La vie en jeu
Qu'est-ce qui pousse les humains à aimer jouer, que ce soit à d'ancestraux jeux de table ou au dernier jeu vidéo à succès?
Par Pascale Guéricolas
Il suffit d’observer les passagers d’un bus ou les personnes qui font la file d’attente pour constater la fascination que des jeux sur appareil mobile comme Candy Crush exercent aujourd’hui. Cet intérêt ludique ne date pas d’hier. Dans l’Antiquité, Grecs et Romains plombaient déjà leurs dés d’argile pour mieux influencer le hasard. Et des jeux de table très anciens ont survécu à toutes les modes, comme le Bagh Chal, un divertissement originaire du Népal qui oppose des figurines de tigres et de chèvres.
Pour Madeleine Pastinelli1, professeure au Département de sociologie, le jeu constitue un des fondements de la culture, un lieu où se développe le symbolisme, puisque dans toutes les sociétés, sans exception, on joue. Au fait, pourquoi? «Les chercheurs se posent depuis très longtemps la question de la fonction du jeu, remarque la chercheuse. Et s’il n’y avait pas de raison précise pour jouer? Et si le jeu faisait tout simplement partie de la nature humaine au même titre que le langage?»
Ma gang en ligne
Le jeu n’a pourtant pas toujours bonne presse, ce qui est le cas aujourd’hui des jeux vidéo en réseau. Les proches de beaucoup de gamers accros à l’action qui se déroule sur leur écran d’ordinateur ont l’impression de côtoyer des spectres asociaux, qui préfèrent une réalité chimérique à la vraie vie. Asociaux, vraiment? À moins que ces adeptes des jeux de rôle multi-joueurs, versions numériques des Donjons et Dragons et semblables, expérimentent tout simplement un autre mode de socialisation…
«C’est un paradoxe: le joueur donne l’impression d’être seul devant son écran, mais en réalité, il se trouve en relation avec des dizaines, voire des centaines de personnes au sein d’une véritable confrérie», fait valoir Madeleine Pastinelli, dont certaines recherches portent sur les communautés de joueurs. Ces jeux de rôle en ligne, ou MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game), regroupent en effet des millions d’adeptes à travers la planète qui s’investissent dans des scénarios inventés par les concepteurs de cette industrie extrêmement lucrative. Il suffit d’endosser la personnalité d’un avatar combattant ou d’un mage spécialisé en potions et philtres pour conquérir un royaume ou répondre à l’appel du portail magique du jeu Warhammer. Et ce, sans craindre l’épuisement de l’histoire puisque, contrairement aux jeux sur console, l’aventure en ligne se poursuit sans cesse, au gré de l’imagination des scénaristes.
Des communautés virtuelles se forment donc au fil du jeu, selon les intérêts de chacun des participants. Un tel met en avant ses talents de guérisseur, un autre se montre très habile à deviner les pièges tendus par les adversaires. Chacun a besoin des compétences des autres pour progresser dans le jeu, ce qui contribue grandement à l’engagement individuel dans cette activité. L’appel à l’aventure devient pressant par rapport aux autres membres du groupe. Le joueur a beau sortir de cet univers en se rendant à ses cours ou à son travail, ses partenaires ont besoin de lui pour limiter la progression des barbares qui se poursuit dans les Terres du Chaos…
Peu à peu, la réalité de la socialisation en vient à dépasser la fiction. D’abord attirés dans cette activité par leur personnage, les joueurs nouent des relations de plus en plus proches du monde réel avec les membres de leur groupe. «En souffrant et en remportant des victoires ensemble dans un lieu virtuel, ils ont appris à se connaître, à s’apprécier», note la sociologue. Autrement dit, jouer ou partager une passion pour les insectes implique le même type de lien social. De la même façon, l’expérience virtuelle rejaillit sur le vécu quotidien. Dans un article paru en 2013 dans la revue savante Aspects sociologiques, Mathieu Pinault, alors étudiant au doctorat en orientation à l’Université, rapporte un réel transfert des aptitudes développées en jouant dans la vie professionnelle. Les talents de leardership et les qualités de médiation y figurent en bonne place2.
Jouer pour se réaliser
Au fond, avec le jeu en ligne, l’internaute se livre à des expériences sans risques, comme dans les jeux de rôle de type papa-maman des plus jeunes. Grâce à son avatar, un joueur présente à ses compagnons de route un autre aspect de sa personnalité, sans que cela ne porte à conséquence. Maxime Coulombe3, sociologue et historien de l’art, a passé un été à explorer l’univers d’un des jeux vidéo les plus en vogue, World of Warcraft (ou WoW), qui regroupe environ 10 millions d’utilisateurs dans le monde. Son essai Le monde sans fin des jeux vidéo, publié en 2010, décortique cet univers ludique pour mieux expliquer l’attraction qu’il exerce sur ses adeptes.
Pendant ses travaux, le chercheur a été troublé par les témoignages de plusieurs joueurs. «J’ai constaté que certains adolescents avaient besoin de ce genre de jeu pour prendre de l’assurance afin de mieux interagir avec les autres, rapporte Maxime Coulombe. Une jeune fille m’a raconté avoir tiré parti de son rôle de guérisseuse dans le jeu pour gagner de la confiance et prendre conscience de sa valeur.»
L’univers de ce type de jeu doté de règles claires rassure ceux et celles qui vivent dans une société aux contours de plus en plus mouvants, considère-t-il. Contrairement à ce qui se passe dans la vraie vie, on identifie facilement les pièges dans le jeu, ainsi que les étapes à franchir pour gagner à la fois des niveaux et la reconnaissance des autres joueurs. «C’est un univers très structurant, très clair par rapport à notre monde où le sujet vit beaucoup de solitude et manque de repères, note l’historien de l’art. Avec des jeux comme WoW, certaines personnes reprennent pied dans le réel, car la récompense y est directe.»
Selon lui, les jeux disponibles sur appareils mobiles, tels Candy Crush ou Angry Birds, ont un rôle différent. En exigeant la concentration de leurs utilisateurs, bien décidés à déplacer l’objet virtuel le plus vite possible sur leur écran, ils créent une sorte de vertige lié à la répétition, une véritable transe opératoire. Dans une société allergique à l’ennui, tapoter son écran nous sort de notre environnement, nous «vide la tête». Un peu comme le faisaient nos aïeux en se berçant sur leur galerie…
3 Maxime Coulombe est professeur au Département des sciences historiques; il est l’auteur de Le monde sans fin des jeux vidéo (épuisé). ↩
Apprendre en jouant
Si bien des adultes jouent pour socialiser, pour performer ou pour s’évader, les enfants, eux, jouent sans raison. Ce qui est la meilleure façon d’apprendre! Apprendre leur rôle d’adulte en soignant leurs poupées, apprendre à maîtriser leur frustration au Monopoly quand leur adversaire leur pique la rue de la Paix… Conscients du potentiel de l’activité ludique, des pédagogues lui font une place de choix dans la salle de classe. Ils utilisent l’engagement, une des caractéristiques du jeu, pour amener les élèves vers l’apprentissage. Attention, cependant, des critères bien précis s’appliquent pour ce type de pédagogie.
«Très peu d’applications sur tablettes tactiles font véritablement usage de créativité pour l’apprentissage des connaissances, déplore Margarida Romero, professeure en technologie éducative à la Faculté des sciences de l’éducation. Plusieurs jeux sont même contreproductifs, car l’élève peut trouver la réponse intuitivement, sans vraiment réfléchir.» La pédagogue préconise le recours à des jeux qui font fonctionner l’imagination, qui permettent par exemple aux enfants d’en construire eux-mêmes, selon les objectifs d’apprentissage, avec ou sans recours à la technologie. Il peut simplement s’agir d’un jeu questionnaire au cours duquel une équipe met au défi un autre groupe pour progresser dans une matière donnée. Ou encore de robots pédagogiques assemblés par des équipes en compétition qui calculent ensuite la vitesse des déplacements et la longueur des parcours de leur automate: autant de notions de mathématiques et de physique que le jeu transmet plus efficacement qu’un cours magistral.
Voici une portion d’atelier au cours duquel Margarida Romero utilise le robot Cubelets (Les filles et les sciences, 2016).
Certains enseignants ont également recours à des plateformes numériques, dont le langage de programmation simplifiée favorise la créativité. C’est le cas des jeux commercialisés sous l’appellation Scratch, grâce auxquels l’enfant manipule des personnages selon les directives pédagogiques de son professeur et, ce faisant, invente des mini-jeux. «Les recherches en matière de création de jeux montrent que cela favorise chez les élèves le développement des compétences nécessaires au 21e siècle, s’enthousiasme Margarida Romero. Avec cette pédagogie, les enfants apprennent à résoudre les problèmes, à faire preuve de créativité et à collaborer.»4
La poursuite ludique d’un objectif commun constitue l’essence même du jeu, une approche pédagogique qui a le mérite de rallier les élèves souvent peu attirés par l’école. L’enseignant peut même faciliter l’intégration de ceux-ci dans les équipes en compétition en octroyant des points pour l’entraide, plutôt que pénaliser les éléments plus faibles. Bref, le jeu sérieux semble répondre à une grande partie des besoins des pédagogues, soucieux de faciliter l’apprentissage de leurs élèves.
Une question de taille demeure cependant. Les enfants ont-ils encore envie de jouer quand la cloche de la récréation sonne?
4 Voir la publication Guide d’activités technocréatives pour les enfants du 21e siècle ↩
Publié le 20 avril 2016
Publié le 18 mai 2016 | Par AnnieStPierre
Je trouve par contre dommage que vous n'ayez pas traité du phénomène du jeu de plateau/de table et du jeu de société, qui vit lui aussi un essor fulgurant au Québec. Les boutiques et cafés ludiques ont pignon sur rue dans toutes les grandes villes (on parle de La Revanche à Québec, de Colonel Moutarde et du Randolph à Montréal, par exemple). Des groupes de joueurs de plus en plus importants se donnent rendez-vous pour des week-ends (comme les Journées Ludiques de Québec, les Jeux au Boute ou Ludo-Outaouais). Et l'offre de jeux a explosé... on ne parle plus seulement des «vieux classiques» comme le Risk, le Monopoly ou le Scrabble, mais d'une diversité incroyable de nouveaux jeux, qu'ils soient d'ambiance ou de stratégies (comme les gagnants du concours des Trois Lys dans les dernières années).
Certes, le monde du jeu vidéo et du jeu sérieux caractérise une sous-culture de notre société, mais celle du jeu de plateau aussi... et dans ce dernier cas, le jeu devient rassembleur «en présentiel», à une époque où le virtuel prend beaucoup de place.
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