Droits de la personne et démocratie
Publié le 3 juillet 2019 | Par Louis-Philippe Lampron
Le superpouvoir des juristes
Comme chaque été, les grandes maisons de production de films hollywoodiens vont inonder les écrans de cinéma de superhéros (et de supervilains) aussi variés que prévisibles: les premiers souhaitant sauver le monde des menaces incarnées par les seconds.
Pour être de saison, je me suis laissé inspirer, dans l’écriture de ce billet, par la métaphore du superpouvoir. Plus précisément, je me suis intéressé à la formation que nous offrons au sein des Facultés de droit en posant cette question: si la formation juridique permettait l’obtention d’un «superpouvoir» au sein des sociétés, quel serait-il?
Les juristes et le droit
Les mauvaises langues pourraient prétendre que le plus probable superpouvoir des juristes tient à leur capacité d’endormir instantanément toute personne en lui parlant des «technicalités» juridiques de n’importe quel sujet donné. D’autres ont déjà fait un rapprochement entre les juristes et les sorciers ou les magiciens, en ce que les juristes auraient la capacité, non pas de faire apparaître des lapins ou des colombes à l’intérieur de chapeaux vides, mais plutôt de «faire apparaître des solutions à des problèmes que les personnes visées ne soupçonnaient même pas avoir»1 (traduction libre)!
Au-delà de ces analogies assassines, il importe de définir ce qu’on entend par «juriste» et de préciser qu’au cœur de ce billet, la définition embrasse un éventail beaucoup plus large que les seuls membres d’ordres professionnels comme le Barreau ou la Chambre des notaires du Québec. J’utiliserai donc le terme «juriste» pour désigner toute personne qui a été formée en droit au sein d’un programme offert par un établissement universitaire.
Dans le même sens, il faut également tenter de circonscrire l’objet de la formation juridique offerte au sein des universités, c’est-à-dire le «droit». Des tonnes d’ouvrages et d’articles ont été écrits sur cette question en apparence toute simple: qu’est-ce que le droit2? La trop courte définition que je tenterai ici de poser appellerait mille et une nuances, mais en peu de mots comme en cent, l’on peut résumer l’objet «droit» à l’ensemble des règles qui s’imposent aux justiciables d’un territoire géographique donné et qui doivent être suivies par ces derniers. Ces règles – et l’incidente obligation de les suivre qui s’impose aux individus – entraînent une succession de questions auxquelles les juristes doivent être en mesure de répondre, dont principalement: quelles sont les sources du droit? Quelles institutions peuvent produire ou faire respecter le droit? Que faire lorsqu’une personne ou une institution ne respecte pas les règles qui s’imposent à elle? Et surtout: que dit le droit d’une situation factuelle x, y ou z?
Le droit comme langage
La capacité de répondre à ces nombreuses questions, fondamentales pour toute société fondée sur le respect de la «règle de droit», est donc ce qui permet aux juristes de se distinguer au sein de la myriade d’universitaires qui quittent les bancs d’école avec leur diplôme en poche. Le droit étant un langage fonctionnant selon des codes très particuliers, la formation du juriste devrait lui conférer le «superpouvoir» de déchiffrer la signification véritable des règles et normes juridiques, parfois très éloignée du sens commun des termes utilisés au sein des textes qui les établissent.
Par exemple, même le linguiste le plus chevronné n’aura aucune chance de comprendre le sens de la disposition suivante, tirée du Règlement de l’impôt sur le revenu du Canada, s’il ne sait pas où chercher et comment trouver les nombreuses clés juridiques qui seules pourront lui permettre d’en décoder la portée concrète.
Art. 5905
[…](5.2) Lorsque le contrôle d’une société résidant au Canada est acquis à un moment donné par une personne ou un groupe de personnes et que, à ce moment, la société détient des actions du capital-actions d’une de ses sociétés étrangères affiliées, est à inclure […] la somme éventuelle obtenue par la formule suivante:
(A + B – C)/D
où:
A
représente la somme obtenue par la formule suivante:
E × F
où:
E
représente le solde de surplus libre d’impôt de la société affiliée relativement à la société, déterminé au moment (appelé «moment pertinent» au présent paragraphe) immédiatement avant le moment immédiatement avant le moment donné…»3 (nos italiques).
Il s’agit bien entendu d’un exemple assez extrême (j’ai personnellement toujours été fasciné par ce «moment-immédiatement-avant-le-moment-immédiatement-avant-le-moment-donné»), mais qui illustre bien à quel point la compréhension de la plupart – sinon de toutes – les règles de droit applicables sur un territoire donné ne peuvent être valablement éclairées sans une compréhension minimale des fondements et de la structure propres aux régimes juridiques applicables, au sein desquels se retrouvent les clés de lecture qui échapperont aux profanes qui tentent de s’y retrouver.
Le superpouvoir des juristes dans un État de droit
Cette fréquente rupture de signification entre le sens commun et le sens juridique des termes employés au sein des textes de loi constitue sans doute l’un des grands paradoxes – voire l’une des grandes antinomies – d’un système juridique qui repose sur la maxime selon laquelle «nul n’est censé ignorer la loi»4. Et c’est précisément ce paradoxe qui illustre bien l’avantage dont jouissent les juristes dans une société où les règles de droit, qui doivent pourtant appartenir à l’ensemble de la population, deviennent de plus en plus «un bien d’experts»: les outils nécessaires à la compréhension du sens véritable des nombreuses règles qui structurent la vie en société deviennent l’apanage d’un nombre limité d’individus.
Le droit étant présent dans toutes les sphères de la société, de la vie de famille aux relations de travail en passant par le droit criminel et pénal ou aux règles qui régissent le fonctionnement des institutions démocratiques, les juristes jouissent d’un avantage non négligeable dans un très large éventail de situations. En effet, dès qu’un litige survient entre certaines personnes (physiques ou morales) dans l’espace public ou qu’il s’agit de coucher sur papier le fruit de délibérations (individuelles ou collectives) visant à fixer ou à changer les règles applicables à certaines sphères particulières d’activités, les juristes doivent être conscients qu’ils sont des acteurs privilégiés.
Chaque corps de métier est susceptible de conférer des avantages particuliers aux individus qui ont eu la chance d’être formés pour en faire partie. Toutefois, comme dans tout bon film de superhéros, vient un temps où les protagonistes détenant des capacités particulières doivent décider à quelles fins ils choisiront de les employer. On pourrait classer les personnages de ces films sur une échelle s’étalant de Superman5 au Joker6. La première extrémité de ce spectre permettrait de regrouper les personnages qui choisissent d’utiliser leur superpouvoir exclusivement pour le bien commun, alors que la seconde, celle beaucoup plus sombre du Joker, engloberait les personnages qui choisissent plutôt de poursuivre des fins égoïstes et destructrices. Évidemment, la plupart des milliers de superhéros et de supervilains qui ont été créés au cours des dernières décennies se situeront quelque part entre les deux.
Dans une société où il ne s’est sans doute jamais dit et écrit autant de choses, et au sein de laquelle la confusion entre faits et opinions menace la vitalité – voire l’existence même – du débat démocratique, l’importance du rôle social des juristes – comme de plusieurs autres corps de métier – n’a sans doute jamais été aussi névralgique. En espérant, bien entendu, que la majorité d’entre eux choisissent de mettre leurs compétences au service de la clarté et de l’adéquation entre «l’intention poursuivie» – ou annoncée dans le cas de projets politiques – et les textes juridiques qui les consacrent.
Le rôle de ces «superjuristes» sera crucial pour lutter contre le recours à des procédés juridiques légalistes ou jargonneux qui, à la manière des grenades de gaz hilarant lancées contre la population par la némésis du Chevalier noir (l’un des nombreux surnoms attribués au personnage de Batman7), contribuent à la dislocation du lien social en renforçant l’impression que le droit est un bien qui n’appartient – et ne profite – qu’à une petite élite plutôt qu’à l’ensemble des citoyens.
Comme le disait le personnage de l’univers Marvel Ben Parker à son neveu Peter: «À grands pouvoirs, grandes responsabilités»8.
1 En référence à un meme qui circule sur le Web et qui offre une définition du terme «avocat»: «Lawyer. Noun. Someone who solves a problem you didn’t know you had in a way you don’t understand. See also wizard, magician.» ↩
2 Voir notamment: Hans KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, L.G.D.J., 1999 (édition originale: 1960); Ronald DWORKIN, L’empire du droit, Paris, P.U.F., 1994; Herbert HART, The concept of Law, 2e éd., Oxford, Clarendon Press, 1994 (édition originale: 1961); Tom BINGHAM, The Rule of Law; Alain RENAUT, Qu’est-ce que le droit?, Paris, Vrin, 2002. ↩
3 Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C. ch. 945, art. 5905 (5.1). ↩
4 La Cour suprême du Canada s’est approprié, en 1989, cette explication de la maxime «nul n’est censé ignorer la loi» par les auteurs Alan W Mewett et Morris Manning: «[TRADUCTION] On dit souvent que nul n’est censé ignorer la loi et qu’à titre de maxime générale qui fait maintenant partie de l’art. 19 du Code il s’agit d’un cliché anodin. Toutefois, il est plus précis de dire que le fait de savoir qu’un acte est contraire à la loi n’est pas un des éléments de la mens rea nécessaire et, ainsi, une erreur sur ce que prescrit la loi ne constitue pas un moyen de défense. En d’autres termes, quelle que soit son importance à l’égard de la peine, la croyance qu’un acte est légitime n’influe pas sur la responsabilité»: R. c. Docherty, [1989] 2 R.C.S. 941, 960. ↩
5 L’un des premiers superhéros, le personnage de Superman, aurait été créé par le Canadien Joe Shuster, caricaturiste, en 1933. Alan HUSTAK, «Joe Shuster», publié sur le site de L’encyclopédie canadienne [mis à jour le 17 juillet 2015]. Il est un personnage extraterrestre, en provenance de la planète Krypton, à qui l’exposition aux rayons du Soleil donne une panoplie de superpouvoirs, dont la capacité de voler. DC COMICS, Superman. ↩
6 Le Joker est l’un des plus célèbres supervilains de l’univers DC Comics et est le plus souvent associé au personnage de Batman: «Unpredictable, violent and incredibly dangerous, he is chaos personified and has taken on everyone from his archenemy Batman to even the Man of Steel.». DC COMICS, Joker. ↩
7 Superhéros au costume de chauve-souris et luttant contre les nombreux criminels de sa ville, Gotham, à l’aide de plusieurs gadgets. DC COMICS, Batman. ↩
8 Traduction libre de la phrase: «With great powers, comes great responsibility» tirée du film Spiderman, réalisé en 2002 par le réalisateur américain Sam Raimi. ↩
Publié le 21 septembre 2019 | Par Guy Pleau
Probablement pas. Le ton de votre texte en aurait tenu compte. Il n'aurait pas passé, entre autres, par la piètre psychologie de Batman/Joker pour expliquer le bien (fut-il commun) et le mal. Il aurait plutôt passé par la "casse du sujet" bien articulée par Legendre pour cerner un peu plus les impasses du droit aujourd'hui.
Le droit, comme bien d'autres choses, est totalement perverti par le capitalisme. Qui tient compte de cela, qui analyse cela en profondeur ? Certainement pas ceux qui veulent une "job" payante !
Qui aujourd'hui fait la distinction entre autorité(s) (du latin "auctoritas") et pouvoir(s) ?
Guy Pleau
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