Regards sur la société
Publié le 17 août 2018 | Par Simon Langlois
SLAV et Kanata, victimes du pouvoir social
Comment expliquer la force de la vague de protestations qui a conduit à l’annulation du spectacle SLAV à Montréal, lors du Festival international de jazz, et à l’abandon du projet de la pièce Kanata à Paris? Et que dire des répercussions considérables de la campagne #MeToo, lancée aux États-Unis, qui s’est aussi imposée au Canada, en France et ailleurs? Ces mouvements sont attribuables au pouvoir social, phénomène bien diagnostiqué par le philosophe Alexis de Tocqueville dans le 2e tome de son essai De la démocratie en Amérique, publié en 1835.
Le pouvoir social traduit l’émergence d’une opinion dominante susceptible de faire plier les figures d’autorité et les pouvoirs institutionnalisés, notamment le pouvoir politique. Cette opinion dominante émerge de la base et elle se diffuse dans l’espace public en s’appuyant sur des normes nouvelles ou reconnues désormais comme légitimes dans l’époque où elle a cours. Le pouvoir social profite aussi d’un contexte particulier qui lui donne un grand écho.
Déclin de l’autorité
Le pouvoir social a bénéficié du déclin des formes traditionnelles d’autorité. Déclin, mais non disparition, faut-il le préciser. Nos sociétés démocratiques sont en effet caractérisées par l’affaiblissement des pouvoirs dominants de l’État, des Églises, du père, des patrons, des propriétaires et des hommes. Les autorités établies doivent désormais composer avec une nouvelle forme de pouvoir qui vient de la base et qui s’exprime avec force.
Les lois du travail, les chartes des droits de la personne, l’avènement du syndicalisme, les lois diverses en faveur de l’équité sur le plan de l’orientation sexuelle ou de la rémunération, mais aussi les avancées en matière de scolarisation, notamment pour les femmes, et les acquis du développement économique (enrichissement collectif et individuel) ont élargi les espaces de liberté des individus, dont les marges de manœuvre se sont accrues.
Si les autorités institutionnalisées perdent une part de leur influence, où trouver alors les orientations normatives pour l’action? Dans l’opinion d’autrui, répond Tocqueville: «Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui»1. Il nous est impossible, indique Tocqueville, de nous informer sur tout, de tout connaître, et il faut nous fier à la presse, aux autres médias, à nos réseaux sociaux, aux livres, à nos amis, à nos maîtres d’école, pour nous forger une opinion ou répondre à nos questions. Le philosophe ajoute: «[…] c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde». Cette opinion constitue un pouvoir social. De nouvelles opinions ont ainsi été forgées sur bon nombre de réalités quotidiennes par l’entremise de ces relais plus ou moins informels dans le tissu social.
Priorité à l’opinion d’autrui
Le pouvoir social reflète également une opinion publique nouvelle sur un grand nombre de questions qui s’imposent dans les débats de société.
À l’époque de nos arrière-grands-parents, l’Église catholique canadienne-française définissait les normes en matière de sexualité. Ma grand-mère et ma belle-mère, aujourd’hui décédées, ont vécu plus de 12 grossesses chacune. Elles avaient suivi, quoiqu’avec réticence, les injonctions de leur pasteur. Mais peu à peu se sont forgées des attitudes différentes et un nouveau pouvoir social a émergé, contestant les normes imposées par les figures d’autorité ecclésiastiques.
Les homosexuels ont longtemps été méprisés, exclus et moqués, victimes de violence même, mais le vent de l’opinion a tourné et ces attitudes sont réprimées par le nouveau pouvoir social devenu dominant. Les politiciens participent désormais aux défilés gais et l’armée a fait amende honorable.
Des actrices d’Hollywood ont fait tomber le producteur Harvey Weinstein, qui régnait jusqu’alors en maître dans le milieu du cinéma américain. Plus près de nous, la même chose est arrivée à Gilbert Rozon. La dénonciation de leurs agissements a créé une vague de désapprobation diffusée dans le grand public et sur les réseaux sociaux. Ces dénonciations s’appuient sur des normes qui se sont imposées au fil des années. Ces deux cas renvoient à l’égalité entre les sexes, devenue incompatible avec les effets de la domination masculine. Les puissants, qui faisaient la pluie et le beau temps, qui jouissaient de notoriété et usaient de leur autorité, sont tombés de leur piédestal. Du coup, le pouvoir s’est déplacé du haut vers le bas et le pouvoir social, celui de l’opinion publique, les a emportés.
Pouvoir social et minorités
Grâce au pouvoir social, les minorités parviennent aussi à renverser un état de fait qui les désavantageait. Les Autochtones canadiens ont longtemps été victimes de domination et d’exclusion. Les placements d’enfants dans des pensionnats, loin de leur famille, en témoignent. Les pouvoirs de l’époque estimaient que «éradiquer l’Indien dans l’enfant» était le moyen de faire sortir les Autochtones de la pauvreté et de les intégrer à la société, en dehors des réserves. La norme de l’époque consistait à prendre les groupes en apparence défavorisés pour les assimiler à la majorité. La mobilisation des Autochtones, la scolarisation d’une nouvelle élite parmi eux, le contexte nouveau des droits reconnus par les cours de justice et par la Loi constitutionnelle de 1982 ont favorisé l’émergence de nouvelles opinions sur les Premières Nations, d’un nouveau pouvoir social dont ils sont les bénéficiaires et qui reconnaît leur identité, obligeant les pouvoirs établis à changer leur approche.
Un autre phénomène est venu renforcer le pouvoir social en lien avec les Autochtones. Des adultes pervers avaient profité de ce qu’ils avaient la garde d’enfants autochtones pour en abuser. La domination sexuelle étant devenue inacceptable dans la société contemporaine, l’affaire des pensionnats ajoute au malaise de l’opinion publique et contribue à renforcer le pouvoir social sur la question autochtone. Aujourd’hui, les politiques d’autrefois sont qualifiées de «génocide culturel». L’air du temps est à la réparation, à la réconciliation, au mea culpa collectif et aux réclamations de dédommagements. Le pouvoir social contemporain impose une nouvelle représentation sociale et il vient en appui aux revendications des Autochtones.
Liberté des artistes
Lorsque des artistes noirs ont vigoureusement dénoncé la sous-représentation des gens de couleur dans le spectacle SLAV, en juillet dernier, ils ont fait autorité; ils ont emporté l’adhésion de plusieurs et ils ont paralysé l’action des organisateurs, qui ont annulé le spectacle prévu à Montréal. Le pouvoir social a eu raison aussi de la pièce Kanata, malgré que ses créateurs, Robert Lepage, Michel Nadeau et Ariane Mnouchkine, aient fait preuve d’une grande sensibilité au regard du point de vue autochtone dans leur création. L’action des coproducteurs nord-américains soutenant financièrement le projet a été paralysée par crainte de l’opinion publique, par appréhension du pouvoir social au sens de Tocqueville. Le spectacle fut donc annulé.
Bien des gens ont réagi en dénonçant ces annulations au nom de la liberté des artistes et des créateurs, tout en se montrant parfois sympathiques au point de vue des contestataires. Mais la norme relativement nouvelle établissant la nécessité de reconnaître les dominés d’autrefois ainsi que la mauvaise conscience devant leur exclusion ou leur exploitation passées l’ont emporté devant la norme de la liberté de l’artiste. Un nouveau pouvoir social s’est imposé. Dans les années 1960, le pouvoir social d’alors avait dénoncé l’interdiction par les autorités d’un spectacle africain à la Place des Arts sous prétexte qu’on y voyait des seins dénudés. «Quand ça bouge, c’est obscène», avaient statué les censeurs, provoquant une risée bien méritée dans l’opinion publique. La liberté des artistes l’avait alors emporté, mais non plus en 2018.
Le pouvoir social peut renverser un ordre établi et apporter des changements jugés positifs. Les homophobes et les suprémacistes blancs ont perdu leur force d’autrefois dans l’opinion publique. Mais le pouvoir social est aussi porteur d’effets pervers potentiels inattendus, allant jusqu’à ce que Tocqueville avait nommé la «tyrannie de la minorité». Comme quoi les bonnes intentions doivent aussi composer avec les conséquences malheureuses qu’elles génèrent de temps à autre.
1 De la démocratie en Amérique, tome II, p. 433. ↩
Publié le 18 août 2018 | Par Alain Bolduc
Publié le 17 août 2018 | Par Marc-André
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