Regards sur la société
Publié le 12 avril 2013 | Par Simon Langlois
Raymond Boudon (1934-2013), sociologue et ami du Québec
Le sociologue français Raymond Boudon est décédé le 10 avril à Paris. La sociologie perd avec lui l’un des grands de la discipline et l’auteur d’une œuvre considérable et originale. Elle perd aussi un homme chaleureux et très ouvert, que j’ai eu la chance de côtoyer de près d’abord comme directeur de ma thèse de doctorat à la Sorbonne puis comme membre du comité de rédaction de la revue L’Année sociologique.
On doit à Boudon d’avoir réhabilité la place de l’individu dans l’analyse des phénomènes sociaux, dans la grande tradition de Max Weber et même d’Émile Durkheim dont il a proposé une relecture originale de l’œuvre, à distance de la vision convenue d’un holiste déterministe.
Boudon a élargi la conception de la rationalité de l’individu dans les explications des phénomènes sociaux et économiques. Critique de la rationalité instrumentale (rational choice), il a distingué divers types de rationalité, comme celle des valeurs, une idée qui a ouvert des pistes nouvelles en sociologie. Pour lui, les valeurs n’étaient pas arbitraires, mais plutôt fondées sur de bonnes raisons partagées de juger que certaines d’entre elles (l’égalité entre les femmes et les hommes, par exemple) étaient préférables à d’autres, et il avait tiré de cette idée une critique radicale du relativisme culturel contemporain. Pour lui, les choix éthiques et axiologiques (liés aux valeurs) devaient être expliqués rationnellement et ainsi départagés.
Ses derniers travaux sur les croyances, individuelles et collectives, ont marqué la sociologie. Pourquoi les individus croient-ils ce à quoi ils croient? Comment expliquer le succès de certaines théories qui, avec le recul, se sont avérées fausses ou de portée limitée, comment expliquer l’adhésion à des régimes totalitaires et l’aveuglement des intellectuels devant ces derniers au 20e siècle? Comment expliquer que certains s’engagent à fond dans des mouvements sociaux et d’autres, non? On le voit, sa sociologie s’est attaquée à de grandes questions, pertinentes aussi pour comprendre les grands enjeux de société.
Contrairement à une critique qui lui a été parfois adressée, l’individu défini par Boudon n’est pas un atome désincarné: les décisions individuelles et les comportements sont au contraire ancrés en société, encadrés et situés en contexte social, d’où l’idée importante que les choix ne sont pas par nature optimaux ni satisfaisants. On lui doit une grande idée, passée dans le langage courant, celle des «effets pervers» –qu’il a par la suite préféré qualifier d’effets inattendus ou de phénomènes de composition– pour décrire des résultats inattendus ou contraires aux intentions de chacun comme la dévalorisation des diplômes ou l’aggravation des crises économiques.
Une œuvre majeure
Boudon laisse en héritage de nombreux livres, qui ont bien vieilli, car il s’est attaché à construire une œuvre scientifique solide, ce qu’il appelait «des savoirs fondés», dont il a lui-même décrit les orientations et les intentions dans La sociologie comme science, qui est un peu son testament et dans lequel on trouvera un essai autobiographique.
Raymond Boudon n’a pas «fait école» ni voulu se constituer en maître à penser, contrairement à d’autres grands sociologues de sa génération. Il a construit une œuvre solide tout en animant un important laboratoire de recherche, le Gemas à Paris, et en dirigeant l’importante revue fondée par Émile Durkheim, L’Année sociologique. Ses travaux ont cependant eu une énorme influence et ils ont inspiré un très grand nombre d’essais en sciences sociales.
La «collection bleue» Sociologies des Presses universitaires de France qu’il a dirigée à partir de 1977 (notez le pluriel de l’intitulé, qui témoigne de son ouverture) est la plus importante du genre en sociologie de langue française, et probablement en sociologie tout court, avec environ 150 ouvrages parus. S’y côtoient des travaux d’histoire de la pensée et de théorie sociologique, mais aussi des études sur les processus sociaux (inégalités, mouvements sociaux, etc.) et sur les questions de société1.
Boudon a proposé des schémas d’intelligibilité des phénomènes sociaux comme la mobilité sociale ou les inégalités devant l’éducation et il a construit des modèles indispensables à l’explication du changement social et à la compréhension du réel. L’acteur social théorisé par Boudon agit à une époque donnée, dans des structures données, dans un contexte donné.
Dit autrement, la sociologie de Boudon permet d’expliquer «les faits anciens et généraux», pour reprendre les termes de Tocqueville –un auteur qu’il affectionnait et qu’il a ramené dans le giron de la sociologie– tout en étant attentif «aux faits particuliers et récents».
Un ami du Québec
Parisien de naissance et Normand d’adoption, Raymond Boudon était un ami du Québec, fréquenté depuis le temps de ses études à Columbia University (New York) et à l’occasion de divers séjours en sol nord-américain. Lui et sa femme Marie-Rose aimaient venir dans la ville de Québec et ils avaient une affection particulière pour la Côte-Nord et la région de Tadoussac, pour les grands espaces battus par le vent.
Raymond Boudon a été 2 fois professeur invité à l’Université Laval et il devait y recevoir un doctorat honoris causa en sociologie en juin 2013, à l’occasion des fêtes du 75e anniversaire de la Faculté des sciences sociales. La maladie l’a empêché de revenir au Québec et de revoir collègues et amis ce printemps, et il s’en montrait désolé.
1 Voir mon essai sur les ouvrages parus dans cette collection: S. Langlois, «Trente ans de sociologie en France», Commentaire, volume 31, numéro 121, printemps 2008, 349-359 ↩
Publié le 15 avril 2013 | Par Valérie
Publié le 13 avril 2013 | Par Georges Vignaux
Georges Vignaux
Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.
commentez ce billet