Regards sur la société
Publié le 11 juin 2014 | Par Simon Langlois
L’affranchissement fiscal du 14 juin: ni évident ni souhaitable
L’Institut Fraser publie chaque année une étude précisant la date de «l’affranchissement du fardeau fiscal», soit la journée à partir de laquelle tous les impôts et toutes les taxes indirectes aux administrations fédérale, provinciale et municipale ont été payées par les ménages, en faisant l’hypothèse que ces contributions sont versées au complet en début d’année civile. Selon l’Institut, ce montant représente au Québec 39 071$ pour une famille typique de 2 personnes ou plus, soit 44,7% de son revenu annuel.
Toujours selon l’Institut, la famille typique québécoise est «affranchie» sur le plan fiscal une journée plus tard en 2014, soit le 14 juin. Cela signifie que, cette année, les familles paient plus d’impôts directs et indirects au total, et encore un peu plus si l’on prend en compte que le revenu familial a augmenté depuis un an. Ajoutons enfin que les Québécois «travaillent pour l’État» plus longtemps que leurs concitoyens canadiens des autres provinces.
L’Institut Fraser en conclut qu’on «commence à travailler pour soi» à partir du 15 juin, après avoir payé son dû à l’État et à la collectivité.
Mais est-ce vraiment le cas?
Une interprétation teintée d’idéologie
C’est Milton Friedman, dans les années 1970, qui avait proposé de créer une nouvelle fête nationale [sic] afin de célébrer «le jour de l’année où nous cessons de travailler pour payer les dépenses du gouvernement et où nous commençons à travailler pour les biens que nous choisissons». Filip Palda, fellow senior de l’Institut Fraser et professeur à l’ENAP, interprète ainsi l’affranchissement fiscal: «Cette date tardive signifie que les Québécois travailleront davantage pour les administrations et moins pour eux-mêmes et leur famille que pratiquement tous les autres Canadiens» (La Presse, le 10 juin 2014, A-14).
Travailler davantage pour les administrations et moins pour eux-mêmes: l’expression est fortement teintée d’idéologie et, surtout, elle ne correspond pas à la réalité, pour plusieurs raisons.
Raison 1: des services pour tous
Tout d’abord, ces impôts et ces taxes défraient des services qui nous sont directement rendus: l’éducation de nos enfants, la protection publique, les dépenses en santé, l’hébergement de nos personnes âgées, l’entretien des routes et des infrastructures, les parcs publics et l’enlèvement des ordures dans nos quartiers. Il est donc faux de prétendre que nous travaillons pour le gouvernement jusqu’au 14 juin. Avec ces prélèvements obligatoires, nous payons aussi pour des services qui nous sont rendus par les administrations publiques qui produisent quelque chose qui nous profite directement, maintenant ou à différents moments de nos vies.
S’il fallait payer nous-mêmes pour tous ces services, cela coûterait-il moins cher? La démonstration n’a pas été faite par les tenants de l’école friedmanienne. Et il faudrait quand même payer pour la gestion des services ainsi privatisés qui sont en ce moment assumés par l’État: primes élevées aux compagnies d’assurance santé (comme aux États-Unis), frais élevés de scolarité (même avec le système des bons d’éducation), droits de passage sur les ponts et péages sur les routes, etc.
Il n’est pas absolument certain que le privé pourrait offrir ces biens et ces services à moindre coût, comme le montrent les dérives des PPP ou la hausse des coûts de santé et d’éducation supérieure aux États-Unis. Des exemples de l’inefficacité de l’État existent chez nous et ailleurs dans le monde, certes, mais d’autres exemples d’inefficacité caractérisent aussi de grandes sociétés (pensons à GM, aux dérives du système financier, etc.). Et on oublie de souligner les grandes réussites des services collectifs auxquelles nous ne prêtons pas assez d’attention, le nez collé sur les histoires d’horreur qui font la manchette des médias.
Raison 2: la cohésion sociale
La bonne vie en société implique un partage des coûts d’un grand nombre de services collectifs qui ont avantage à être dispensés par l’État et à être mutualisés. Autrement, seuls les quartiers riches et les ménages aisés pourraient s’offrir des services de qualité, comme c’est déjà le cas dans plusieurs villes américaines où des quartiers entiers sont laissés à eux-mêmes sans éclairage adéquat des rues, avec une protection publique inadéquate, etc.
Nous avons même avantage à payer des impôts pour nous offrir des services publics communs de qualité. La démocratie permet aux citoyens de virer les élus fédéraux, provinciaux et municipaux qui s’avèrent incompétents et ils ne s’en privent pas, comme le montrent les campagnes électorales au fil des ans. Le marché sanctionne les entreprises inefficaces, c’est bien connu; mais n’oublions pas aussi que les urnes sanctionnent de leur côté les élus des administrations inefficaces.
Les dépenses pour des biens et des services communs produits par les administrations publiques sont essentielles pour assurer la cohésion sociale, un bien intangible qui finalement profite à tous et qu’il serait bien difficile d’obtenir dans le monde du libre choix total.
Raison 3: la priorité du juste sur le bien
Une autre raison milite en faveur des biens et des services produits par les administrations publiques, outre les avantages personnels que nous en tirons (ce qu’oublient les analystes de l’affranchissement fiscal) et la nécessaire cohésion sociale, bien que celle-ci soit difficile à mesurer. Cette 3e raison est celle de la priorité du juste sur le bien, déjà évoquée dans un autre billet.
Accepter de payer des impôts et des taxes, c’est accepter de payer pour une redistribution de la richesse et pour un partage des coûts des biens et des services publics comme les routes, la protection publiques, les hôpitaux et les écoles. Que signifie cette priorité du juste sur le bien, documentée empiriquement par des études sociologiques? Chacun a sa vision des choses ainsi que sa vision de ce qui est bien et de ce qui est préférable dans l’idéal. Mais chacun sait aussi que ces diverses conceptions du bien sont très souvent difficilement conciliables en société, dans la vie de tous les jours. Certains aiment se déplacer à bicyclette ou en métro, mais d’autres préfèrent la voiture. Il faut donc trouver un compromis qui sera jugé équitable au terme d’un échange et d’une négociation qui doivent dominer, et non pas imposer «sa» propre conception du bien.
Par ailleurs, les citoyens acceptent de négocier avec autrui les compromis nécessaires s’ils ont l’impression que le jeu est juste et équitable. Si l’impôt s’élève trop haut, alors se développe le sentiment qu’on «n’en a pas pour son argent». Trop d’impôt tue l’impôt, c’est connu. Les taxes élevées sur le tabac sont acceptées jusqu’à un certain point parce que le produit a mauvaise réputation, et celles sur l’alcool, parce que c’est un produit de luxe. Mais si la taxe sur le vin augmente à un niveau jugé inéquitable, alors la protestation et la défection envers la consommation de ce type de bien émergeront. Cette fois encore, c’est ce qui est considéré comme étant juste et raisonnable qui domine et les bons ministres des finances le savent.
Bref, si les usagers du métro, de la bicyclette et de l’auto doivent trouver un compromis et apprendre à cohabiter, n’en va-t-il pas de même pour la production de biens et de services publics, d’un côté, et la production de biens et de services privés de l’autre? Parler d’affranchissement fiscal le 14 juin est un discours idéologiquement orienté –alors qu’on travaille aussi pour soi bien avant cette date et pas seulement pour «payer les dépenses du gouvernement»– et cela revient à remettre en cause ce qui fait la richesse et l’intérêt de vivre en société.
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