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Bonheur: l’amour et l’argent pèsent lourd

Les sociologues et les économistes mesurent le bonheur et la satisfaction envers la vie qu’on mène et entendent analyser objectivement le sentiment de bien-être au même titre que les revenus personnels ou la pauvreté. Dans son livre, Happiness1Leo Bormans a donné la parole à 104 chercheurs en sciences sociales provenant de 50 pays différents qui y résument l’essentiel de leurs travaux sur ce thème, ce qui témoigne bien de l’intérêt suscité par la question.

bonheur

Ces efforts pour mesurer le bonheur ne sont pas anodins. Je rappelle que «la poursuite du bonheur» était proposée dans le préambule de la constitution américaine, rédigé en 1787, comme l’un des six grands objectifs à atteindre collectivement, au même titre que la liberté, la défense, la tranquillité, la justice et l’union. Mais comment caractériser l’atteinte du bonheur?

Deux indicateurs tirés de notre enquête sur la justice sociale donnent des réponses parlantes à cette question. Adoptant une approche classique, nous avons demandé aux répondants d’indiquer, sur une échelle allant de 1 à 10, s’ils étaient plutôt insatisfaits (1) ou plutôt satisfaits (10) de la vie qu’ils menaient et s’ils étaient plutôt malheureux (1) ou plutôt heureux (10). Nous distinguerons en effet bonheur et satisfaction car les deux notions renvoient à des réalités différentes au regard des analyses que nous avons effectuées, alors qu’elles sont généralement considérées comme étant équivalentes dans les recherches publiées.

Dans ce billet, j’aborderai la mesure du bonheur et, dans le prochain, la mesure de la satisfaction envers la vie menée par les individus.

Les Québécois estiment être heureux
Les Québécois se disent heureux, avec un score moyen de 7,1 sur 10. Globalement, le résultat observé au Québec se compare à celui des pays d’Europe du Nord dans les enquêtes utilisant la même méthode, alors que les pays d’Europe de l’Est, par exemple, ont un score plus bas. L’intérêt de cet indicateur, le bonheur, réside cependant dans l’étude des différences observées entre les groupes sociaux et dans l’analyse des liens avec d’autres indicateurs qui permettent d’expliquer le bonheur ressenti.

Ainsi, il n’y a pas de différences entre les femmes et les hommes dans l’estimation de leur bonheur personnel, un contraste avec leurs idées respectives sur la justice sociale que nous avons explorées dans les billets précédents (1, 2, 3, 4, 5). Par contre, il existe un fort lien entre l’âge et le sentiment de bonheur, et on retrouve la courbe en U typique observée dans les études du même genre. Le sentiment de bonheur est élevé chez les jeunes, il décroît régulièrement avec l’âge jusqu’à 50 ans environ (6,6), puis il remonte à un niveau très élevé chez les personnes âgées (8,1).

L’argent fait le bonheur
Plus les ressources financières des individus sont élevées, plus ils ont le sentiment d’être heureux. La relation statistique entre le bonheur des répondants et le revenu de leur ménage est la plus forte de toutes les relations statistiques examinées. Rien d’original dans ce résultat, lui aussi déjà bien documenté dans diverses enquêtes. Mais attention, le niveau de bonheur perçu est relatif et non absolu: 1000$ gagnés à la loto ont une plus grande utilité pour le pauvre que pour le riche, et le plus démuni en tire un plus grand bien-être pour des raisons évidentes.

L’effet du revenu sur le bonheur est global, car les ressources financières recoupent bien d’autres caractéristiques susceptibles de marquer le bonheur, comme une position sociale élevée, un meilleur logement, etc. Pourtant, dans les analyses plus sophistiquées qui contrôlent la présence d’autres facteurs explicatifs, l’effet du revenu sur le bonheur demeure. Les ressources monétaires élevées ou jugées suffisantes donnent en effet accès à tout un univers de produits et d’activités qui contribuent au confort et au bonheur quotidien. Bien entendu, les études en sociologie de la consommation ont aussi révélé la face sombre de la recherche du bien-être à travers la poursuite effrénée de biens marchands de tout type –devenant même une forme de dépendance–, mais force est de constater que, pour la grande majorité des individus, il existe un lien étroit entre les biens et les services achetés au quotidien et le sentiment de bien-être.

Pour le montrer, il est possible de mettre en relation le sentiment de bonheur avec de nombreux indicateurs de privations présents dans l’enquête. Les personnes qui doivent se priver pour satisfaire leurs besoins de base, celles qui ont de la difficulté à arriver dans leur budget et celles qui ont des préoccupations financières sont aussi celles qui estiment être les moins heureuses.

Ce résultat indique que «l’effet d’adaptation», mis de l’avant par l’économiste Amartaya Sen, ne fonctionne pas nécessairement dans une société de consommation élargie, dans une société marquée par l’enrichissement qui contribue à élever les attentes de tous. Les gens adaptent-ils leurs aspirations (et leur recherche du bonheur) aux possibilités objectives qui sont les leurs? Rien n’est moins sûr.

Position sociale et bonheur
Il existe un lien étroit entre le statut socioprofessionnel et la mesure du bonheur: les professionnels, les cadres supérieurs, mais aussi les membres des professions intermédiaires (enseignants, infirmières, techniciens, etc.) ont un score plus élevé sur l’échelle du bonheur. Il en va de même pour le lien entre le niveau de scolarité et le bonheur: plus le diplôme est élevé, plus la position sur l’échelle de bonheur est élevée. Les répondants au statut social élevé ou moyen et ceux qui ont un diplôme postsecondaire ont de meilleures chances de réaliser leurs aspirations professionnelles. Par contre, les chômeurs ont un score nettement plus bas sur l’échelle du bonheur.

Notre analyse (encore embryonnaire) montre cependant que les conditions de travail et l’estimation qu’on fait de la façon dont on est traité et évalué dans l’emploi occupé sont en lien avec le sentiment de bonheur. Ainsi, les employés de bureau et les personnes œuvrant dans les services, plus critiques envers leur rémunération relative, sont aussi des répondants qui estiment être moins heureux.

Projets personnels et bonheur
Les personnes qui sont en situation de mobilité économique (meilleur revenu) et de mobilité sociale ascendantes par rapport à leur milieu d’origine et les personnes qui ont été mobiles au cours de leur vie active ont un score sur l’échelle du bonheur nettement plus élevé que les autres. Les individus qui ont été en mesure d’avoir un meilleur emploi que celui de leurs parents –ou encore, qui estiment avoir atteint un meilleur statut socioéconomique que celui de leur milieu d’origine– ont aussi le sentiment d’être plus heureux, par comparaison avec ceux qui n’ont pas eu cette possibilité. Il en va de même pour la mobilité en cours de carrière: le sentiment d’avoir progressé dans sa vie professionnelle est en lien avec le sentiment d’être heureux.

Vie de couple et bonheur
Les célibataires qui vivent seuls, mais aussi ceux qui cohabitent avec d’autres personnes, s’estiment moins heureux. Il en va de même pour les chefs de familles monoparentales. De leur côté, les individus vivant en couple soutiennent en plus forte proportion être heureux, et l’indice est encore plus élevé chez les couples d’adultes sans enfant (notamment chez les empty nesters, les parents arrivés à la phase du nid vide). L’âge et le revenu jouent évidemment un rôle –les personnes plus âgées sont plus riches et leurs enfants ont quitté le foyer–, mais le contrôle de ces variables indique que la relation entre l’état matrimonial et le bonheur se maintient. Vivre en couple contribue nettement à la hausse du sentiment d’être heureux, quel que soit l’âge.

Vie en société et bonheur
Si important qu’il soit, le revenu gagné n’est pas l’unique facteur selon lequel les individus évaluent la qualité de la vie qu’ils mènent et le bonheur qu’ils ressentent. Ils apprécient leur propre revenu de manière relative, en le comparant à celui d’autrui ou encore à celui qu’ils avaient antérieurement (dans le cas des retraités, par exemple). Leur perception est donc relative et elle est marquée par leurs relations sociales.

 Plus largement, l’évaluation faite du bonheur et l’appréciation de la qualité de la vie qu’ils mènent sont étroitement liées à la qualité de leurs relations sociales, à la qualité de leur vie en société et à la qualité des relations qu’ils établissent avec leurs proches. Les êtres humains ne sont pas des atomes isolés et indépendants les uns des autres. Le sentiment de bonheur qu’ils éprouvent se construit en société.

1 BORMANS, Leo. Happiness: Le grand livre du Bonheur, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2011.

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  1. Publié le 20 septembre 2013 | Par Valérie Harvey

    C'est intéressant car on peut comprendre un peu mieux, à travers ces chiffres, ce que les gens appellent «bonheur». C'est peut-être là que peut s'expliquer les liens plus difficiles à faire avec l'étude d'Amartaya Sen: peut-être définit-il le bonheur un peu différemment que la majorité des répondants de nos études occidentales? On est presque dans la psychologie...
  2. Publié le 17 septembre 2013 | Par SB

    Absolument intéressant.

    La note de 7,1 que se donnent les Québécois en matière de bonheur m'apparaît cependant un peu élevée. Cioran n'écrivait-il pas: «Tous les êtres sont malheureux, mais combien le savent?»

    Par ailleurs, votre enquête dit-elle si le bonheur augmente avec la richesse? Est-ce que quelqu'un qui gagne 1 M$ est encore plus heureux que celui ou celle qui gagne 500 000$?

    Quant à la courbe en U de la relation bonheur-âge, j'en suis estomaqué. Ça m'amène à me demander s'il y avait une variable «religion» dans votre enquête. Les personnes âgées se diront-elles toujours plus heureuses dans 20 ans, lorsque cette nouvelle cohorte de «vieux» sera composée d'une plus grande proportion d'athées et de non-croyants?

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