Vivre à crédit
L’endettement des Québécois augmente sans cesse. La dette fait-elle partie de notre ADN? Pouvons-nous vivre sans crédit?
Par Nathalie Kinnard
La tête entre les mains, vous regardez votre compte en banque se dégarnir chaque mois alors que passent les paiements de l’hypothèque, du prêt auto et de vos trop nombreuses cartes de crédit. L’argent sort plus vite de vos poches qu’il n’y entre. Vous vous tournez alors vers votre marge de crédit pour aller chercher un peu de liquidité grâce à laquelle vous remboursez le solde minimum de vos cartes… tout en finançant votre nouveau divan.
Endettés les Québécois?
Selon le sondage 2017 de l’Association canadienne de la paie, 93% des répondants québécois vivent pareille situation. Et 20% d’entre eux se disent même écrasés par le poids de leurs dettes. Le ratio entre les dettes et le revenu disponible après impôt des ménages québécois a d’ailleurs atteint le taux record de 168% en 2017, révèle l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), ce qui signifie que pour chaque dollar de revenu une famille doit 1,68$. Ce chiffre, qui a doublé depuis les années 1980, a récemment fait la manchette de différents médias, laissant croire que les Québécois sont tous au bord de la faillite.
Il ne faut pas être aussi défaitiste, mais c’est une sonnette d’alarme, nuancent Marie J. Lachance, professeure associée au Département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation1, et Charles Bellemare, professeur au Département d’économique2. Ils conviennent que les Québécois sont des consommateurs impulsifs et trop endettés qui comprennent mal le crédit. Par contre, ils ne croient pas qu’il faille en finir avec cette méthode de paiement. «Les gens doivent apprendre à l’utiliser et à la gérer judicieusement», précise Mme Lachance.
Bonnes dettes, mauvaises dettes
«La dette en soi ne pose pas de problème si elle est réfléchie et bien administrée», signale par ailleurs Marie J. Lachance. La règle d’or: utiliser le crédit seulement si on peut en assurer les versements périodiques, tout en connaissant l’échéance de l’emprunt ou du prêt. «Le crédit est un bon outil qui permet d’acquérir des biens qu’il nous est impossible de payer comptant», ajoute Charles Bellemare. Ainsi, la dette la plus couramment contractée au Québec est l’hypothèque. Selon les Études économiques de Desjardins et Ipsos, l’une des principales firmes de sondages internationales, les prêts hypothécaires représentaient 75,5% des dettes des Québécois en 2016. Viennent ensuite la marge de crédit personnelle, les prêts personnels à la consommation, les cartes de crédit et les prêts auto sous forme de location.
«L’hypothèque est considérée comme une bonne dette, car elle permet d’acquérir une valeur», précise le professeur Bellemare. Leur résidence représente d’ailleurs 66% des actifs des Québécois propriétaires. Selon Marie J. Lachance, les dettes d’études sont également vues d’un bon œil par la plupart des gens. Même si l’éducation n’est pas un actif tangible, c’est souvent le gage d’un meilleur salaire. On investit dans l’avenir!
«Le problème avec le crédit, c’est que la plupart des gens s’en servent mal», poursuit Charles Bellemare. Selon l’économiste, les Québécois ont de la difficulté à contrôler leurs dépenses, et les institutions financières profitent de leur faiblesse en leur offrant des produits et des services de crédit alléchants. «Les gens voient dans le crédit de l’argent facile, sans en cerner l’incidence sur leur futur», dénonce le professeur Bellemare.
Même son de cloche de la part de Marie J. Lachance. «Beaucoup de Québécois vivent bien au-dessus de leurs moyens. Ils dépensent sans considération, en utilisant le crédit pour tout, sans même savoir où ils en sont avec leurs emprunts et leurs remboursements», dit-elle. Dans une étude publiée en 2015 avec ses collègues Pierre Beaudoin et Jean Robitaille, la chercheuse a relevé que près de la moitié des jeunes âgés de 18 à 29 ans ne savent pas que des intérêts sont facturés sur le solde restant lorsqu’ils ne paient que le montant minimum dû sur une carte de crédit. De plus, 42% d’entre eux ignorent que retirer de l’argent à partir d’une carte de crédit entraîne automatiquement des frais d’intérêt. «Plusieurs consommateurs croient même que le crédit est un revenu, s’étonne Marie J. Lachance. Beaucoup mettent, à tort, leurs limites d’emprunt dans leurs avoirs!»
1 Marie J. Lachance est aussi directrice des programmes de 1er cycle en sciences de la consommation. ↩
2 Charles Bellemare est également membre du Centre de recherche sur les risques les enjeux économiques et les politiques publiques. ↩
Santé financière précaire?
Accentué au cours des trois dernières décennies, l’accès facile au crédit encourage les Québécois à emprunter plus que jamais. Selon l’ISQ, les dettes s’accroissent plus fortement que les actifs depuis 1999. Cela dit, contrairement à la croyance populaire, l’endettement des ménages ne s’est pas alourdi pour autant. La raison? Les faibles taux d’intérêt et la hausse de la valeur des actifs, particulièrement des maisons, viennent contrebalancer l’accroissement des dettes. Mais face à la hausse des taux d’intérêt hypothécaires attendue dans les prochaines années, plusieurs s’inquiètent: les Québécois pourront-ils conserver leur maison? Oui, si les propriétaires ont prévu les répercussions à long terme d’une possible hausse, pense Marie J. Lachance.
Pour bien évaluer la santé financière d’un individu, les économistes recommandent d’analyser son ratio dettes/actifs. Celui-ci permet d’évaluer la capacité des ménages à rembourser leurs dettes en tenant compte des taux d’intérêt et des actifs, ce que ne considère pas le ratio alarmiste médiatisé des dettes par rapport au revenu disponible. Ainsi, en 2012, les Québécois ont accumulé 13$ de passifs pour chaque tranche de 100$ d’avoirs, ce qui les situe dans la zone de confort où l’endettement peut être géré convenablement selon l’ISQ. Plus encore, la part de leur revenu brut consacré au remboursement des emprunts (capital et intérêts) est demeurée stable depuis 15 ans, se situant autour de 16,7%. Étant donné que la Banque du Canada établit à 40% le seuil critique à partir duquel une personne a du mal à effectuer des paiements mensuels, on peut dire que les finances de la grande majorité des Québécois ne sont pas si mal en point.
Néanmoins, c’est peut-être le calme avant la tempête pour les portefeuilles québécois. «L’augmentation des taux d’intérêt aura un effet certain, car les prêts hypothécaires occupent une bonne partie de nos dettes, rappelle Charles Bellemare. Ce sera plus difficile de faire nos paiements mensuels.» Plusieurs personnes endettées pourraient ne plus être capables de s’acquitter de leurs engagements. «Et même si la valeur de leurs actifs est élevée, ça ne compensera pas toutes les dettes et le manque de liquidité ponctuel», rapporte la professeure Lachance. Par exemple, personne ne peut aller retirer de l’argent sur la valeur de sa maison pour payer une épicerie!
Selon les deux spécialistes, les variations des taux d’intérêt n’auront pas de répercussions immédiates sur ceux qui ont des hypothèques fermées: les effets se feront sentir lors du renouvellement des prêts. Reste à voir si les Québécois auront la discipline de prévoir un bon coussin financier pour parer à cette éventuelle hausse. «La règle de base est de toujours avoir au moins de trois à six mois de salaire de côté pour les imprévus, rappelle Marie J. Lachance. Malheureusement, ces mesures sont mal connues et peu appliquées.»
Tous égaux face aux dettes
«Les dettes n’épargnent personne», lance d’ailleurs Charles Bellemare. Selon diverses analyses, les jeunes et les parents avec enfants à la maison sont les plus susceptibles de contracter des dettes. Mais, contrairement aux idées reçues, gagner plus d’argent ou avoir un niveau d’éducation plus élevé ne rime pas nécessairement avec un meilleur bilan financier. Selon un rapport sur l’endettement des ménages publié en 2012 par Statistique Canada, les individus possédant un diplôme d’études universitaires ont un endettement moyen plus élevé que la moyenne des Canadiens de 18 ans et plus. Même chose pour les ménages gagnant un revenu avant impôt de 100 000$ et plus. L’explication avancée: plus d’argent augmente la capacité d’endettement… et l’illusion de pouvoir consommer davantage.
Dans ses projets de recherche, Charles Bellemare analyse justement les problèmes de comportement financier des gens. «Je remarque que les Québécois connaissent mal les règles d’investissement et les produits financiers. Par exemple, ils ne comprennent pas que la hausse d’un titre d’actions peut être annulée par la baisse d’un autre placement.»
L’effet de pairs est également très fort, ajoute le chercheur. Différentes études montrent que l’entourage influence fortement la consommation personnelle. Par exemple, si notre voisin gagne à la loterie et s’offre une piscine, une nouvelle auto et la souffleuse dernier cri, nous étalerons également les billets pour bonifier notre terrain et notre résidence, inconsciemment… ou non. C’est l’effet «voisin gonflable».
Vivre sans dettes, c’est possible?
Selon l’enquête Canadian Financial Monitor d’Ipsos, environ 30% des ménages québécois n’ont aucune dette. «Il s’agit souvent de gens dans la soixantaine, dont l’hypothèque est remboursée», précise Charles Bellemare. Mais il y a aussi ceux qui ne cherchent pas l’accès à la propriété à tout prix et qui sont locataires, ou encore ceux qui vivent selon le principe de la simplicité volontaire. «Les dettes ne sont pas obligatoires, soutient le professeur Bellemare. Mais ce n’est pas facile de résister au crédit.» Surtout pour les jeunes qui ont entre 18 et 29 ans: 77% possèdent une carte de crédit et 70% ont au moins contracté une dette (étude ou crédit), révèlent les travaux de Marie J. Lachance. «En comparaison, les jeunes Français sont très peu endettés, car l’accès aux cartes de crédit est difficile et l’université est gratuite», fait remarquer la chercheuse.
Par ailleurs, trop peu de parents québécois enseignent volontairement à leurs enfants à faire des choix et à économiser. Et «l’intérêt pour les questions économiques est très faible au Québec», affirme Charles Bellemare. Le chercheur a réalisé des expériences en laboratoire pour vérifier le niveau de compréhension financière des étudiants au baccalauréat en économie. Entre autres résultats, deux tiers des participants ont de la difficulté à calculer leurs besoins en épargne. Pas étonnant donc que la majorité de la population vive à crédit!
Pour baisser le niveau d’endettement, Marie J. Lachance prône l’idée d’ajouter des campagnes de sensibilisation au crédit ainsi que celle d’assurer une éducation financière dès le primaire. «En plus du cours obligatoire qui a été instauré en 5e secondaire cette année, il faudrait des formations plus globales sur la consommation pour comprendre le fonctionnement des publicités, le coût de la vie, le budget et l’importance des priorités dans les achats», lance-t-elle.
Elle ajoute qu’elle interdirait les cadeaux offerts avec les nouvelles cartes de crédit et même les points bonis ou les remises en argent qui peuvent inciter à dépenser plus. «Le crédit est un outil financier, pas un cadeau, martèle-t-elle. Et qu’on l’utilise ou pas, un principe devrait guider tous nos achats: on ne peut pas vivre sur de l’argent qu’on n’a pas!»
Publié le 22 novembre 2017
Publié le 27 novembre 2017 | Par Brigitte Trudel
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Publié le 25 novembre 2017 | Par Sonia Garneau
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