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Photo de Louis-Philippe Lampron

Le gouvernement fédéral, les chartes et la Loi sur la laïcité

La campagne électorale fédérale bat actuellement son plein. De manière prévisible, le positionnement des partis en lice quant à l’éventualité que le prochain gouvernement fédéral intervienne dans la contestation judiciaire de la Loi sur la laïcité de l’État1 s’est imposé comme enjeu politique important au Québec.

Au-delà de l’opinion qu’on peut avoir sur la validité/légitimité de cette loi québécoise, une intervention du gouvernement fédéral à son sujet me semble devoir être rapidement (et très clairement) écartée, ceci en raison des risques importants que cette intervention poserait pour le maintien du consensus québécois en ce qui concerne le caractère supralégislatif des droits et libertés de la personne.

Un amalgame persistant
J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de critiquer vertement le bien-fondé de plusieurs portions de la toute récente Loi sur la laïcité de l’État2. J’ai soulevé en particulier l’impact préjudiciable que certaines de ses dispositions ont déjà commencé à faire peser sur les membres de groupes religieux minoritaires au Québec3 et le recours préventif aux dispositions qui permettent de suspendre l’application de la Charte canadienne et de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne4.

Je fais également partie de celles et ceux qui croient que certains arguments constitutionnels ont des chances raisonnables de succès dans un recours judiciaire visant à contester la validité de cette loi, malgré le recours aux dispositions de dérogation5. D’un point de vue bien personnel, il va de soi que j’espère sincèrement que la Loi sur la Laïcité de l’État sera amendée conformément à une conception large et libérale des droits et libertés de la personne, peu importe que cet amendement découle d’une contestation judiciaire de sa validité ou qu’il émane de la seule discrétion du gouvernement du Québec actuel ou futur.

Ceci dit, et bien que cela puisse sembler paradoxal, je crois fermement que le gouvernement fédéral devrait se tenir le plus éloigné possible de toute contestation judiciaire de la validité constitutionnelle de la Loi sur la laïcité. Le contraire risquerait de donner une résonance encore plus grande à un amalgame qui a la vie dure au Québec, amalgame selon lequel les chartes des droits et libertés de la personne sont illégitimes puisqu’elles s’inscrivent dans un projet politique ayant pour objectif de faire disparaître la spécificité nationale du Québec au sein du Canada.

L’éléphant dans la pièce: le rapatriement constitutionnel de 1982
Cette posture critique de la légitimité des droits et libertés de la personne résiste pourtant très difficilement à une analyse approfondie, qui doit notamment tenir compte du fait que les droits enchâssés au sein des chartes des droits applicables au Québec s’inscrivent, d’une part, dans une mouvance internationale de codification de ces mêmes garanties fondamentales depuis la Déclaration universelle de 1948 et, d’autre part, du fait que la Charte québécoise a été adoptée sept ans avant la Charte canadienne.

Pour autant, les partis politiques fédéraux ne peuvent faire l’économie de plusieurs facteurs structurels et politiques qui expliquent la persistance de cette posture critique au sein de la société québécoise. Ces facteurs structurels et politiques se rattachent tous à l’éléphant dans la pièce quand vient le temps de discuter de protection des droits et libertés fondamentaux au Québec: le rapatriement constitutionnel de 1982 par le truchement duquel la Charte canadienne a été intégrée à la Constitution du Canada sans le consentement du Québec, seule province à n’avoir (toujours) pas ratifié la Loi constitutionnelle de 1982.

L’intégration de la Charte canadienne au sein de la Constitution du Canada a créé, de l’avis général6, une véritable révolution au sein de l’ordre juridique applicable au Canada en chargeant les tribunaux canadiens du pouvoir: 1) d’interpréter la portée des droits fondamentaux protégés par les chartes des droits; et 2) d’invalider (ou annuler) des décisions ou lois qui seraient jugées contraires à ces mêmes droits et libertés.

Or, non seulement le Québec n’a-t-il jamais consenti à cette très importante réforme constitutionnelle, mais deux éléments structurels importants du régime juridique canadien permettent de conclure que le pouvoir d’influence du Québec (et des provinces canadiennes) en ce qui concerne la détermination de la portée des droits et libertés fondamentaux est très faible si on le compare à celui du gouvernement fédéral.

D’abord, les tribunaux ayant le plus d’influence au sein du système judiciaire canadien, soit les différentes cours supérieures provinciales et la Cour suprême du Canada, sont tous composés de magistrat-es nommé-es exclusivement par le gouvernement fédéral7. De surcroît, la Charte canadienne étant le seul texte qui protège les droits et libertés de la personne ayant une valeur constitutionnelle, l’interprétation des droits aussi protégés dans d’autres textes à portée similaire, dont la Charte québécoise, doit être conforme à celle de la Charte canadienne8.

Autrement dit, on peut très valablement affirmer que la portée de la plupart des droits et libertés de la personne applicables sur le territoire québécois dépend inextricablement de l’interprétation d’un texte auquel le Québec n’a jamais adhéré, la Charte canadienne, et s’est développée sous la plume de juges nommés par le gouvernement fédéral. De la reconnaissance de ce déséquilibre à la remise en cause du caractère supralégislatif des droits et libertés de la personne sur le territoire québécois… il n’y a que quelques pas à franchir que plusieurs n’ont jamais hésité à faire.

Protéger l’adhésion aux droits et libertés
Arrachés progressivement aux titulaires de la puissance publique depuis l’adoption de la Magna Carta de 1215, les droits et libertés de la personne constituent la source d’un important contre-pouvoir au sein des sociétés démocratiques actuelles. Ces garanties fondamentales permettent aux justiciables de saisir un arbitre indépendant de litiges où ils estiment que l’État a abusé de ses prérogatives pour s’ingérer de manière injustifiée ou arbitraire au sein des zones d’autonomie personnelle qui constituent le socle des sociétés libérales. En ce sens, même s’ils ont été enchâssés dans des textes de lois par des élu-es, les droits et libertés de la personne appartiennent à la population et non pas aux gouvernements.

Au-delà des orientations politiques de tout un chacun et des différents points de vue émis sur la meilleure interprétation qu’il est possible de donner à l’un et/ou l’autre des droits et libertés de la personne, il est fondamental de sortir de toute logique partisane lorsqu’on aborde des questions propres à la protection de ces garanties fondamentales qui ne peuvent, et ne doivent, pas se résumer au seul instrument que représente la Charte canadienne.

Les élu-es qui composeront le prochain gouvernement fédéral doivent être conscient-es de l’existence de cette lame de fond au Québec qui tend à amalgamer, pour les raisons que nous venons d’exposer, le véhicule normatif de protection que représente la Charte canadienne et la nature toute particulière des droits et libertés qui y sont enchâssés.

Si le principe voulant que les droits et libertés de la personne appartiennent à la population, et non pas au gouvernement, peut être opposé aux élu-es qui souhaiteraient rapatrier le pouvoir de limiter les droits et libertés de la personne selon les bons vouloirs de la «majorité» (silencieuse ou pas), ce principe peut être tout aussi valablement opposé aux membres du gouvernement fédéral qui souhaiteraient faire valoir «leur» conception des droits et libertés de la personne par rapport au choix qui a été mis de l’avant par le gouvernement du Québec.

La Loi sur la laïcité est très chargée politiquement et les contestations judiciaires de sa validité constitutionnelle sont déjà lancées9. Elles opposent, comme il se doit, les justiciables directement affecté-es par la Loi sur la laïcité et le gouvernement du Québec qui tentera de convaincre de la légitimité (voire de la constitutionnalité) de sa démarche. Dans un tel contexte, l’intervention du gouvernement fédéral dans cette bataille serait non seulement contre-productive, mais elle risquerait de produire un mal beaucoup plus grand que le bien auquel elle pourrait contribuer.

1 L.Q. 2019, ch. 12.

2 Voir notamment les deux billets de blogue suivants, diffusés sur mon blogue Contact: LP LAMPRON, «Signes religieux et vie privée des enseignants», 12 février 2019 et «La CAQ et les symboles religieux: un débat très mal engagé», 11 octobre 2018.

3 Voir notamment sur cette question: LP LAMPRON, «Le PL 21: risque pour la portée du droit à l’égalité?», Options politiques, 21 mai 2019

4 Voir notamment sur cette question: LP LAMPRON, Le projet de loi no 21: dialoguer et convaincre plutôt qu’interdire et déroger, mémoire déposé devant la Commission des institutions dans le cadre des consultations concernant le Projet de loi no 21 sur la laïcité de l’État, Québec, 8 mai 2019.

5 J’ai esquissé une piste potentielle de solution dans ce billet de mon blogue Contact: LP LAMPRON, «Déroger aux chartes n’empêchera pas les contestations», 29 mars 2019. Plusieurs autres collègues juristes ont également soulevé des pistes de solution qui pourraient être explorées, dont notamment: Pierre BOSSET, Mémoire sur le projet de loi no 21 (Loi sur la laïcité de l’État), mémoire déposé devant la Commission des institutions dans le cadre des consultations concernant le Projet de loi no 21 sur la laïcité de l’État, Québec, 15 mai 2019; Grégoire WEBBER, Robert LECKEY et Eric MENDELSOHN, «Le recours à la disposition dérogatoire, comme dans le cas du projet de loi 21 au Québec, ne soustrait pas une loi à l’examen judiciaire», Options politiques, 10 mai 2019; Jean LECLAIR, «Refonder la légitimité de la clause de dérogation», La Presse, 9 avril 2019; et Maxime SAINT-HILAIRE, «Dérogation aux droits dans le projet de loi sur la laïcité de l’État: la synthèse», À qui de droit, Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, 9 avril 2019.

6 Du nombre incalculable d’ouvrages et d’articles qui ont été écrits sur la question, voir notamment: Michael MANDEL, The Charter of Rights and the legalization of politics in Canada, Toronto, Carswell, 1994; Peter W. HOGG, «The Charter Revolution: is it undemocratic?», 12 Forum Constitutionnel 1, 2001, et le 10e chapitre de l’ouvrage d’Henri BRUN, Les institutions démocratiques du Québec et du Canada, Montréal, Wilson & Lafleur, 2013.

7 Sur la question du rôle du gouvernement fédéral dans le processus de nomination des juges et la structure de l’ordre judiciaire canadien, voir notamment: LP LAMPRON, «Les institutions judiciaires et le phénomène de la judiciarisation du politique au Québec et au Canada», dans Alain G. GAGNON (dir.), La politique québécoise et canadienne: une approche pluraliste, 2e éd., Montréal, 2017.

8 Voir notamment sur cette question l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, dans lequel un plaignant a réussi à faire intégrer le motif de l’orientation sexuelle à la liste des motifs de discrimination interdite dans la loi albertaine sur les droits de la personne en démontrant que son exclusion était contraire au droit à l’égalité protégé par la Charte canadienne.

9 La première contestation de la constitutionnalité de la Loi sur la laïcité a d’ailleurs été déposée dès le lendemain de son adoption. Voir notamment: Mylène CRÊTE, «La bataille judiciaire s’engage autour de la Loi sur la laïcité de l’État», Le Devoir, 18 juin 2019.

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