Propos d'un écoloquace
Publié le 10 décembre 2014 | Par André Desrochers
Le recensement du solstice
Bon, il semble que l’hiver nous rentre dedans sans trop de subtilité encore une fois… Maintenant drapée de blanc, la ville de Québec est prise d’assaut par tous ces magasineurs pressés qui essaient tant bien que mal de se souvenir que cette orgie de consommation a pour but de recréer la féerie de Noël, plus insaisissable que jamais. Mais passons aux choses importantes… À travers cette cohue urbaine se promèneront, dimanche prochain, plusieurs dizaines d’ornithologues, eux aussi absorbés par un rituel annuel: le Recensement des oiseaux de Noël. Cette activité au nom étrange est aussi vieille que le père Noël vêtu de rouge et de blanc.
C’est en 1900 que ce recensement a vu le jour. Le 25 décembre de cette année-là, une poignée d’ornithologues éparpillés dans toute l’Amérique du Nord dénombrèrent les oiseaux, et chacun envoya ses observations à Frank Chapman, ornithologue et conservateur à l’American Museum of Natural History de New York. L’idée était de compter les oiseaux plutôt que les tuer, et la tradition fit boule de neige (OK, jeu de mots trop facile).
Aujourd’hui, le Recensement des oiseaux de Noël a lieu dans quelque 2 000 villes du Canada, des États-Unis, d’Amérique latine et des Caraïbes. Dans chaque ville participante, les ornithologues ratissent l’intérieur d’un cercle fixe de 24 km de diamètre. À Québec, le centre de ce cercle est l’église Saint-Sacrement, et son pourtour touche Sainte-Pétronille (Île d’Orléans) à l’est, l’aéroport à l’ouest, Wendake au nord et pas tout à fait Breakeyville au sud. Le tout est localement coordonné par le Club des ornithologues de Québec, et globalement par la société américaine Audubon et quelques partenaires, dont Études d’oiseaux Canada1. Plusieurs participants terminent la journée lors d’une rencontre de compilation au quartier général du Club, le Domaine de Maizerets, où se racontent les découvertes.
Compétition amicale
On va se dire les vraies affaires: pour de nombreux participants, le but est de battre le record du plus grand nombre d’espèces repérées dans son quartier, ou mieux encore, de narguer, en fin de journée, les collègues d’autres secteurs avec une belle trouvaille comme une volée de jaseurs, une chouette, un gerfaut ou quelque oiseau loin de sa patrie. Bon, OK, peut-être que je fais ici de la projection. Mais de cette compétition toute amicale émergent quand même des données à faire saliver les amateurs de chiffres2. D’ailleurs, il y a quelques années, j’ai supervisé le projet de maîtrise d’une étudiante, Laetitia Huillet, qui portait sur la dynamique des oiseaux de l’agglomération de Québec sur 25 ans, analyse entièrement basée sur les données du recensement des oiseaux de Noël. Elle découvrit entre autres que les phénomènes locaux (notamment l’étalement urbain) étaient responsables d’environ ¼ de la diminution du nombre d’oiseaux de la région. Le reste serait dû à des phénomènes à plus grande échelle, comme les variations climatiques.
L’étalement urbain a évidemment fait mal aux oiseaux. Il suffit de lire d’anciens récits sur les oiseaux de la région pour se rendre compte que nous vivons dans un milieu fort appauvri en espèces, surtout en été. En hiver, les dommages sont moindres, car il y a, au départ, moins d’oiseaux. En cette saison, le plus grand perdant dans la région est probablement le plectrophane des neiges, ce petit oiseau presque tout blanc qui faisait les délices des habitants d’autrefois, après qu’ils en aient capturés plusieurs au moyen de leurs lignettes3 et qu’ils les aient apprêtés en ragoût. Avec l’empiètement des maisons sur des terres agricoles de plus en plus rares et éloignées du cœur de la ville, il est devenu difficile de voir le spectacle de ces volées d’oiseaux blancs aux bouts d’ailes noirs, sans se taper plusieurs kilomètres en auto.
Pas que des perdants
Heureusement, l’étalement urbain n’a pas fait que des perdants chez cette faune urbaine d’hiver. Il est devenu fréquent de voir des cardinaux rouges et des roselins familiers se pointer à nos mangeoires, même sur le campus de l’Université Laval. Deux espèces qui étaient très rares dans la région, voire dans la province, il y a 30 ans. Et que dire des mésanges à tête noire –impossible de se tenir plus de quelques minutes près d’un bosquet d’arbres sans en entendre! Cette hausse de petits oiseaux n’allait pas se faire sans celle de leurs prédateurs. Ainsi, le faucon émerillon et l’épervier de Cooper font de plus en plus partie des meubles de notre faune hivernale. Pour eux, la mangeoire n’est pas le plat de graines, mais plutôt les consommateurs de graines. Parmi cette nouvelle guilde de prédateurs opportunistes, on trouve bien sûr l’écureuil gris ou noir. Aussi attiré par les mangeoires, cet animal est plutôt inoffensif envers les autres espèces en hiver, mais il se reprend de belle manière l’été, en pillant systématiquement les nids d’oiseaux dans tous les espaces verts de la ville.
Survivre à l’hiver en beauté
Nous avons eu de nombreux hivers doux au cours de la dernière trentaine d’années, mais rien ne garantit que la tendance se poursuivra, quoiqu’en dise le bouffon du bulletin météo fictif de 2050 qui circulait dans les médias récemment. Mais si nous devions revivre cette année l’hiver 2013-2014, il faudrait déjà s’attendre à un recul des populations d’espèces comme le cardinal rouge, le roselin familier et la tourterelle triste, bien mal équipées pour composer avec des -20°C à répétition, tandis que la mésange à tête noire devrait bien s’en accommoder, puisqu’elle a plusieurs mécanismes de défense contre le froid, tels dormir dans des cavités d’arbres et baisser sa température corporelle de plusieurs degrés chaque nuit.
Quoiqu’il arrive aux oiseaux, espérons que Québec et des centaines d’autres agglomérations continueront d’être le théâtre de ce recensement des oiseaux de Noël pour des années encore. Avec ces hordes d’ornithologues fanatiques, mais aussi de recrues, le Recensement des oiseaux de Noël est une excellente manière de découvrir, en toute simplicité, la beauté près de chez vous.
1 Organisation à but non lucratif dont le siège social est en Ontario. ↩
2 Voir aussi mon billet Ornithologie et science citoyenne ↩
3 Pièces constituées de nœuds coulants fixés sur une surface plane, dans lesquels les plectrophanes se prenaient la patte. ↩
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