Sous l'influence d'un univers virtuel bâti pour conforter les préjugés, comment nourrir des débats éclairés et cultiver le bien commun?
Par Pascale Guéricolas
«C’est mon opinion!» Tous les jours, dans les médias et sur les réseaux sociaux, cette expression déclinée dans toutes les langues et avec tous les signes de ponctuation possibles sert à clore des discussions. Mais plus encore, elle reflète le changement profond qui s’est opéré chez les citoyens dans leur manière d’appréhender l’information et de nourrir leurs convictions.
En une décennie, on est passé du règne de grands médias d’information, autour desquels gravitaient quelques satellites plus alternatifs, à la multiplication des sources d’information, dont une bonne partie n’est pas toujours fiable, souvent fondée sur les expériences personnelles ou les émotions. Comment cette transformation des médias influence-t-elle la capacité des citoyens à prendre des décisions éclairées et donc la démocratie?
Tronc commun, bien commun
Nourrir les débats porteurs et les projets de société demande d’avoir accès à des informations justes et objectives. Longtemps, médias et journalistes ont pu tenir leur rôle de chien de garde à cet effet.
«Dans les années soixante, le présentateur du réseau américain CBS Walter Cronkite terminait toujours son bulletin de nouvelles par cette phrase, ‘‘That’s the way it is”, autrement dit voilà ce que vous devez savoir», illustre Florian Sauvageau, professeur émérite au Département d’information et de communication.
Ce pionnier de l’enseignement universitaire du journalisme au Québec se passionne pour la vie des grands groupes de presse et des réseaux de télévision depuis plusieurs décennies. «Au Québec, rappelle-t-il, les bulletins de nouvelles télévisés avec Bernard Derome et Pierre Bruneau ont longtemps constitué un tronc commun d’information, sur lequel s’appuyait l’opinion publique. Cela représentait un outil de la démocratie.» Le spécialiste constate, d’une part, que cette assise commune n’existe plus aujourd’hui. Par exemple, CBC/Radio-Canada ne compte plus de nos jours que 5% d’auditeurs parmi les Canadiens anglophones, alors que la société d’État a justement été créée pour soutenir une conscience nationale forte.
D’autre part, la crédibilité des journalistes ne cesse de diminuer au fil des sondages, tandis que de nombreux sites déconstruisent les informations produites dans les médias traditionnels. «Au Québec, l’État traite cette désaffection des grands médias traditionnels surtout d’un point de vue financier, en constatant une perte de leur influence économique, constate le chercheur. On oublie cependant de prendre en compte le succès phénoménal de certaines personnes qui véhiculent absolument n’importe quoi sur les réseaux sociaux.»
Difficile, donc, d’ancrer le débat démocratique à partir de sources communes d’information vérifiée et vérifiable, alors que la mode semble être aux fausses nouvelles, aux faits alternatifs et aux contre-vérités. Récemment, le professeur Sauvageau a d’ailleurs dirigé un ouvrage collectif sur le sujet, Les fausses nouvelles, nouveaux visages, nouveaux défis, publié aux Presses de l’Université Laval. Au nombre des auteurs, le journaliste Web de Radio-Canada Jeff Yates y souligne notamment l’énorme influence de certaines «vedettes» des réseaux sociaux. Un personnage très coloré comme Julie Rivard, dont les vidéos ont été vues des dizaines de milliers de fois, ne s’embarrasse pas de vérifier les faits. Elle présente plutôt ses opinions comme des vérités absolues.
En plus, ceux qui s’expriment de façon plus radicale ou qui tiennent des propos tonitruants ont tendance à rallier les autres. Ils contribuent ainsi à créer de véritables bulles informationnelles fermées au détriment d’une information généraliste qui servirait de base aux consensus axés sur la communauté et le bien commun.
Fragile esprit humain
Si les réseaux sociaux regorgent de données pour nourrir les convictions des uns et des autres, les technologies liées à Internet, elles, nous permettent justement de nous mettre en relation avec des personnes qui pensent comme nous. Il suffit de penser aux «chambres d’écho» que constituent certains forums ou regroupement d’amis Facebook, où règne l’unicité de propos. «Les nouvelles technologies de la communication exploitent la fragilité inhérente à l’esprit humain, explique le professeur à la Faculté de philosophie Jocelyn Maclure1. Les a pirori cognitifs nous poussent à adhérer et à accepter des informations qui confortent nos préjugés.»
Bien connu en psychologie sociale, ce «biais de confirmation» aurait pour effet d’inciter les internautes à privilégier les informations qui vont dans le sens de leurs croyances profondes, au détriment de celles qui les contredisent. Des outils comme l’intelligence artificielle exacerbent cette tendance, indique le philosophe.
Luc Brès2, professeur au Département de management, abonde dans le même sens. Celui-ci constate que les plateformes numériques s’efforcent par tous les moyens de nous garder le plus longtemps possible dans leur écosystème. «Contrairement aux médias traditionnels, notre consommation des réseaux sociaux se fait en continu et non de manière ponctuelle, analyse-t-il. Ces derniers ont donc tout intérêt à nous orienter vers des propos ou des idées qui nous confortent dans nos opinions.»
1 Jocelyn Maclure est président de la Commission de l’éthique en science et en technologie et titulaire de la Chaire La philosophie dans le monde actuel ↩
2 Luc Brès est également chercheur au Laboratoire interdisciplinaire de la responsabilité sociale des entreprises. ↩
Un débat politique mis à mal?
Cela dit, face aux échanges acrimonieux qu’abrite parfois la Toile, certains évoquent la menace d’une polarisation accrue de la société. Les ragots colportés auraient comme conséquence de miner la crédibilité des politiciens et de porter ombrage aux discussions démocratiques. Une analyse que n’endosse pas le professeur au Département de science politique Thierry Giasson3.
«Les murs du Colisée à Rome regorgeaient déjà de graffitis qui discréditaient les candidats au Sénat, rappelle-t-il sourire en coin. Et il suffit de visionner Les belles histoires des pays d’en haut pour constater que cela ne date pas d’hier que les politiciens sont conspués…» Bref, selon lui, aucune étude sérieuse ne prouve que les médias sociaux discréditent véritablement le débat politique.
Faut-il pour autant prendre acte de l’existence de ces communautés d’internautes de plus en plus repliées vers leurs propres sources d’information sans agir? Non, rétorque Jocelyn Maclure. «On doit se montrer plus exigeant envers les réseaux sociaux et pousser notamment les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) à respecter davantage les lois en matière de prohibition de discours haineux. Quand le modèle d’affaires consiste à produire de fausses nouvelles pour générer des revenus, il y a lieu de s’interroger.»
Thierry Giasson dénonce l’effet de l’arrivée des grandes plateformes sur la circulation de l’information. «Les gouvernements devraient prendre position face à Google, à Facebook et à YouTube. Ces entreprises ne donnent pas un sou pour utiliser du contenu, souvent produit par les médias traditionnels d’ailleurs, s’indigne-t-il. Le lectorat des journaux ou l’assistance des téléjournaux diminue de manière draconienne depuis plusieurs années, mais les nouvelles élaborées par les journalistes se retrouvent dans des médias sociaux qui ne déboursent rien.»
À l’entendre, il faudrait revoir ce modèle d’affaires qui nuit au pluralisme et au débat démocratique. Tout comme la tendance, dit-il, qu’ont certains journalistes à se comporter comme des porte-parole des politiciens lorsqu’ils diffusent sans analyse les citations de ces derniers sur Twitter ou d’autres plateformes semblables.
De son côté, le philosophe Jocelyn Maclure préconise aussi un plus grand soutien des médias afin de donner les moyens aux journalistes de produire un contenu de qualité, selon les règles déontologiques. Ce soutien pourrait passer par des subventions publiques ou par un engagement philanthrope des citoyens, comme le font les lecteurs de La Presse.
3 Thierry Giasson est également membre du Groupe de recherche en communication politique. ↩
Le chemin de la citoyenneté
Une partie de la solution passe peut-être par la régulation des géants du numérique. Luc Brès voit ainsi d’un bon œil les propos tenus récemment par le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, qui dans le cadre d’une entrevue télévisée en appelait à plus de régulation étatique pour le bon fonctionnement de la démocratie. Obliger la plateforme à se plier aux règles morales d’un organisme extérieur pourrait être également intéressant, selon le professeur.
Cependant, prendre ses distances des réseaux sociaux s’avère peut-être le meilleur des moyens pour accéder véritablement à un débat démocratique. «Il faut se réapproprier les institutions politiques, qu’il s’agisse des partis, des syndicats, du vote même, sans se limiter aux débats sur Internet, explique Luc Brès. La rapidité et la spontanéité des échanges nuisent souvent à la profondeur des débats.» Pourtant, la multiplication des sources d’information ne devrait-elle pas permettre davantage d’échanges et donc ouvrir la porte à une démocratie plus approfondie? Ce n’est pas le cas si les a priori cognitifs dominent, estime Jocelyn Maclure, qui explore la question dans son récent ouvrage, Retrouver la raison, publié aux Éditions Québec Amérique. Le philosophe explique que la raison humaine est essentielle à la démocratie. Or, précise-t-il, cette raison humaine prend des efforts et du temps. Pour la retrouver, il faut ralentir collectivement le rythme de la discussion.
L’essentielle éducation
Enfin, Thierry Giasson aimerait bien que l’État, et en premier lieu le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et celui de la Culture et des Communications, prenne conscience de la nécessité d’éduquer la population aux médias. Selon lui, il faut absolument outiller les citoyens, et en particulier les jeunes, à une réalité médiatique en complète transformation. Une façon, croit-il, d’aider les uns et les autres à saisir notamment le fonctionnement du journalisme politique et le rôle qu’il joue dans la démocratie.
Voilà pourquoi le chercheur réfléchit avec quelques collègues, dont Colette Brin, à l’élaboration d’une douzaine de recommandations regroupées au sein d’un livre blanc qui sera, dans quelques mois, déposé auprès des élus et des instances publiques. Ces recommandations découlent d’un colloque sur les fausses nouvelles organisé l’automne dernier par le Groupe de recherche en communication politique. La cinquantaine d’experts alors présents avaient formulé le souhait que le gouvernement instaure à l’école des activités sur les liens entre le journalisme, la vie politique et la citoyenneté. Cette formation s’insèrerait dans les programmes scolaires portant sur l’éducation et la citoyenneté, tant au primaire qu’au secondaire.
De tels outils permettraient, selon le professeur, de faire la distinction entre l’information journalistique et la communication, de décortiquer les fausses nouvelles, d’éviter de prendre au pied de la lettre des sites parodiques, sans oublier d’éveiller le public aux différences entre les faits scientifiques et l’opinion. «La littéracie politique et médiatique devrait également faire partie de la formation des enseignants et du personnel en lien avec le milieu scolaire, ajoute Thierry Giasson. Des bibliothécaires peuvent très bien, par exemple, donner des ateliers sur les médias.»
L’un des grands enjeux au cœur de ces nouvelles pratiques éducatives sur l’information concerne les bulles informationnelles que certains se sont construites au sein de communautés numériques fermées. Le pluralisme n’y a pas sa place et les opinions y semblent coulées dans le béton armé. Voilà pourquoi il devient primordial d’éduquer les citoyens dès le plus jeune âge au danger d’une pensée monolithique et à la nécessité d’une information la plus ouverte possible. Bref, investir dans l’éducation aux médias constitue peut-être la clef d’une société plus inclusive et plus solidaire.
Publié le 24 avril 2019
Publié le 1 mai 2019 | Par Clément Marcotte
Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.
commentez ce billet