Acheter pour exister
Jadis, on achetait par nécessité. Aujourd’hui, la nécessité, c’est d’acheter. Que s’est-il passé entre les deux?
Par Pascale Guéricolas
«L’argent ne fait pas le bonheur», clame le dicton populaire. Mais il y contribue grandement. Du moins en apparence. Au point que, depuis plusieurs décennies, l’acte d’acheter définit à lui seul une bonne partie de notre société.
Aux premiers temps de la société de consommation, durant l’après-guerre, acheter visait surtout à remplir notre garde-manger ou nos armoires. Quant au reste, les ménages disposaient de peu de modèles de maisons, de voitures ou de vêtements pour combler leurs besoins. Les vélos servaient essentiellement à se déplacer, à l’exception de ceux conçus pour les professionnels, tandis qu’afficher sur des vêtements le nom de leur fabricant semblait aussi incongru qu’oublier d’en retirer l’étiquette. Tout cela se passait avant que l’acquisition d’un bien ne participe à la construction de notre image sociale. Comment en est-on venu à proclamer notre identité à partir des marques ou des objets?
Dans le regard des autres
Prenez le vélo. Vous souhaitez pratiquer cette activité? Aujourd’hui, vous avez le loisir d’acquérir un savant alliage de graphite et de plastiques, doté de deux roues et d’un pédalier pour le prix d’une voiture usagée. Et de dépenser une fortune pour vous équiper en vêtements fabriqués avec des tissus thermorégulateurs. Tout cela simplement pour le plaisir individuel de rouler vite sur votre bolide?
Le sociologue aguerri Simon Langlois1 en doute. «Regardez les cyclistes amateurs ou ceux qui font de la course à pied. Ils disposent tous d’un matériel de haute performance, indispensable pour faire partie du groupe», note le professeur retraité du Département de sociologie. Pour ce spécialiste, qui observe ses contemporains avec acuité depuis longtemps, l’affaire est entendue. Les produits et les appareils de plus en plus raffinés offerts aux amateurs de pêche, de course à pied ou de cuisine ne répondent pas seulement à un besoin matériel. Ils deviennent des moyens d’égaler la performance des autres pour mieux se fondre dans le groupe. La multiplication des choix offerts aux consommateurs s’explique donc en grande partie par une furieuse envie d’appartenir à la gang. Grâce à l’achat d’objets haut de gamme, on montre à nos semblables que nous partageons avec eux un intérêt, un style de vie commun.
Voilà pourquoi un même consommateur peut accepter de payer un bâton de golf 800$ ou 1000$, si c’est au groupe correspondant qu’il veut appartenir, tout en achetant ses légumes et ses conserves au rabais. D’autres personnes, à l’inverse, se définissent en refusant de se laisser aspirer dans cette spirale. Ils se retirent de la consommation à outrance. Désormais, pour montrer son opposition au courant social, il faut bouder un produit, un bien ou, dans les cas extrêmes, pratiquer la simplicité volontaire.
1 Simon Langlois participe également aux blogues de Contact avec son blogue «Regards sur la société». ↩
Inégale, la consommation?
Ces tensions entre consommation extrême et abstention volontaire ont des répercussions sur le fonctionnement même de la société aux yeux de Simon Langlois. «Aujourd’hui, le citoyen consommateur se trouve en concurrence avec le citoyen politique, avance le sociologue. Les militants, dans le passé, tiraient une satisfaction et une valorisation à participer à des mouvements sociaux. Beaucoup de nos contemporains éprouvent des sensations et un plaisir analogues en consommant des équipements de pointe, nécessaires pour leurs activités de loisir au sein d’un groupe.»
Un phénomène en pleine croissance dans les classes sociales plus élevées, selon le chercheur. Leurs revenus leur permettent d’accéder à des produits et à des services beaucoup plus sophistiqués que le reste des mortels. Ainsi, loin de favoriser l’égalité entre les citoyens comme le proclamaient les économistes dans les années 1960, notre société de consommation aurait tendance à creuser les inégalités. Le prix des objets produits à grande échelle a globalement diminué avec l’industrialisation, c’est vrai, mais il nous en faut toujours plus pour combler nos désirs.
Une hypothèse que défend Patrick Turmel dans son essai La juste part: repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, écrit avec David Robichaud 2. Inspiré par les travaux de l’économiste américain Robert H. Frank sur les difficultés de la classe moyenne à maintenir son niveau de vie, le professeur à la Faculté de philosophie3 réfléchit à la façon dont nous consommons. «Les inégalités se creusent, même dans un pays dit égalitaire comme le Canada, indique ce spécialiste en éthique sociale et économique. Cela se reflète dans la définition de standards concernant, par exemple, la taille d’un logement pour quatre personnes ou les dépenses à consentir pour célébrer un mariage.»
À l’entendre, les sommes faramineuses consacrées par les très riches pour se bâtir des demeures de dimensions pharaoniques ou garnir d’une Porsche leur énorme garage exercent une influence à la hausse sur les achats des classes sociales moins favorisées. Éblouis par la consommation ostentatoire de quelques magnats des affaires, artistes ou sportifs professionnels dont les médias traquent les moindres faits et gestes, les citoyens ordinaires cherchent à faire comme eux quand ils passent au tiroir-caisse. Et ce, alors même que l’écart entre les mieux payés et les autres ne cesse de se creuser. Si un chef d’entreprise canadienne gagnait 25 fois le salaire moyen de ses employés dans les années 1960, aujourd’hui il s’agit plutôt de 150 fois plus…
En somme, pour rester dans la course, les citoyens gagnant leur vie raisonnablement n’ont pas le choix de voir plus grand, et de s’endetter. Si la superficie des maisons moyennes nord-américaines tournait autour de 2000 pieds carrés il y a quelques années, elle a plus que doublé aujourd’hui, sans pour autant que le nombre d’occupants n’ait augmenté.
2 Coll. Documents, Nouveau Projet, Montréal, 2012 ↩
3 Patrick Turmel est aussi président de la Société de philosophie du Québec et est membre de l’Institut d’éthique appliquée et du réseau Villes Régions Monde. ↩
Consommez, qu’ils disaient!
Mais le mirage de ressembler aux nantis est-il seul à nourrir cette consommation qui va jusqu’à mettre en péril les portefeuilles? Comme autre facteur d’explication, certains pointent du doigt le raffinement des outils utilisés pour mousser les ventes. «Le marketing ne crée pas le besoin, pas plus qu’il n’oblige le consommateur à acheter», réplique Frank Pons, professeur au Département de marketing4. Par contre, une offre d’achat mieux aiguillée peut faire partie des moyens déployés pour nous inciter à consommer.» Il explique que des algorithmes toujours plus raffinés permettent, en croisant les données tirées de nos visites sur le Web, d’obtenir des informations très précises sur nos envies d’achat. Ainsi, selon vos incursions sur la toile numérique, vous pourriez vous faire proposer l’achat d’une bague de fiançailles ou d’une escapade dans le Sud.
D’après les spécialistes du marketing, cette micro-segmentation des marchés permettrait de mieux répondre aux besoins précis des consommateurs. Oubliées, donc, les campagnes de pub tous azimuts, comme les agences les pratiquaient jusqu’aux années 2000! Plus encore, une partie de l’information commerciale viendrait carrément de notre communauté, voire de nos pairs. Imaginons qu’un horaire de travail serré vous empêche d’assister à un match de football ou à une partie de hockey avec vos amis. Leurs vidéos et leurs commentaires partagés sur diverses plateformes vous donnent quand même une idée de l’atmosphère sur place. Une façon de vous préparer à votre prochain achat de billet sportif, à en croire Frank Pons. «Avant même de vous installer pour assister au prochain match, vous anticipez le plaisir de prendre part à ce moment», précise le directeur de l’Observatoire international en management du sport (OIMS).
Un moment qui dépasse la seule observation en direct de la joute sur le terrain ou sur la patinoire. Déjà, des stades comme celui de San Francisco offrent des sièges d’où le public peut commander de la nourriture ou regarder une reprise en ralenti des meilleures phases du jeu sur sa tablette ou sur son téléphone. Et des entreprises numériques facilitent le partage de photos, ou autres, du spectateur avec ses amis grâce à des applications ludiques.
Il y a cependant une limite à ce que nos amis et ceux et celles qui partagent nos passions se transforment en véhicules publicitaires. Autrement dit, le jupon des annonceurs ne doit pas trop dépasser sur la toile s’ils souhaitent garder une certaine crédibilité. Ce savant équilibre entre leurs intentions et ce qu’ils en laissent paraître concerne particulièrement les internautes consommateurs de 18 à 25 ans, cibles de toutes les sollicitations commerciales. Selon les dernières statistiques, cette tranche d’âge est quotidiennement exposée à plus de 6000 noms de marques, contre 4000 il y a une dizaine d’années. Une exposition qui passe souvent par les médias sociaux comme Facebook, où les bannières commerciales s’affichent.
4 Frank Pons est également directeur du Carré des affaires FSA Ulaval–Banque Nationale et de l’Observatoire international en management du sport. ↩
Attention, invasion de contenu
Ceci dit, les entreprises affectionnent une autre technique publicitaire sur le Web qui, elle, ne fait pas dans la subtilité. «Le placement de produits a connu une croissance phénoménale dans les blogues ou parmi les youtubeurs, observe Manon Niquette, professeure au Département d’information et communication. Selon cette chercheuse, intéressée tant par les blogues sur la maternité que par la façon dont les médias sociaux popularisent certaines marques d’analgésiques pour enfants, le simple placement d’annonces ne suffit plus. Aujourd’hui, le marketing de contenu domine.
Autrement dit, certains auteurs de blogues ou animateurs de chaînes YouTube vantent sans aucun filtre des marques de contraceptifs ou des méthodes de blanchiment des dents. Ils intègrent tout simplement la publicité dans leurs propos. Au point qu’une célèbre blogueuse comme Heather B. Armstrong, classée au 26e rang de la liste Forbes des femmes les plus influentes dans les médias, a décidé de réorienter ses activités et de réduire ses publications sur le Web pour ne pas avoir à se livrer à une telle pratique.
Les millénariaux, qui consacrent un tiers de leur temps passé sur le Net à consulter du contenu lié à des produits, ne sont pas dupes des efforts déployés par les entreprises pour les séduire. Leur arme de défense? L’humour, le sarcasme et le détournement de messages. Coca-Cola, avec sa campagne contre l’intimidation menée à partir du mot-clic #MakeItHappy, qui consistait à remplacer des messages haineux par de jolis dessins en code ASCII sur Twitter, en a fait les frais. La compagnie a assisté, impuissante, au détournement sarcastique de son message orchestré par Gawker. Ce réseau de blogues américain a inondé le compte de Coca-Cola d’extraits du livre Mein Kampf d’Adolf Hitler. Confrontée à cette perte de contrôle majeure de son image, la multinationale américaine a renoncé à sa campagne de publicité.
Dans des circonstances différentes, d’autres marques en viennent à tirer profit des moqueries des internautes. Loin de s’offusquer des «dégustations de malbouffe» souvent ironiques qu’on trouve sur YouTube et autres plateformes Web, de grandes entreprises comme Taco Bell ou McDonald’s les relayent volontiers dans leurs réseaux. Autrement dit, elles appliquent à la sauce numérique le vieil adage «Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en».
Bref, la société de consommation rend l’acte d’acheter complexe. Sa portée dépasse plus que jamais la simple satisfaction des besoins. Il nous caractérise comme individu. Et la mouvance se poursuit. Désormais, acheter, c’est s’exprimer, rien de moins. Au fait, à quand les urnes électorales sous forme de tiroirs-caisses?
Publié le 22 novembre 2017
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