Regards sur la société
Publié le 2 avril 2015 | Par Simon Langlois
L’université prise en otage
L’université québécoise est prise en otage dans le mouvement social qui oppose plusieurs groupes d’étudiants au gouvernement dans leur contestation de l’austérité budgétaire, dans la remise en cause de l’exploitation du pétrole et dans la promotion de diverses autres causes sociales. L’université est instrumentalisée en vue de contester des choix politiques et budgétaires plus larges qui la touchent, certes, mais qui affectent aussi l’ensemble de la société québécoise. Cette instrumentalisation porte préjudice à l’institution.
Ce qu’est l’université
L’université n’est pas au service d’une cause, d’une Église, d’un parti, de l’État, des entreprises, d’une idéologie dominante ou encore d’une classe sociale. Telle qu’on la connaît aujourd’hui, l’université est d’abord un lieu d’enseignement et de recherche, dans la grande tradition que Wilhelm von Humboldt a inaugurée lorsqu’il a créé l’Université de Berlin en 1810.
La poursuite de cette mission bien particulière de recherche, de diffusion de connaissances et de formation nécessite une grande indépendance et une complète autonomie. Or, pour mener à bien sa mission fondamentale, l’institution universitaire se doit de rester à distance par rapport à son milieu et surtout de ne pas être instrumentalisée dans la poursuite d’une cause aussi large que celle de la contestation de l’austérité budgétaire imposée par l’État.
Certains taxeront ma vision de l’université d’idéaliste et de dépassée. N’est-elle pas devenue une université de masse –plus de 40 000 étudiants sont inscrits à l’Université Laval–, mais aussi un lieu de formation professionnelle et un lieu de recherches appliquées, 3 caractéristiques nouvelles qui se sont imposées à notre époque en parallèle à la démocratisation qui la caractérise? Certes, mais sa raison d’être et sa spécificité sont toujours les mêmes.
Voyons plutôt. Il existe un large consensus sur la nécessaire liberté et sur l’indépendance qui doivent caractériser la recherche appliquée et la recherche subventionnée au sein de l’université, 2 types d’activité en forte croissance de nos jours. Cependant, toute intrusion d’un partenaire est normalement dénoncée, même dans le cas des chaires de recherche, et les titulaires de ces dernières se font un point d’honneur de valoriser leur indépendance et leur liberté d’action dans l’exercice de leur métier d’enseignant et de chercheur.
Par ailleurs, même dans l’université de masse et dans les programmes fortement professionnalisés, l’institution universitaire vise la formation complète de l’étudiant, en conformité avec la vision que John Henry Newman avait avancée dans son célèbre discours de 1852. La mission fondamentale de l’université valorise en effet le savoir dans sa globalité.
L’université comme organisation
L’université n’est pas seulement une institution ayant une vocation propre (j’emploie à dessein un vocable tombé en oubli, mais qui a encore du sens). Elle est aussi une organisation et, à l’occasion, le lieu de conflits entre ses employés et l’administration allant même jusqu’à des grèves, étroitement encadrées par le droit du travail. Elle est aussi redevable de ses comptes financiers auprès de l’État qui en assure le financement et auprès de son conseil d’administration dans le cas des institutions privées. Mais dans les 2 cas, il existe une frontière qui se veut la plus claire possible entre l’université comme institution décrite plus haut et l’université comme organisation. Ainsi, cette dernière ne peut ni ne doit remettre en cause la liberté universitaire par exemple, comme c’est le cas dans les régimes autoritaires.
Bien entendu, les liens entre l’institution et l’organisation peuvent entrer en conflits, au point d’affecter la vocation même de l’université. C’est le cas lorsque les différents corporatismes tentent d’imposer leurs lois ou encore lorsque des entreprises tentent d’orienter la mission universitaire dans le sens de leurs intérêts. Mais dans ces différents cas de figure, des voix s’élèvent et la dynamique interne de l’institution finit la plupart du temps par triompher ou par s’imposer.
On rétorquera que les orientations que se donne l’université sont toujours marquées par des idéologies à toutes les époques («l’université au service de la classe dominante», « l’université au service du régime en place», «l’université sous l’emprise de la religion», «l’université à la solde du grand capital», etc.). Or, l’université est parvenue dans l’histoire à contrer ces menaces bien réelles justement en faisant appel aux grandes valeurs universelles qui la fondent depuis des siècles et que Newman, Humboldt et d’autres ont contribué à institutionnaliser.
Plus largement, au sein de la cité savante et au sein de l’université, les limites à la raison d’un savant sont toujours celles de la raison d’un autre savant, mais non celles de l’opinion du moment, ni celles de l’idéologue, ni celles du pouvoir arbitraire.
L’université prise en otage
Revenons aux conflits qui touchent certains campus et certaines facultés universitaires. Je laisse de côté la question évidente des votes pris dans les diverses assemblées étudiantes, même si un examen sérieux s’impose afin d’en assoir la légitimité comme c’est le cas dans les conflits employés-employeurs balisés et régis par le code du travail.
L’objet des votes qui ont été pris en mars 2015 dans les universités québécoises est «la poursuite de la grève sociale». Les militants qui en ont fait la promotion ont manifestement cherché à instrumentaliser l’université en visant à «créer un vaste mouvement de mobilisation populaire contre l’austérité». Cette stratégie est marquée par un remake de «l’utopie du Grand Soir», comme le montre l’appel «aux forces sociales progressistes» dans les dépliants et les manifestes distribués par les protagonistes.
L’université québécoise (certaines facultés en fait) est ainsi prise en otage, ce qui n’est pas sans affecter sa mission propre rappelée plus haut, car la recherche et l’enseignement ont besoin de sérénité.
Des enjeux bien réels
Les enjeux mis de l’avant par les militants étudiants sont bien réels, mais ils sont aussi plus complexes que certains discours simplificateurs ne le laissent voir. Je donnerai 3 exemples.
1- Le financement des universités est insuffisant, c’est un fait. Je le vois concrètement au Département de sociologie dont je suis le directeur et à la Faculté des sciences sociales à l’Université Laval. Mais je vois aussi que des réorganisations institutionnelles s’imposent. La concurrence entre les universités, induite par la formule de financement, est porteuse d’effets pervers, comme le montrent l’offre de programmes souvent similaires dans des universités «concurrentes». Plusieurs conventions collectives sont porteuses d’iniquités lorsqu’on les compare entre institutions, sans parler des déficits de bon nombre de caisses de retraite. Le «réinvestissement massif» exigé par les étudiants servirait-il à combler ces déficits? Voilà une question dérangeante. Bref, il ne suffit pas d’exiger plus de ressources dans le système, encore faut-il savoir où elles iront et corriger les dysfonctionnements coûteux.
2- Qu’en est-il des effets de génération au sein de la société québécoise, une dimension bien connue et bien documentée dans les analyses, mais étrangement absente des discours en milieu étudiant? Le vieillissement de la population québécoise est bien réel et il va imposer des coûts importants dans les années à venir, notamment au sein du système de santé. Peut-on encore augmenter la dette publique sans pénaliser les générations futures? Qui paiera pour le service de la dette dans les prochaines années? Suffirait-il d’augmenter les impôts des bien nantis pour faire l’impasse sur les effets de génération?
3- Comment faire les arbitrages entre les grandes missions que doit gérer l’appareil de l’État? Quelles parts donner à la santé, à l’éducation, aux infrastructures, à la solidarité sociale, notamment, qui sont autant de secteurs en demande dans le contexte d’une croissance lente des ressources? L’État québécois (sous le gouvernement Charest) a été généreux pour ses médecins par suite d’une comparaison avec les autres provinces et avec les États-Unis. Or, malgré l’étalement des hausses prévues, les rémunérations des médecins vont croître plus vite que les recettes de l’État, ce qui veut dire que l’argent sera pris dans d’autres missions. Comment trancher entre l’éducation et la santé?
J’arrête ici l’énoncé de quelques enjeux qui sont étroitement liés à l’austérité dénoncée par les étudiants, mais une question demeure: faire grève dans les universités est-il le meilleur moyen pour inverser le cours des choses sur des enjeux aussi complexes? Instrumentaliser l’université québécoise pour contrer l’austérité n’est pas la solution à préconiser –une critique qui est d’ailleurs partagée par plusieurs voix étudiantes discordantes– mais surtout, cette instrumentalisation menace la vocation même de l’institution universitaire.
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Publié le 20 octobre 2015 | Par conde
Publié le 10 avril 2015 | Par Simon Langlois
L'Université à distance de la société
Je partage plusieurs idées de mon collègue Gilles Gagné sur la mission de l’université que je considère moi aussi comme communauté d’étudiants et de professeurs, lieu de liberté, etc. Je suis, par contre, en profond désaccord avec lui sur sa thèse de «l’université dans la société» qui sert de fil rouge à la critique qu’il m’adresse. C’est justement cette conception de l’université qui pose de sérieux problèmes. J’estime plutôt que l’université est à distance de la société et que c’est dans cette posture qu’elle parvient le mieux à atteindre sa raison d’être. C’est précisément en restant à distance que l’université a réalisé son potentiel au fil du temps et lorsqu’elle a oublié de conserver cette distance, c’est son essence même qui a été remise en cause.
L’année 2014 a marqué le 50e anniversaire de la publication du livre de Pierre Bourdieu, Les héritiers (1974) suivi après par son livre La reproduction. L’université qu’il décrivait était accusée de reproduire les classes sociales. C’est un exemple «d’université dans la société», d’université en lien étroit avec le système de classes sociales. Or, dans ma vision des choses, l’université doit plutôt être ouverte à tous les étudiants qui ont le talent et la volonté de la fréquenter, donc être à distance du système de classes et ne pas le reproduire. La démocratisation qui la caractérise maintenant l’éloigne justement de la reproduction sociale.
Il fut une époque pas trop lointaine où les professeurs devaient prêter «le serment antimoderniste» pour enseigner à l’université, bel exemple de contamination entre les sphères sociales (au sens de M. Walzer) qui risque d’arriver à «l’université dans la société». L’université doit conserver sa distance avec les clergés de toute sorte.
Comme Gilles Gagné, je critique la mainmise de l’État sur les universités et les rapprochements étroits avec le monde de l’entreprise. Mais j’ajoute aussitôt: ces rapprochements ne sont-ils pas justement le fruit de l’inscription trop étroite de l’université dans la société? La question doit être posée et, pour ma part, je plaide pour la nécessaire autonomie, la distance encore une fois. Lorsque l’ancien recteur de l’UQAM, Roch Denis, a voulu jouer au développeur foncier, il a créé un trou de 400 M$ dans le budget de son établissement, que l’État a épongé. On comprendra que ce dernier ait cherché par la suite à exercer un contrôle plus étroit sur les universités, et nous devons en ce moment tous vivre avec les contraintes étatiques plus étroites imposées depuis. Or, au contraire, il faut malgré cette dérive passagère insister pour recréer la nécessaire distance entre l’État qui finance et l’université où l’on enseigne, tout en donnant de meilleures garanties de bonne gestion afin d’éviter les dérives.
Autre exemple. L’État a récemment autorisé la création d’une corporation des criminologues avec quelques actes réservés à ses membres. Or, cela s’est accompagné de contraintes très précises et sévères sur les programmes universitaires (voir la Gazette officielle du Québec de décembre 2014). Les programmes de criminologie des universités anglophones nord-américaines sont quant à eux définis de manière autonomes (à distance de la société) au sein des universités.
Dernier exemple pour illustrer autrement cette idée de nécessaire distance. Il y a en ce moment un débat sur les dérives antisémites dans la pensée de Martin Heidegger dans certaines de ses œuvres. Ces dérives se sont produites lorsqu’il a inscrit sa pensée et son action dans la société de son temps. Lorsqu’il a pris la distance de l’universitaire dans ses ouvrages, il a produit une œuvre universelle reconnue comme l’une des plus importantes de son siècle.
J’en arrive à la défense de mon argument central sur l’instrumentation de l’université dans des luttes sociales plus large.
Se servir de l’université comme bougie d’allumage ou comme moteur d’une «grève sociale» avec les dérives qu’on a tous constatées, c’est aller à l’encontre de sa vocation qui implique qu’elle demeure à distance. Bien entendu, l’université doit défendre son financement public afin de lui permettre de jouer pleinement son rôle en recherche et en formation des étudiants. Le respect de la distance évitera justement les écueils déplorés par mon collègue. L’université est un puissant agent de changement social lorsqu’elle accomplit sa mission propre en restant à l’écart (formation des étudiants, dépôt du savoir, recherche scientifique, critique sociale). Mais ce faisant elle contribue de manière originale au développement culturel, social et économique.
Je persiste à distinguer l’institution universitaire et l’organisation. Je donne raison à Gilles Gagné que l’exercice de la grève par les professeurs peut aussi menacer l’institution. Mais j’ajouterai que, pour cette raison, le droit de grève des professeurs est étroitement encadré et institutionnalisé. Il vient après des négociations, des conciliations, etc. et il est un moyen de dernier recours, exercé à la suite de votes démocratiques fort exigeants. Ne devrait-il pas en être de même pour les étudiants qui veulent faire valoir leurs revendications légitimes au sein de l’université?
Je conteste enfin l’interprétation abusive que Gilles Gagné a fait du mot otage que j’ai employé. «Il [Langlois] dit que ce sont des terroristes (sic) qui prennent l’université en otage pour des motifs qui n’ont rien à voir avec elle». Gilles Gagné déforme mon propos (relisez mon texte!). Il pratique ici l’amalgame et le syllogisme douteux. Le mot «otage» a aussi le sens de «moyen de pression», comme lorsque l’un des membres d’un couple divorcé «prend ses enfants en otage». Les lecteurs ont compris que je décris par ce mot l’instrumentalisation de l’université dans la stratégie de la grève sociale, sans intention de qualifier les étudiants de terroristes.
Publié le 9 avril 2015 | Par L’Université de la société | Trahir
Publié le 6 avril 2015 | Par A C Drainville
1. L’université n’est pas une chose mais une manière d’être dans le monde. C’est une zone autonome vieille de 1000 ans.
2. Les termes de la manière universitaire d’être dans le monde, pour tout stables qu’ils semblent être dans le temps court des événements, sont en fait contingents par rapport à la longue durée. Leur réinvention continuelle est l’affaire de l’ensemble des membres de la corporation universitaire, professeurs et étudiants, opérant de concert, séparément, ou parfois même les uns contre les autres.
3. Les étudiantes et les étudiants sont des membres à part entière de la corporation universitaire.
4. L’université est aussi vieille que la modernité. Les sociologues, rejetons de l’épistémè colonial, y sont des tard-venus. Les professeurs, tels que fonctionnaires titularisés à l’État, aussi. Devant l’histoire de l’université, nous qui sommes professeurs de sociologie devons rester modestes.
5. Les luttes pour l’autonomie de l’université se sont toujours justifiées aux yeux de ceux et celles qui les ont menées par le travail qui pouvait y être fait. La liberté universitaire n’est jamais déraisonnable qu’aux yeux des autres.
6. Les luttes pour l’autonomie définissent le parcours historique de l’université. Dans le monde fermé de l’Europe féodale, les membres des guildes universitaires ont gagné la liberté de ne pas être assujettis aux pouvoirs terrestres et de circuler librement –pour enseigner, s’asseoir aux pieds des maîtres et débattre de leurs enseignements. Au temps de l’université humboldtienne, c’était par rapport à l’État que se définissait l’autonomie universitaire. À l’heure du néo-libéralisme global, ce n’est plus la liberté de circuler que les luttes pour l’université mettent en jeu (elle serait plutôt obligatoire), mais l’accessibilité et la possibilité de penser librement, d’une manière qui ne se définit pas par la résolution des problèmes que pose le capitalisme.
7. Obligeant à l’utilité, à la performance et au rendement, assujettissant le travail pédagogique à l’obligation de la formation, réduisant la recherche à ses applications, le néolibéralisme instrumentalise l’université. Son arme de prédilection est le chantage à l’utilité. Sous le prétexte qu’il faudra un emploi pour rembourser les dettes qu’ils encourront, le capital réduit les étudiants à un travail techniciste. Il les veut prudents gestionnaires d’eux-mêmes, polis et pertinents. Aux professeurs, il fait le même coup, par subventions interposées.
8. Les grèves étudiantes sont constituantes du rapport universitaire au monde; sans elles, point d’université. Niant leur légitimité, l’état néo-libéral affirme haut et fort sa volonté d’assujettir les universitaires. Il n’y a pas de lieu, dit l’État néo-libéral, que nous n’envahirons pas. Nous ne reconnaîtrons aucune autre manière autre que la nôtre. L’État néo-libéral est un État totalitaire.
9. Accuser les étudiants de prendre l’université en otage participe au profilage politique du mouvement étudiant et à la création d’un contexte où la violence policière a beau jeu de se déployer. Les étudiants en grève ne sont pas des criminels. Ce sont des membres à part entière de la communauté universitaire, qui participent à sa définition.
Publié le 4 avril 2015 | Par Antoine_EK
Je trouve ça particulièrement décevant surtout venant du directeur du Département de sociologie, M. Simon Langlois (un homme très sympathique au demeurant).
Incriminer les actuels mouvements sociaux québécois au nom de prétendues valeurs universalistes (apparemment au-dessus de tout) me semble être un point de vue fort conservateur et paternaliste.
Enfin, je trouve que cela rentre franchement en contradiction avec les prétentions critiques des sciences sociales au Québec dont j'avais pu apprécier l'esprit notamment auprès d'Olivier Clain, E. Boulé ou M.-A. Couillard.
Vive le printemps québécois !
Publié le 3 avril 2015 | Par Pamela Cossette Voyer
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