En 30 ans, diverses manifestations de violence conjugale ont été graduellement reconnues comme des crimes et abordées dans le contexte de gestes posés dans l'intimité.
Propos recueillis par Louise Desautels
Au Québec, en 2010, plus de 19 000 infractions contre la personne ont été commises dans un contexte conjugal, peut-on lire dans le site du ministère de la Sécurité publique. Qu’il s’agisse de coups, de viols ou même de meurtres (13 en 2010), ces gestes criminels posés par un proche sont de plus en plus dénoncés et punis. En entrevue avec Contact, Julie Desrosiers1, professeure de droit criminel à la Faculté de droit, brosse un portrait de l’évolution qui a marqué le monde judiciaire en matière de violence conjugale.
Aux yeux de la loi, existe-t-il un crime nommé violence conjugale?
Non. Le Code criminel est la loi canadienne qui touche à cette question par l’existence de certains articles ou dispositions dans les catégories pertinentes: agression sexuelle, harcèlement criminel, menaces graves, voies de fait et homicide.
Y a-t-il eu des changements notables dans le Code criminel au cours des dernières années?
La compréhension de la violence conjugale a beaucoup évolué au cours des dernières décennies dans notre société, ce qui a certainement eu un impact en matière de droit. Il y a donc eu des modifications au Code criminel, mais il y a surtout eu des changements dans l’application de la loi -par exemple grâce à l’établissement d’une politique québécoise d’intervention en matière de violence conjugale-, dans la reconnaissance de ce qui pouvait désormais être une circonstance aggravante et dans l’interprétation des tribunaux grâce à la jurisprudence.
À quand feriez-vous remonter le premier changement en ce sens au Code criminel?
À 1983. Cette année-là est fondamentale parce que le législateur a entièrement revu les dispositions sur la violence sexuelle au Canada. C’est d’autant plus important que les anciennes dispositions dataient des premières lois criminelles, soit 1892.
1 Julie Desrosiers est aussi membre du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF) et a participé à l’élaboration du programme de baccalauréat en criminologie de l’École de service social. ↩
L’agression sexuelle au-delà de l’exception maritale
Comment traitait-on la violence sexuelle avant 1983?
On avait deux disposions: le viol et l’attentat à la pudeur. Point. Et pour démontrer le viol, on devait apporter des preuves de pénétration de l’organe mâle dans l’organe femelle, ce qui était humiliant pour la victime et à peu près impossible puisqu’il s’agit d’un crime de l’intimité donc, la plupart du temps, sans témoin. Dans le cas d’un viol avec un objet, on parlait plutôt d’un attentat à la pudeur, ce qui avait une connotation morale.
Pouvait-il y avoir agression sexuelle dans le contexte d’un couple marié?
Non. Il existait alors l’exception maritale, c’est-à-dire qu’aux yeux de la loi, un homme ne pouvait pas violer sa propre femme parce qu’elle lui appartenait.
Qu’ont changé les dispositions de 1983?
Elles ont créé des crimes fondés sur la violence en contexte sexuel et aboli la nécessité de démontrer la pénétration. Elles ont aussi aboli l’exception maritale ainsi que des dispositions qui ne s’appliquaient qu’aux femmes, comme le fait que leur parole ne suffit pas et nécessite corroboration ou qu’elles doivent apporter des preuves de résistance physique active -alors que souvent la femme sait que, si elle se débat, elle va subir une violence plus grande. Finalement, les changements visaient à faciliter la dénonciation de ce crime très très peu dénoncé encore à ce jour. Dans le contexte familial, il y a des enjeux complexes et déchirants quand ton agresseur est ton conjoint et le père de tes enfants…
Harcèlement et homicide
Y a-t-il eu d’autres changements au Code criminel touchant la violence conjugale?
En 1993, on a créé un nouveau crime: le harcèlement criminel. On parle ici de suivre une personne, de la surveiller, de lui téléphoner de façon importune et régulière, etc. C’est différent de l’infraction liée aux menaces graves, qui existait déjà. Le harcèlement touche la violence conjugale parce que c’est souvent dans un contexte de rupture conjugale qu’il survient. D’ailleurs, la violence contre les femmes est souvent augmentée dans le contexte de rupture.
En quoi les questions d’homicide sont-elles différentes lorsque traitées sous l’angle de la violence conjugale?
Au Canada, 20% des meurtres commis chaque année sont des homicides conjugaux et la grande majorité des victimes sont des femmes. En matière d’homicide, il n’y a pas eu de changements au Code criminel. Sauf que depuis 1990, lorsqu’elle est accusée de meurtre, une femme peut invoquer la légitime défense contre son mari violent même si elle n’a pas commis l’homicide pendant l’agression. Jusqu’alors, on concevait la légitime défense dans le contexte d’un homme qui se défend contre un agresseur au corps à corps. C’est la Cour suprême qui a permis cette avancée dans le jugement Lavallée, ce qui s’est avéré précurseur puisque la France vient juste de le faire cette année dans un même type de situation. Je vais vous raconter l’histoire de cette femme battue, Angélique Lavallée:
Un changement d’approche
Qu’en est-il des voies de fait?
Pour les voies de fait, les crimes reconnus sont les mêmes qu’en 1892 et même avant, c’est-à-dire ceux découlant de l’application de la force contre une personne sans son consentement. Il n’est pas nécessaire d’avoir des marques sur le corps, ni qu’un grand niveau de force ait été déployé: pousser ou cracher constituent des voies de fait. S’il y a blessures, il y a aggravation du crime, par exemple voies de fait causant des lésions corporelles.
Ces crimes existaient, c’est vrai, mais n’étaient absolument pas retenus dans un contexte de violence conjugale ou même familiale. Pendant longtemps, à cause de la culture sociale qui plaçait le chef de famille en position dominante, la violence envers l’épouse et les enfants était acceptée. Au moment où on a commencé à trouver que la violence devait disparaître des rapports sociaux, on a découvert la violence conjugale et on s’est rendu compte qu’elle faisait beaucoup de victimes. Des femmes. Le droit reflète cette évolution.
Quel a été le premier jalon?
En 1985, le ministère de la Justice du Québec a instauré la Politique d’intervention en matière de violence conjugale. Ce cadre d’intervention s’adressait entre autres aux policiers et a été influencé par le mouvement des femmes, particulièrement le réseau très actif des maisons pour les femmes victimes de violence.
Une des caractéristiques de cette politique est qu’elle prônait la judiciarisation systématique de la violence conjugale. Toute intervention policière se soldait donc par une accusation de l’agresseur selon le Code criminel. Le but était de décharger la victime de la responsabilité de porter plainte contre son conjoint, le père de ses enfants. Mais cette judiciarisation agressive a ensuite été condamnée par les femmes, notamment parce qu’elle entraînait une assignation de la victime à comparaître et que les tiraillements de la victime au moment de témoigner jouaient contre sa crédibilité. Il y avait encore une grande incompréhension de la situation complexe de la violence conjugale dans le système judiciaire.
Et ensuite?
Le Québec a modifié son approche en 1995 avec une nouvelle politique d’intervention qui fonde encore les pratiques d’aujourd’hui et qui s’appelle Prévenir, dépister et contrer la violence conjugale. Il y a toujours un biais en faveur de la judiciarisation, c’est-à-dire que tous les intervenants incitent la victime à judiciariser parce qu’il faut une dénonciation sociale. Mais il y a maintenant des échappatoires. Encore une fois, l’idée derrière la politique est de déculpabiliser la victime, et c’est pourquoi on laisse aux policiers et aux avocats la responsabilité d’intenter la poursuite. Quand eux concluent que le dossier n’est pas assez solide parce que la victime ne veut pas témoigner contre son conjoint et qu’il n’y a pas d’évidences médicales d’agression physique, on peut retirer la plainte et demander d’émettre une ordonnance de garder la paix pour un an, avec certaines conditions. Cette ordonnance n’entraîne pas de casier judiciaire et le niveau de preuves nécessaire est moins élevé. Elle offre des garanties de sécurité à la femme sans la forcer à témoigner. La manière d’aborder la violence conjugale fait encore l’objet de débats, autant dans les milieux féministes que juridiques.
Y a-t-il des hommes victimes de voies de fait en contexte conjugal?
Dans les statistiques de dénonciations, on voit de plus en plus d’hommes victimes de violence conjugale. Les agressions rapportées proviennent parfois de leur conjoint. Mais parfois aussi il s’agit de conjointes, de femmes, un phénomène qui commence à être mieux documenté. Au Québec en 2004, le rapport Rondeau a mis en lumière les raisons qui font que les hommes ne dénoncent pas, en gros parce que ça va à l’encontre de l’image d’un homme fort. Il y a beaucoup de pressions pour que des femmes se conforment à certains stéréotypes, et il ne faut pas oublier que les hommes en subissent aussi, et beaucoup. La violence des femmes est un sujet tabou, mais il y a des cas documentés.
Reste que, dans une société, la violence s’exerce habituellement contre les plus vulnérables. En matière de violence conjugale et d’agression sexuelle, on parle très majoritairement de femmes et de filles.
L’évolution du droit
Vous sembliez dire que nos lois ont d’abord été faites en fonction de crimes où l’agresseur est un inconnu: est-ce si différent des crimes perpétrés dans la sphère intime, par un proche?
Dans les cas de violence conjugale, les témoins sont les victimes. Et ces victimes ont une longue histoire avec l’agresseur, ce qui est aussi souvent le cas en matière de violence sexuelle. Il y a donc des enjeux humains différents. Comme le droit est très humain, si le système judiciaire n’est pas prêt à comprendre ces enjeux, on passe à côté des problèmes. C’est ce qui s’est produit pendant un certain temps: on traitait la victime comme n’importe quel témoin. Si le juge pense qu’une femme se rétracte parce qu’elle ment, on n’a rien compris à la situation. La vérité doit émerger du procès.
Qu’est-ce qui a fait évoluer le droit?
Soit la jurisprudence soit l’adoption de dispositions légales. Et ce sont des femmes qui sont derrière les deux. À la Cour suprême, ce sont des juges comme Claire L’Heureux-Dubé et Bertha Wilson. Au gouvernement, ce sont des femmes devenues députées. On peut dire qu’en 1983, la réforme en matière d’agression sexuelle était d’inspiration féministe. En ce moment par contre, ce n’est pas le cas. On plaide beaucoup la cause des victimes à Ottawa, parfois en récupérant un certain discours des femmes, mais il s’agit davantage de populisme pénal. Les féministes ne sont pas toutes derrière les récentes politiques de durcissement.
Publié le 17 mai 2012
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