Regards sur la société
Publié le 19 décembre 2017 | Par Simon Langlois
Hommes et femmes: l’égalité qui aide à dénoncer
L’heure est au pessimisme au Québec en matière politique. C’est le constat que livrent le magazine L’Actualité et l’Institut du Nouveau Monde à partir d’un sondage commandé conjointement et mené auprès des Québécois. «La marmite politique bout. Et elle pourrait bien déborder au prochain scrutin. L’insatisfaction gronde autant chez les hommes que chez les femmes, dans toutes les régions du Québec et tous les groupes d’âge», écrit Alec Castonguay dans L’Actualité1.
Annick Poitras, de l’Institut du Nouveau Monde, va dans le même sens. «Triste constat, certes, mais le pire est que, globalement, les Québécois semblent perdus: ils ne savent plus à qui faire confiance pour améliorer les choses.»2
Je voudrais profiter de ma lecture du rapport de ce sondage pour soulever un de ses éléments qui tranche avec le pessimisme: l’évaluation positive faite par les répondants des relations entre les femmes et les hommes au Québec. Comment interpréter ce résultat dans le contexte actuel des révélations largement médiatisées sur le harcèlement dont sont victimes les femmes?
Une donnée surprenante
L’enquête demandait aux répondants de se prononcer sur 10 enjeux «qui vont plutôt bien ou plutôt mal au Québec». On ne se surprendra pas de constater que la lutte contre la corruption (23%) et l’accès aux soins de santé (32%) sont les items qui soulèvent le plus d’insatisfaction, ce qui alimente le cynisme et le pessimisme. Je n’insiste pas, car les médias en parlent presque tous les jours.
Cela dit, l’une des donnée frappante de ce sondage vient du fait que les relations entre les femmes et les hommes viennent en tête «des choses qui vont bien au Québec» (76% de réponses positives, ce qui est fort élevé). Ce sentiment est largement partagé par les diverses composantes de la société québécoise, notamment par les différents groupes d’âge et par les répondants tant de sexe féminin que de sexe masculin.
Le Québec est probablement, avec les pays scandinaves, l’une des sociétés les plus avancées sur la planète en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. La province récolte aujourd’hui les fruits de plusieurs politiques publiques qui ont favorisé l’atteinte de l’objectif d’égalité (lois sur l’équité salariale et sur le partage du patrimoine familial, réseau de garderies, congés parentaux, politiques fiscales, etc.), mais aussi les fruits de la profonde mutation de la condition féminine (scolarisation des jeunes femmes, accès généralisé au travail salarié, etc.).
Mais qu’en est-il du harcèlement?
Cette affirmation des répondants a de quoi surprendre dans le contexte actuel où les affaires de harcèlement sexuel, d’inconduites et de violence faites aux femmes occupent le devant de la scène médiatique. Ces affaires, bien pénibles pour les personnes en cause, traduisent-elles une détérioration des relations entre les femmes et les hommes au sein de notre société? Seule une recherche dans les règles de l’art pourrait répondre à cette question de manière précise. Mais alors comment interpréter le résultat du sondage?
Le harcèlement et la violence faite aux femmes sont bien réels et des mesures s’imposent dans les milieux de travail, les milieux de vie et au sein des familles pour les contrer et les prévenir. L’adhésion à de telles mesures est plus forte qu’avant, justement à cause de la valorisation de l’égalité dont il a été question plus haut.
L’égalité entre les sexes est largement entrée dans les représentations sociales dominantes, et peu de citoyens la remettent en question. C’est une référence commune au cœur de la cohésion sociale dans notre société. Ce constat explique le grand retentissement qu’ont eu les dénonciations de violence et de harcèlement dont ont été (et sont encore) victimes un grand nombre de femmes. Ces conduites ont été dénoncées par le passé, certes, mais ce qui est nouveau est le fait qu’elles sont maintenant largement considérées comme inacceptables et qu’elles ne sont plus tolérées. Même l’humour sur ces questions (souvent douteux, je dois le préciser) n’est plus de mise. Durant la dernière campagne électorale américaine, j’entendais à la télé une électrice de Floride commenter les frasques de Donald Trump envers les femmes en affirmant: «De toute façon, les hommes ont toujours été de même». Manifestement, cette représentation banalisante n’est plus acceptée. Un degré zéro de tolérance a été atteint.
Place aux femmes
Si les politiques publiques évoquées plus haut, de même que la médiatisation des agressions et du harcèlement par des hommes, constituent des facteurs exogènes qui ont contribué à ce changement de mentalité et de représentations sociales, c’est la place des femmes dans la société qui, en profonde mutation, est probablement la source principale de la nouvelle sensibilité en matière de relations entre les 2 sexes, et plus largement en matière de reconnaissance de la diversité des identités sexuelles.
Les femmes ont pris leur place dans le système d’éducation et sur le marché du travail et l’examen de la stratification sociale révèle des avancées majeures sur ce plan depuis 20 ou 30 ans, comme nous l’avons montré dans plusieurs billets précédents. La stratification sociale change lentement, ne l’oublions pas, mais ces changements structuraux sont profonds et fondamentaux. Les rôles et les normes sociales ont aussi changé à mesure que les femmes menaient une vie active en dehors du foyer.
Tous ces changements (bien connus, je n’y reviens pas) s’inscrivent dans l’avènement du principe de l’égalité des conditions dans notre société, aussi important que le principe des droits et libertés pour expliquer ce qui se passe en matière de dénonciation des formes de violences.
Un pas de plus vers l’égalité
L’égalité des conditions doit être entendue au sens du philosophe Alexis de Tocqueville. Lors de son célèbre voyage en Amérique (1825), ce précurseur de la sociologie a en effet été frappé par l’émergence de l’égalité des conditions chez les citoyens américains, égalité encore balbutiante en France post révolutionnaire et en Angleterre. Il avait observé l’émergence de la «passion pour l’égalité» et il avait noté la remise en cause des privilèges statutaires hérités (ceux de la noblesse et du clergé, par exemple) qui ne dominaient plus dans le Nouveau Monde. La valorisation de l’égalité des conditions pavait la voie à la mobilité sociale.
Bien entendu, Tocqueville soulignait que l’égalité effective n’était pas atteinte et il a documenté les inégalités de richesse qu’il considérait comme problématiques. Mais il ajoutait que les inégalités de richesse seraient critiquées au nom du principe de l’égalité des conditions.
C’est précisément ce principe d’égalité des conditions qui domine dans les rapports entre les femmes et les hommes de notre époque. Les femmes ne sont pas exclues ni considérées inférieures comme c’est encore le cas dans certaines cultures islamiques d’un autre temps qui ne connaissent pas cette égalité de conditions. De même, les normes et les rôles traditionnels d’autrefois ont cédé car non compatibles avec le principe d’égalité des conditions.
Un pas de plus est en train d’être franchi dans nos sociétés développées vers une réelle égalité entre les femmes et les hommes, avec la lutte contre le harcèlement. Au fil des années, les femmes ont gagné le droit de vote, l’autonomie juridique (changements au code civil du Québec), le contrôle de leur fécondité, l’accès à l’éducation et au travail salarié, sans oublier l’accès au pouvoir politique et au pouvoir dans les entreprises. Les rôles au sein de la sphère familiale sont aussi en mutation (partage des tâches domestiques).
Une sphère nouvelle s’est récemment ajoutée à cette liste: la sécurité physique des femmes. Celle-ci deviendra une composante incontournable dans la poursuite de l’égalité entre les femmes et les hommes, au même titre que le droit de vote, l’autonomie juridique, etc.
Mais attention: je ne dis pas que l’égalité réelle est atteinte (bien loin de là, dans plusieurs sphères). C’est l’égalité des conditions –au même titre que les droits de la personne– qui alimente les revendications vers l’égalité réelle.
Le paradoxe de l’insatisfaction
L’objectif d’égalité réelle progresse à des rythmes différents, comme le montrent les revendications des femmes dans les divers domaines où il est moins observé (partage des tâches domestiques, atteintes des positions de pouvoir, etc.). L’accès des femmes à l’éducation supérieure a progressé plus rapidement que l’accès aux hautes sphères du pouvoir. Mais, au nom du principe d’égalité des conditions, on ne se surprend plus de voir une femme élue mairesse de Montréal ou nommée à la tête d’une grande entreprise. Bien au contraire, ces résultats font prendre conscience de la sous-représentation des femmes dans ces secteurs.
En bon sociologue, Tocqueville a précisé que «l’on est plus sensible aux inégalités qui restent dans une société qui tend vers l’égalité». Cette observation donne à penser que le mouvement de dénonciations en matière de harcèlement va durer encore longtemps, puisque l’égalité effective et le degré zéro des inconduites sont loin d’avoir été atteints. Le principe de l’égalité des conditions devenu aussi incontournable que celui des droits de la personne renforce cependant la tendance au changement en la matière, comme ce fut le cas dans les autres domaines.
Autrement dit, c’est parce que les relations entre les hommes et les femmes continuent de s’améliorer que la dénonciation est plus que jamais possible. Et voilà qui explique le résultat surprenant à première vue du sondage mentionné ci-haut.
1 Alec Castonguay, «La revanche de la génération X», L’Actualité, décembre 2017, 28-35 ↩
2 Annick Poitras, «Les Québécois ne croient plus en la politique pour améliorer leur vie», dans L’état du Québec, 2018, Montréal, Del Busso éditeur, 2017, p. 23-28 ↩
Publié le 19 décembre 2017 | Par Valérie Harvey
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