Propos d'un écoloquace
Publié le 22 janvier 2014 | Par André Desrochers
Métier: pisteur
Quand les forêts du Québec se glissent sous un épais tapis de neige, les amateurs de plein air qui prennent le temps de regarder autour d’eux notent rapidement la présence d’une faune abondante, trahie par ses pistes. Amateur de raquette, je suis témoin de ce spectacle annuel depuis ma tendre jeunesse, mais jamais je n’aurais cru qu’un jour, ces pistes dans la neige allaient alimenter ma carrière. Pourtant, depuis 2000, je pratique le sport, l’art et la science du «pistage» des animaux sur mon terrain de jeu favori, la Forêt Montmorency, lieu d’enseignement et de recherche privilégié de l’Université Laval. Alors aujourd’hui, je mets de côté les débats et vous offre simplement un hymne aux animaux et à leur pistage dans la forêt hivernale.
Le pistage est un art qui remonte sans doute aux origines humaines. Trouver, analyser, identifier et suivre des pistes d’animaux devaient être parmi les activités les plus fréquentes (et payantes) des humains d’autrefois. Ces activités demeurent populaires aujourd’hui chez les chasseurs et les trappeurs, qui utilisent les traces laissées par les animaux pour déduire leurs habitudes de vie et ce qui les rend vulnérables.
De plus en plus, le pistage est pratiqué par des personnes aux intentions plus bénignes. Il existe plusieurs organisations2 dont la mission est de former des amateurs à l’identification et à l’interprétation des signes du passage d’un animal. Avec des guides expérimentés, des groupes vont en forêt pour s’initier aux traces parfois évidentes, parfois très subtiles, laissées par les animaux. Une manière moderne de renouer avec la sagesse des coureurs des bois.
La zamboni
Le problème avec le pistage d’animaux, c’est qu’il faut un substrat permettant l’apparition de traces… C’est pourquoi les pisteurs vont souvent limiter leurs recherches aux abords des cours d’eau, particulièrement sur les rives vaseuses, idéales pour trahir avec moult détails la présence d’animaux venus boire ou se toiletter. Oui, bonne idée, les rivages, direz-vous, mais peuvent-ils nous offrir un portrait complet du nombre de bêtes fréquentant une localité donnée et de leurs comportements? Bien sûr que non.
Par contre, en pays de neige, tu parles! La bordée de neige est à notre forêt ce que la zamboni est à la patinoire: on fait peau neuve, régulièrement, à chaque nouvelle chute de neige. Partout sur le terrain de jeu. Du coup, on remet le compteur de pistes à zéro, facilitant l’interprétation de leur nombre, car on sait depuis combien d’heures la neige a cessé de tomber (car plus cela fait longtemps qu’il a neigé, plus il y aura de pistes…).
En présence de neige, les dilettantes, les trappeurs et les chasseurs ne sont plus les seuls à s’intéresser aux pistes des animaux. On trouve aussi des scientifiques comme moi qui aiment se promener dans la neige, mais qui aiment aussi analyser les pistes pour comprendre et modéliser la fréquentation des milieux naturels par la faune. Pour quoi faire? En bref, pour comprendre comment évolue la faune hivernale dans l’espace et le temps, notamment en fonction des perturbations causées par les humains. La première information qu’on tire du pistage est la présence des espèces, souvent difficile à déceler autrement. Le meilleur exemple de cela est le lièvre d’Amérique, dont les pistes caractéristiques tapissent souvent l’entièreté de certaines forêts. Allez en ski de fond ou en raquette à la Forêt Montmorency, vous comprendrez ce que je veux dire.
Évidemment, on veut en savoir plus que la simple présence d’une espèce. Par exemple, combien y a-t-il de lièvres ou de lynx sur un territoire donné? Hélas, les pistes des individus d’une même espèce se ressemblent tellement qu’elles ne peuvent nous dire exactement combien d’animaux sont présents. Nos recherches à la Forêt Montmorency indiquent tout de même que le nombre de pistes observées est un bon indicateur du nombre réel d’individus, car leurs fluctuations d’une année à l’autre correspondent de très près aux fluctuations interannuelles observées par les trappeurs de la région. Il serait très improbable que le nombre de pistes répertoriées par les pisteurs et les trappeurs varient dans le temps de la même manière s’il n’était pas représentatif de la réalité.
Au-delà du dénombrement
Le pistage nous permet donc d’établir la présence de diverses espèces dans un lieu précis et parfois même leurs tendances de populations. Mais on peut aller bien plus loin dans ce jeu de détective. Après avoir répertorié plus de 43 000 pistes d’animaux sur 2000 km de relevés en 14 ans, nous avons appris comment le lièvre, l’orignal, la martre (proche parent du furet) et d’autres espèces réagissent à la topographie, aux profondeurs de neige et, surtout, aux coupes forestières qu’on pratique à la Forêt Montmorency.
Pour faire une histoire courte, la faune réagit certes aux pratiques sylvicoles, mais s’accommode très bien de ces perturbations, du moins, jusqu’à maintenant. Par exemple, la population locale de lièvres a progressivement augmenté depuis 10 ans à la Forêt Montmorency, et celle des autres espèces se maintient, malgré des fluctuations importantes. Les populations d’écureuils roux augmentent lors des années dites semencières (vaste production de cônes par les sapins et les épinettes), et les belettes augmentent en nombre l’année suivant une augmentation des écureuils (une de leurs principales proies).
Quelques-uns de mes étudiants se sont amusés non seulement à noter la présence de pistes, mais à les suivre pas à pas, GPS en main, afin de restituer dans les moindres détails des déplacements. Par exemple, après une centaine de kilomètres de traces de martres suivies en raquette, on sait que ces petits animaux féroces adoptent un comportement exploratoire dès qu’ils rencontrent des pistes de leurs proies, surtout d’écureuils et de lièvres. En l’absence de pistes de proies, les martres se contentent plus souvent qu’autrement de passer d’un site de chasse à un autre. Elles réagissent aussi aux obstacles que représentent les chemins forestiers en les traversant principalement en des endroits plus étroits. Elles utilisent les lisières de forêt comme des autoroutes.
Venez nous voir, venez les voir
Si vous n’êtes jamais allés à la Forêt Montmorency l’hiver, il n’est pas trop tard pour commencer! Une petite randonnée près du pavillon d’accueil suffira pour vous convaincre que la faune y abonde. Vous pourriez même y rencontrer votre humble serviteur ou un de mes étudiants, en flagrant délit de joindre l’utile à l’agréable. Bon hiver!
2 Essayez la requête «Animal tracking» sur votre engin de recherche Internet favori. ↩
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