la Cour suprême du Canada, contient des éléments très intéressants à faire valoir à l’appui de cette position. Dans cet arrêt, la Cour a tranché que, à partir du moment où une compagnie d’autobus avait accepté de rendre disponibles des espaces publicitaires sur le côté de ses véhicules, elle ne pouvait pas refuser d’y diffuser des messages politiques sans violer la liberté d’expression de manière injustifiée.
Les responsabilités associées au Web 2.0
Si des institutions publiques souhaitent éviter de contribuer à la diffusion de propos critiques à leur égard, il existe un très vaste éventail de moyens électroniques grâce auxquels ces dernières peuvent transmettre leurs informations à la population sans permettre de rétroaction. Du site Web aux publicités électroniques en passant par la diffusion de vidéos en ligne, tous ces véhicules n’obligent pas leurs auteurs à permettre aux personnes jointes de faire valoir leur point de vue.
Toutefois, le choix de recourir à certaines plateformes issues du Web 2.0, qui comme Twitter, mettent l’accent sur la libre expression et l’échange d’idées entre leurs utilisateurs9, vient avec davantage de responsabilités. Ces responsabilités ont trait au respect de la diversité des points de vue qui font partie de l’espace public et à l’acceptation du droit fondamental de tout citoyen de critiquer les institutions de pouvoir et leurs représentants.
Comme le dit l’adage: on ne peut pas avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre.
1 Voir notamment : Élisabeth FLEURY, «François Legault, l’as du blocage sur Twitter?», Le Soleil, 16 juillet 2018, [en ligne: https://www.lesoleil.com/actualite/politique/francois-legault-las-du-blocage-sur-twitter-90fc99defb1638b824030e9cebb58159]; Isabelle DAMPHOUSSE, «François Legault bloque un journaliste de Rivière-du-Loup sur Twitter», Radio-Canada.ca, 17 juillet 2018, [en ligne: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1113339/francois-legault-caq-journaliste-twitter] et Mathieu CHARLEBOIS, «François Legault, le bloque Québécois», L’actualité, 20 juillet 2018, [en ligne: https://lactualite.com/politique/elections-2018/2018/07/20/francois-legault-le-bloque-quebecois/] ↩
2 Pour un résumé des principaux éléments entourant cet attentat, voir notamment : LE MONDE, «Charlie Hebdo : trois ans après l’attentat, les journalistes témoignent», Le Monde, 6 janvier 2018, [en ligne: https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/01/06/charlie-hebdo-trois-ans-apres-l-attentat-les-journalistes-temoignent-de-leur-etat-d-esprit_5238334_3224.html]; LE POINT, «Attentat contre Charlie Hebdo : la rédaction décimée», 7 janvier 2015, [en ligne: http://www.lepoint.fr/societe/en-direct-fusillade-a-charlie-hebdo-selon-i-tele-et-20-minutes-07-01-2015-1894629_23.php] ↩
3 Pour des informations générales sur la manière de bloquer des utilisateurs et les conséquences d’une telle manoeuvre, voir: CENTRE D’ASSISTANCE TWITTER, «Comment bloquer des comptes sur Twitter», [en ligne: https://help.twitter.com/fr/using-twitter/blocking-and-unblocking-accounts] (page consultée le 3 septembre 2018) ↩
4 Patrick BELLEROSE, «Legault débloque tout le monde sur Twitter», Journal de Québec, 27 juillet 2018, [en ligne: https://www.journaldequebec.com/2018/07/27/legault-debloque-tout-le-monde-sur-twitter] ↩
5 Knight First Amendment Institute at Columbia University and al. v. Trump,1:17-cv-05205, [en ligne: https://knightcolumbia.org/sites/default/files/content/Cases/Wikimedia/2018.05.23%20Order%20on%20motions%20for%20summary%20judgment.pdf].Cette décision a été portée en appel le 4 juin 2018: KNIGHT FIRST AMENDMENT INSTITUTE, «President Trump Unblocks Twitter Critics and Fils Notice of Appeal in Knight Institute Lawsuit», 4 juin 2018, [en ligne: https://knightcolumbia.org/news/president-trump-unblocks-twitter-critics-and-files-notice-appeal-knight-institute-lawsuit] ↩
6 «We hold that portions of the @realDonaldTrump account – the interactive spacewhere Twitter users may directly engage with the content of the President’s tweets – are properly analyzed under the public forumdoctrines set forth by the Supreme Court, that such space is a designated public forum, and that the blocking of the plaintiffs based on their political speech constitutes viewpoint discrimination that violates the First Amendment» : Knight First Amendment Institute at Columbia University and al. v. Trump,id, p. 2 ↩
7 Ibid, pp. 9 à 12 ↩
8 Greater Vancouver Transportation Authorityc. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants – Section Colombie-Britannique, [2009] 2 R.C.S. 295, [en ligne: https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/7796/index.do] ↩
9 Twitter, Nos valeurs, [en ligne: https://about.twitter.com/fr/values.html] (page consultée le 4 septembre 2018) ↩
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