Quand la machine prend le contrôle, peut-on encore s'informer de manière juste et objective?
par Nathalie Kinnard
Vous vous connectez à votre compte Facebook. Vous constatez que votre fil d’actualité est envahi d’idées de recettes et de publications aux titres accrocheurs et sensationnels portant sur la vie politique. Votre copine, elle, voit défiler sur le sien des nouvelles économiques, tandis que votre collègue peut y lire des blogues sur le sport. Même phénomène avec le fil Twitter. Pour vous, il affiche des tweets à saveur politique, alors que vos amis, qui suivent pourtant les mêmes personnes que vous, reçoivent des tweets sur d’autres sujets. Coïncidences?
Évidemment non. Les Facebook, Twitter et autres plateformes du genre utilisent des algorithmes. Cet outil technologique de plus en plus performant, constitué d’une suite d’opérations ou d’instructions mathématiques et logiques, exploite vos traces de navigation pour sélectionner et vous envoyer des nouvelles et des publications en lien avec vos intérêts et votre comportement en ligne.
En fait, les algorithmes exploitent un processus humain tout à fait normal: celui de filtrer les données, puis de retenir les informations qui nous intéressent et les opinions qui nous rejoignent. À l’instar d’un lecteur de journal qui décide de ne lire que les actualités économiques et de passer par-dessus les pages traitant de politique, les algorithmes trient automatiquement l’information en se basant sur nos réactions par rapport au contenu affiché: nos clics, nos «j’aime», nos partages et même le temps passé à lire ou à regarder un produit.
«Et comme ces plateformes veulent maximiser leurs revenus publicitaires, elles vont privilégier des nouvelles sensationnelles pour inciter les utilisateurs à cliquer sur le contenu proposé et à augmenter le temps passé sur leur site», précise Richard Khoury1, ingénieur et professeur au Département d’informatique et de génie logiciel.
1 Richard Khoury est également chercheur associé au Centre de recherche en données massives de l’Université, au Centre for pattern analysis and machine intelligence de l’Université de Waterloo et au Centre for education and research on aging and health de l’University Lakehead. ↩
Les médias traditionnels aussi
Le modèle d’affaires des sites de réseaux sociaux influence donc notre manière de nous informer. Mais les médias traditionnels, comme les grands quotidiens, ne sont pas en reste. Par exemple, ils utilisent souvent des titres choquants pour leurs articles en ligne, afin que ceux-ci soient partagés sur des réseaux comme Facebook. «Souvent, le titre est provoquant pour attirer les clics, bien que le contenu soit beaucoup plus sobre, car les gens partagent essentiellement en se basant sur le titre, explique Guillaume Latzko-Toth2, professeur au Département d’information et de communication.
De plus, il ne faut pas croire que seuls les utilisateurs de réseaux sociaux reçoivent des nouvelles triées et ciblées. Les organes de presse contrôlent également l’information à publier. «Et ce processus n’est jamais totalement neutre et transparent, précise Guillaume Latzko-Toth. Il est influencé par des priorités éditoriales, une idéologie et les valeurs soutenues par les grands patrons.» Par exemple, Le Journal de Montréal va parler d’Occupation Double en première page, alors que La Presse titrera avec des nouvelles sur le Parti libéral. Selon le chercheur, il y aura toujours une orientation éditoriale et un intermédiaire entre l’information et le public.
«Même les grandes revues scientifiques comme Nature et Science sélectionnent les articles à mettre en couverture selon leur pouvoir d’attirer les lecteurs», ajoute Jean-Marc Fleury3, professeur invité au Département d’information et de communication.
Une pratique pas si nouvelle
Cela dit, la manipulation de l’information a toujours existé. «On n’a qu’à penser aux manifestes, qui publiaient des positions souvent politiques de divers groupes, ou encore aux crieurs de rue, qui tentaient de vendre leur journal en hurlant les titres les plus accrocheurs», raconte Matthieu Guitton4, professeur à la Faculté de médecine, qui étudie notamment les comportements humains dans les espaces virtuels.
Ce qui diffère aujourd’hui, c’est que l’intermédiaire n’est plus nécessairement un organe de presse reconnu, encadré par des règles déontologiques journalistiques. Pour beaucoup de citoyens, ce sont les réseaux sociaux qui filtrent leurs informations. En apparence, ces plateformes semblent neutres puisqu’elles publient autant des articles de quotidiens reconnus de partout dans le monde que des blogues ou des sites Internet. Mais les algorithmes qui régissent le choix des publications sont des secrets bien gardés par l’industrie.
2 Guillaume Latzko-Toth est également vice-doyen à la recherche, à la création et aux études supérieures, codirecteur du Laboratoire sur la communication et le numérique et chercheur au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. ↩
3 Jean-Marc Fleury est également titulaire de la Chaire de journalisme scientifique Bell Globemedia et conseiller principal de la Fédération mondiale des journalistes scientifiques. ↩
4 Matthieu Guitton est également secrétaire de la Faculté de médecine et chercheur au Centre de recherche CERVO ↩
Les fausses vérités
La venue des médias sociaux a également fait exploser la quantité d’information à laquelle nous avons accès. «Nous sommes bombardés de nouvelles, dont beaucoup sont non pertinentes, dit Matthieu Guitton. Notre cerveau doit filtrer et hiérarchiser ce déluge d’information pour ‘‘se faire une tête” sur ce qu’il veut lire ou pas.» En réalité, les algorithmes font déjà une partie de ce travail, mais avec l’effet pervers de nous entourer d’information qui nous conforte. Sans compter que ces algorithmes peuvent être exploités pour servir l’intérêt de certains groupes de pression.
De fait, à l’ère où expériences personnelles et faits se confondent et où les premières priment même sur les seconds, l’accès à une information objective est devenu ardu. Selon Ève Dubé5, professeure invitée au Département d’anthropologie, plusieurs personnes, notamment en matière de santé, font davantage confiance aux témoignages de gens qui leur ressemblent, ou qui pensent la même chose qu’elles, qu’aux professionnels. Elle ajoute que des instances comme le gouvernement et la santé publique ne tirent pas toujours avantage des nouveaux médias, eux dont les sites Internet sont statiques et difficiles à comprendre pour le public. «De plus, leur présence demeure très limitée sur Facebook, qui rejoint pourtant un large pan de la population.»
En revanche, d’autres organismes comme les groupes antivaccins sont très présents en ligne et sur toutes les plateformes. Leurs sites et leurs pages Web ont l’air très professionnels, ce qui rend la tâche difficile pour un internaute qui tente de différencier la vraie information scientifique de la fausse. Le phénomène d’hésitation à la vaccination a pris beaucoup d’ampleur à cause des fausses rumeurs propagées par ces groupes d’influence sur les médias sociaux et parce qu’Internet est devenu la principale source d’information pour beaucoup de monde.
«Ces groupes antivaccins financent aussi de la mauvaise science dont l’objectif est de confirmer des croyances, lance Jean-Marc Fleury. Ces études douteuses sont publiées dans des revues scientifiques dites prédatrices ou frauduleuses, et reprises par de grands médias.» Ces revues, en apparence sérieuses, ne font aucune révision de la validité scientifique des articles et des auteurs qu’elles publient. La stratégie du mouvement antivaccin semble fonctionner à merveille puisque l’OMS a classé l’hésitation à la vaccination parmi les dix menaces à la santé.
«Rappelons tout de même que ce phénomène d’hésitation a débuté avant qu’Internet ne soit populaire, fait remarquer Ève Dubé. Réseaux sociaux ou pas, on ne pourra jamais rallier tout le monde. Les croyances contre les vaccins sont parfois très fortes et les gens n’aiment pas les informations qui s’opposent à leurs valeurs ou à leurs idées.» Matthieu Guitton soutient la même position. «Internet est un outil de plus pour les groupes souhaitant exposer publiquement leurs opinions.» Oui, dit-il, les fausses vérités sont plus visibles en ligne, mais ce n’est pas une mauvaise chose en soi, car cela va permettre de mieux les contrôler.
5 Ève Dubé est également chercheuse au Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval et à l’Institut national de santé publique du Québec ↩
Condamnés à être influencés?
Dernièrement, Facebook, YouTube et Pinterest ont signifié leur intention de réduire les messages de désinformation sur les vaccins ainsi que les pages et les groupes antivaccins. Richard Khoury doute cependant que ça règle le problème. «Il est possible de déjouer les algorithmes et les filtres que les plateformes ajouteront pour combattre la désinformation», indique-t-il. Ce fut le cas avec le site InfoWars, du conspirationniste Alex Jones, banni de plusieurs réseaux sociaux, qui est simplement revenu sur Facebook sous un autre nom en quelques jours.
«Il est presque impossible de produire une information neutre, ajoute Ève Dubé. Il y aura toujours une forme d’influence perçue comme tendancieuse. Les rumeurs trouveront toujours leur chemin.» «Et il y aura toujours des gens qui vont donner du poids à des fake news, surtout si elles sont propagées par des membres de leur réseau social», renchérit Matthieu Guitton.
Malgré tout, l’influence n’est pas une fatalité. «Si les 65 ans et plus sont beaucoup plus influencés par les fausses nouvelles, et partagent sept fois plus sur les réseaux sociaux que les 18-29 ans, les générations plus jeunes sont plus alertes, éveillées et critiques envers le Web», signale Richard Khoury. Les jeunes sont également plus conscients de l’influence des réseaux sociaux numériques et des paramètres de confidentialité de leurs profils, notamment parce que plusieurs d’entre eux ont reçu une éducation sur les médias en ligne. «Le scandale de Cambridge Analytica, l’entreprise qui a utilisé à des fins politiques les données de millions d’utilisateurs de Facebook à leur insu, a aussi mis à jour le caractère tendancieux des algorithmes du réseau social», rapporte Guillaume Latzko-Toth.
Pour Jean-Marc Fleury, la solution passe par le développement d’un esprit critique et d’une meilleure culture scientifique. «L’école doit amener les jeunes à douter des sources. Les médias, de leur côté, doivent faire plus de place aux journalistes scientifiques.» L’ancien journaliste souhaite également que les scientifiques soient plus présents dans les journaux et les radios pour parler de science.
Mais attention, les groupes d’influence utilisent aussi la science pour appuyer leurs fausses vérités. Afin de démêler la pseudoscience de celle qui fait consensus, des chercheurs tentent de créer des algorithmes qui permettraient aux journalistes et au public d’évaluer les conclusions de divers articles scientifiques. Par exemple, Jean-Marc Fleury a eu l’idée du projet Pèse-savants 6– auquel collabore notamment Ève Dubé – dont le but sera de représenter sous forme de graphique où se situent les conclusions d’une étude par rapport à un consensus scientifique.
6 Pour consulter un résumé du projet. ↩
Le secret est dans la diversité
Reste que pour bien s’informer, il faut diversifier ses sources, rappelle Guillaume Latzko-Toth. «Si l’on se fie uniquement aux réseaux sociaux, on recevra toujours le même type d’information à cause de ses propres clics et de ceux des amis. On peut améliorer la qualité de l’information à laquelle on est exposé en se constituant un réseau hétérogène et diversifié en ligne, en “aimant” diverses pages de médias et de partis politiques, en commentant des publications sur différents sujets.»
Il croit également que les a priori des gens vont demeurer un enjeu, car ces derniers vont continuer, par exemple, à partager une nouvelle qui confirme leurs croyances, sans en vérifier la source. Il mentionne ce cas d’un ami qui a partagé sur Facebook une image montrant la propagation de la radioactivité de la centrale nucléaire de Fukushima dans l’océan Pacifique. La carte semblait produite par une instance scientifique, mais, en faisant plus de recherches, Guillaume Latzko-Toth a trouvé qu’elle avait été détournée de son sens initial – elle montre, en fait, les pics d’amplitude de la propagation du tsunami du 11 mars 2011 – avant d’avoir été reprise par un média local californien.
D’où l’importance de toujours vérifier la source et sa crédibilité! «Actuellement, la population n’est pas encore assez méfiante. On entend encore beaucoup de “Je l’ai lu sur Internet, ça doit être vrai!”. Par défaut, toute information devrait être prise avec un grain de sel, particulièrement sur les réseaux sociaux», conclut le chercheur.
Publié le 24 avril 2019
Publié le 30 avril 2019 | Par christian lachance
L'intérêt personnel qui se traduit en intérêts collectifs fragmentés est la cause de tous les maux. Le reste n'est que vains efforts pour endiguer ou "contrôler" un phénomène vieux comme l'espèce humaine i.e la désinformation.
Les a priori des gens (de ceux qui informent et de ceux qu'ils informent) ne sont pas "un" des enjeux. C'est le SEUL ENJEU qui compte. Tout le reste n'est qu'une vaine tentative pour repousser la vague incessante de "l'information sous influence" qui, comme vous l'avez bien indiqué, ne date pas d'hier. Le crieur des grands journaux a tout simplement été remplacé par l'intelligence artificielle. Mais la conscience des masses ne s'adapte jamais ou très peu si on en juge par les progrès minimes réalisés depuis que Socrate nous a enseigné que nous ne savons rien des choses qui comptent vraiment. Mais comme d'autres ont bien vu également, la nature a horreur du vide, ce qui laisse libre cours à notre imagination fertile pour combler le vacuum avec des spéculations et des théories du complot.
Le meilleur moyen de se protéger contre ce flot de propagande est, à mon humble avis, de cultiver notre capacité de lire entre toutes les lignes et cela n'est possible qu'à une condition, à savoir de commencer par réfléchir sur les raisons pour lesquelles nous aimons certaines informations plutôt que d'autres. Ce n'est pas pour rien, soit dit en passant, que les réseaux sociaux carburent aux "likes". Ces gens-là ont compris que les a priori sont le ciment sur lequel leurs fondations devaient être érigées.
Comme disait Fox Mulder dans la célèbre série XFiles, "Truth is out there". Ce qui ne l'a pas empêché de ne jamais la trouver. ;)
C.L.
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