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Photo de André Desrochers

Perdus dans Charlevoix

Une des raisons pour lesquelles une bonne partie des gens vont se balader en forêt, c’est pour y faire des rencontres mémorables avec la faune. Demandez à quelqu’un qui revient d’un séjour en forêt quels en sont ses principaux souvenirs, et on va presque à tout coup vous parler de rencontres avec nos amis poilus ou à plumes. J’ai fait une telle rencontre la semaine dernière,  près du lac des Neiges, à quelque 80 km au nord de Québec. Un Caribou forestier. J’avais prévu vous entretenir des caribous de Charlevoix plus tard, mais voici une belle occasion de le faire maintenant.

Dans le parc des Grands-Jardins, 1981. Photo André Desrochers.

Dans le parc des Grands-Jardins, 1981. Photo André Desrochers.

 

Une espèce réintroduite
D’abord quelques faits. Le caribou était autrefois répandu dans le sud du Québec, jusque dans la grande région de Montréal, puis s’est retiré vers le nord, disparaissant de la région de Charlevoix dans les années 1920. D’où viennent alors ces caribous qu’on voit encore dans Charlevoix? De la haute Manicouagan! En effet, durant les années 1960, des biologistes redresseurs de torts du ministère responsable de la faune (dont le nom est plus variable que le climat), séduits par l’idée de réintroduire des caribous dans le secteur des Grands-Jardins, ont procédé à un exploit digne du Far West. Entre 1969 et 1972, on a transporté par avion une quarantaine de géniteurs dépassés par les événements, pour ensuite les placer dans des enclos, dans les Grands-Jardins, où ils ont eu l’occasion de se reproduire. Une fois sevrés, les quelque 80 faons qui ont résulté de cette opération ont été relâchés dans la forêt avoisinante. J’ignore ce qu’on a fait des géniteurs, mais on ne les a pas relâchés sur place. Quant à eux, les nouveaux arrivants n’ont pas vraiment prospéré, mais leur nombre s’est néanmoins maintenu, si bien que quelques dizaines persistent jusqu’à présent.

Depuis leur réintroduction, ces caribous ont été suivis de manière très intensive et à grands frais, du moins si on les compare à la faune québécoise en général. Bien sûr, vous direz: « Ne s’agit-il pas d’une population d’un écotype1 classé «vulnérable» au Québec et «menacé» au Canada? » Une recherche sur Google ou le Web of Knowledge vous livrera plusieurs études détaillées sur les déplacements de cette population, son nombre d’individus, son état de santé, ses ennemis naturels et tout le tralala, toutes s’écriant bien sûr que la population mérite davantage d’efforts (lire: subventions de recherche additionnelles et nouvelles contraintes sur l’aménagement forestier). Les études sur cette population se sont généralement faites selon les règles de l’art. Mais, sans exception, elles me laissent perplexe sur une question fondamentale: pourquoi devrait-on continuer de protéger à grands frais une population d’organismes artificiellement introduits dans une forêt, loin des sentiers battus?

Deux raisons invoquées
On m’a souvent répété que c’est pour rétablir l’équilibre de cet écosystème ou encore pour l’écotourisme. Prenons d’abord l’équilibre de l’écosystème. Comme l’expliquait l’écologiste Stuart Pimm2, un tel équilibre relève davantage du mythe que de la réalité (on n’a qu’à penser aux changements climatiques; voir mon billet sur le sujet). De toute manière, en imaginant qu’on puisse définir un équilibre ici, il faudrait néanmoins des investissements substantiels et récurrents pour entretenir un tel équilibre sur le respirateur artificiel au nom d’une gestion «écosystémique».

Et puis l’écotourisme. Je n’ai pas de chiffres sur la fréquentation des parcs de la région, mais pense-t-on sérieusement que la fréquentation des touristes CAUSÉE par les caribous introduits amène suffisamment de fonds pour financer le maintien de cette population (incluant les pertes financières associées aux aménagements forestiers que l’on voudrait contraindre davantage)? Et si pour sauver le caribou introduit on doit contrôler les populations d’autres espèces tout aussi charismatiques comme le loup, ne vient-on pas changer une piastre pour quatre trente-sous? Je n’ai pas de réponse précise à ces questions mais, dans les instances décisionnelles, quelqu’un devrait les poser.

Comprenez-moi bien: je n’ai rien contre les caribous, et celui que j’ai croisé la semaine dernière (fortuitement et non intentionnellement, je le souligne) était plutôt sympa, en tout cas presque autant que le pygargue à tête blanche qui survolait le lac des Neiges. Je pense simplement que le caribou de Charlevoix est l’objet d’une attention et de dépenses démesurées par rapport à sa véritable valeur pour l’écosystème concerné. Quant à moi, ce caribou n’est pas de Charlevoix, il est de la haute Manicouagan, perdu dans Charlevoix.

Dans un des nombreux rapports du ministère responsable de la faune3, on peut lire que «La disparition du caribou de Charlevoix constituerait la perte d’un emblème pour la région de Charlevoix et une défaite pour le développement durable et la gestion intégrée des ressources au Québec».

News Flash: le caribou de Charlevoix, le vrai, est disparu de cette région justement durant les années 1920. Ne serait-il pas temps d’en faire le deuil, de passer à autre chose et de dire simplement «bonne chance» à nos perdus de Charlevoix?


1 Variété d’une espèce qui présente des caractéristiques adaptées à un habitat particulier

2 The balance of Nature, Chicago University Press, 1992

3 SEBBANE, A., R. COURTOIS ET H. JOLICOEUR. 2008. Changements de comportement du caribou de Charlevoix entre 1978 et 2001 en fonction des modifications de l’habitat. Ministère des Ressources naturelles et de la Faune, Direction de l’expertise sur la faune et ses habitats. 54 p.

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  1. Publié le 26 juin 2013 | Par André Desrochers

    @sb

    Plutôt que s'opposer à la biologie, l'économie doit en principe être inclusive, et devrait donc tenir compte des réalités biologiques, telles que le risque d'extirpation, en fonction de divers scénarios de conservation.
  2. Publié le 25 juin 2013 | Par sb

    Difficile à gober votre «hélas! on a trop souvent tendance à réduire ce genre de problème à sa dimension strictement biologique», en réponse à la question d'un de vos lecteurs sur les caribous de l'Abitibi.

    Pour ma part, j'aurais plutôt envie de dire: hélas! on a trop souvent tendance à réduire ce genre de problème à sa dimension strictement économique.
  3. Publié le 25 juin 2013 | Par André Desrochers

    @Marc-Antoine Desy

    Voilà une question fort pertinente. Effectivement, les caribous avoisinant Val d'Or n'ont pas été l'objet d'une introduction, ce qui les place dans une situation fort différente du point de vue de la conservation. J'en profite donc pour préciser que ma position sur le caribou de Charlevoix est bien différente sur ma position sur les autres populations de caribous. Bien sûr, je serais heureux de voir des mesures réalistes pour maintenir cette harde abitibienne. Mais tout réside dans la définition du terme «réaliste». Plutôt qu'adopter une vision dogmatique pour protéger ces caribous coûte que coûte, il faudrait comparer les coûts et les bénéfices du maintien d'une telle population faunique, du point de vue des gens de la région, de la province et de plus loin encore... pas une mince tâche! C'est un problème qui devrait interpeller aussi bien des économistes que des biologistes, mais hélas! on a trop souvent tendance à réduire ce genre de problème à sa dimension strictement biologique.
  4. Publié le 18 juin 2013 | Par Marc-Antoine Désy

    Bonjour,

    Merci pour cette réflexion.

    Et quellle est votre appréciation de la situation du Caribou des bois de la harde du Lac Sabourin près de Val d'Or?

    On parle ici d'une population «naturelle» mais qui démontre des signes d'effondrement presque total. Personne ne semble s'entendre sur ce qui doit être fait, les écologistes disent que le plan pour le maintien de la population n'est pas assez ambitieux, les compagnies forestières ne veulent pas perdre leurs territoires de coupe.

    Selon vous, quelles devraient être les actions pour préserver cette population? Est-ce que ça en vaut la peine?
  5. Publié le 11 juin 2013 | Par Sébastien Renard

    Merci Dr. Desrochers pour cette remarquable réflexion sur cette action de conservation.
    Permettez-moi d’apporter quelques réflexions à mon tour.

    Il me semble qu’il s’agit d’un cas typique d’une institution qui s’accroche à une idée (réintroduire le caribou dans le Charlevoix) pour ne pas perdre la face. Imaginez la publicité: le caribou réintroduit disparait. Échec monumental! qui discréditerait les autres actions de conservation de ladite institution. Donc, outre la conservation des caribous du Charlevoix, il me semble que les investissements cherchent plutôt à conserver l’image de l’institution.

    Je suis d’accord avec vous quand vous mentionnez que l’équilibre de l’écosystème n’est qu’un faux prétexte. Toutefois, les fonctions des herbivores dans les écosystèmes sont réelles, comme cela a été montré dans le cas du Serengeti, ou bien du Grand Yellowstone Ecosytem. Mais il nous faudrait d’abord réussir à déterminer quelle est la fonction écosystémique du caribou des bois. Justifier le maintien d’une population (petite qui plus est) d’herbivores (ou lichenivores peut-être) par l’aménagement écosystémique, c’est un peu tendre le bâton pour se faire battre.

    Pour ce qui est de l’attrait écotouristique, je ne suis pas un spécialiste du Parc des Grands Jardins, mais généralement ce n’est pas l’observation d’animaux qui est l’attrait d’origine des visiteurs, mais plutôt la recherche de nature intacte, de paysages grandioses, d’une bonne partie de pêche. Evidemment, la rencontre d’un caribou des bois est quelque chose d’inoubliable et c’est un plus extraordinaire pour les visiteurs, mais il n’y a que les touristes français qui vont dans un parc naturel au Québec avec comme objectif de voir un « renne » (je me permets de taquiner mes compatriotes). Il ne s’agit donc pas de piastre ou de trente-sous, mais peut-être bien d’Euros ?

    Pour terminer (désolé je me suis laissé emporter dans ce « petit » commentaire), je crois que la réintroduction d’une population ne peut se faire que si l’on s’occupe des causes de sa disparition. Dans le cas du caribou du Charlevoix, bien que la cause originelle soit probablement la chasse, actuellement son maintien nécessite la restauration et la conservation des grands massifs forestiers, et notamment les forêts surannées. Malheureusement, cela prend du temps ... et de toute façon je n’ai pas encore vu d’étude démontrant que le caribou forestier puisse se maintenir dans un paysage aménagé (pour ne pas dire exploité) par l’homme.