Diane Vincent et les gros mots
Spécialiste de la violence verbale qui se manifeste en public, la linguiste tente de faire la part des choses entre tapage tolérable et débordement dangereux.
Par Pascale Guéricolas
Depuis le temps qu’elle nage dans les flots verbaux liés à l’intimidation, au dénigrement, à l’insulte blessante et aux sarcasmes, Diane Vincent a appris à cerner et à décortiquer les rouages de la violence verbale sur la place publique. Ce qui intéresse la chercheuse du Département de langues, linguistique et traduction dans ce discours au ras des pâquerettes? Les tensions sociales et les confrontations qui s’y expriment avec, d’ailleurs, de moins en moins de retenue. «Il y a vraiment une montée du ton agressif dans les radios et les médias sociaux», constate la linguiste. Certains, note-t-elle, en font d’ailleurs leur pain et leur beurre, qu’on pense à Don Cherry (commentateur sportif au réseau anglais de Radio-Canada) ou à Sylvain Bouchard (animateur de radio à Québec, sur les ondes de CJMF).
Diane Vincent ne se pose pas pour autant en défenseure d’une parole sans aspérités. Critiquer l’autre, contester son autorité et s’indigner de son comportement constitue un droit démocratique, même si cela passe par la moquerie, la caricature et le dénigrement. Décider qu’il s’agit d’intimidation ou d’incitation à la haine implique donc une bonne part de subjectivité, a-t-elle constaté au fil de ses analyses de la radio poubelle de Québec menées au tournant des années 2000.
Pour illustrer cette subjectivité, elle rappelle que le mot «girouette», un terme pourtant d’apparence banale, fait partie depuis 2007 du vocabulaire proscrit lors des échanges à l’Assemblée nationale. Cela parce que les adversaires de Mario Dumont, alors député, l’avaient affublé de ce surnom qui lui a collé à la peau au fil des débats. Un phénomène qui ressemble au fameux «maudite vache» asséné en 2004 à Véronique Cloutier par l’animateur de radio Jeff Fillion, qui a défini l’animatrice bien malgré elle pendant deux ou trois ans.
Si, en théorie, les insultes semblent faciles à détecter, en pratique, le contexte peut faire toute la différence. Nul doute que votre ami ne vous attaquera pas devant les tribunaux si vous lui glissez un affectueux «T’es ben rapace!», suivi d’un sympathique «Toi, mon vlimeux!».
Enseignants et médecins ciblés
Ces dernières années, lasse de la mécanique répétitive que cachent les insultes proférées sur les tribunes des radios poubelles, Diane Vincent a tourné son regard vers les médias sociaux afin de cerner les caractéristiques de la violence verbale qui y sévit. Elle et Geneviève Bernard-Barbeau, étudiante au doctorat, ont scruté les sites de commentaires sur les performances de médecins et d’enseignants ainsi que certains phénomènes exceptionnels créés par la diffusion d’opinions sur YouTube.
En lisant de près la prose des internautes qui s’expriment sans censure sur les sites d’évaluation de type Ratemyteacher ou Ratemydoctor, les deux chercheuses ont rapidement fait un constat. L’évaluation du degré de violence des propos tenus ne peut pas se limiter à la forme que prennent ces séances de «je me vide le coeur» par clavier interposé. Même si les élèves ne ménagent pas leurs enseignants, comme le montre cet exemple: «Crisse que tu t’aides pas! Déjà que t’as un crisse de handicap (t un crisse de roux laid) pis crisse t’oses mettre des gilets de Tintin… Asti… Ayoye té vrm la confirmation ke les roux sont tous losers!»(corpus Ratemyteacher).
Qualificatifs extrêmes, vocabulaire très imagé, attaques contre l’aspect physique des enseignants et alignement d’insultes: les jeunes internautes frappent fort. S’ajoutent aussi, dans la planète ado, des appels à la malédiction, autrement dit des souhaits malveillants. «Tu comprends rien, tu mérite de perdre ta job. Je souhaite que tu sois radié, que tes élèves t’haïssent», écrit une écolière visiblement mécontente. Tout cet arsenal linguistique apparemment très violent ne fait pourtant pas prendre des insultes pour des lanternes aux deux chercheuses.
«Le discours tenu sur le site d’évaluation des profs est beaucoup plus agressif que celui qu’on trouve sur celui des médecins, reconnaît Diane Vincent. Cependant, les commentaires peuvent avoir bien plus d’incidence sur la carrière des médecins.» Comme les patients qui laissent des remarques assassines sur ces sites n’hésitent pas à dénigrer leurs actes médicaux, cela pourrait provoquer la baisse du chiffre d’affaires de certains praticiens. Les profs, eux, ont une clientèle captive… Mme Vincent souligne que les conséquences réelles de tels déversoirs verbaux sont très difficiles à connaître.
Déchaînement sur Youtube
Autre objet d’études très riche pour les linguistes ès violence, le site de partage YouTube, et le coup de projecteur qu’il donne sur des événements en apparence anodins. En mai 2011, un jeune anglophone d’Ontario âgé de 14 ans diffuse sur YouTube une vidéo de 6 minutes intitulée «Get back to your Province French People». Cette critique de la place occupée par le français à Ottawa, venue d’un inconnu, enflamme aussitôt la blogosphère.
Geneviève Bernard-Barbeau, qui travaille avec Diane Vincent sur ce sujet comme doctorante, a colligé pas moins de 2500 messages écrits en réponse à la vidéo tandis qu’une vingtaine d’internautes répliquent par vidéos interposées. Des enregistrements parfois virulents, comme en témoigne cet extrait: «Ok, vous avez sûrement entendu parler de l’esti de déficient qui essaie de replacer le Québec – Right? // Tsé go back to your province French people [elle mime les guillemets] – Pour ceux qui l’ont pas vu, c’est un fucking Ontarien ROUX, first of all // comme si c’était pas assez // qui insulte les Québécois, [hausse les épaules] […] C’est des estis de taouins de ton genre qui fait que le Québec veut se séparer du Canada» (la vidéo).
Rapidement, constate la chercheuse, la discussion s’éloigne de la confrontation idéologique pour viser la personne qui tient le discours et la tension monte. Le jeune Ontarien ferme son compte Facebook 12 heures après avoir lancé sa vidéo, et 3 jours plus tard un député ontarien lui demande de présenter des excuses publiques, ce dont sa mère se chargera. Bref, cet exemple très contemporain montre l’ampleur de la résonnance des médias sociaux qui ont le pouvoir de transformer le banal commentaire d’un jeune inconnu en phénomène médiatique aux ramifications infinies. Un phénomène qui carbure à l’émotion et aux déclarations assassines.
D’où l’urgence, selon Diane Vincent, de mieux préparer les jeunes à discuter afin que les arguments pour vaincre l’autre ne se bornent pas à «tu devrais mourir!» … «L’opposition et la colère, c’est très sain, précise la chercheuse. L’école devrait organiser des débats pour que les jeunes apprennent à gérer de tels comportements.»
Le pouvoir limité des mots
Consciente de la montée de la violence dans le milieu scolaire et notamment de l’intimidation, Diane Vincent considère que l’approche pour contrer ce phénomène est trop timorée. Pour elle, il ne suffit pas de prêcher la non-réaction aux insultes et aux dénigrements, ou de proclamer que l’intimidation est inacceptable. Il faut aussi comprendre qui est intimidé et, surtout, pourquoi la victime accorde autant de pouvoir à de simples mots. La chercheuse rappelle d’ailleurs que certaines insultes rituelles, comme pour les garçons de se traiter de «fifs», font partie du fonctionnement des communautés adolescentes sans que les principaux intéressés s’en offusquent, ni se sentent blessés.
Même si son discours froisse les adeptes du bannissement total des insultes, Diane Vincent maintient qu’il ne faut pas tout confondre, en mettant tous les gros mots dans le même panier. «Tout n’est pas jeu, mais tout n’est pas assaut», conclut-elle.
Par contre, elle le reconnaît humblement, après presque une décennie d’études assidues, elle ignore toujours ce qu’est la violence. Elle constate que le contexte du discours et la façon dont le premier concerné reçoit le discours comptent autant que la signification des termes utilisés. Autant dire que la censure sur les médias sociaux ou traditionnels est pour elle une arme à utiliser avec soin. Et ce, même si elle sait que la violence verbale peut dévaster l’agressé aussi sûrement qu’un coup de poing dans la figure.
Publié le 17 mai 2012
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