Mieux s’informer à l'heure du numérique
Publié le 14 janvier 2012 | Par Colette Brin
Les faits, bruts et rebutants
La recherche de la vérité est au cœur du métier de journaliste. Sans cet engagement désintéressé, sans cette curiosité fondamentale, sans cette démarche à la fois ouverte et méthodique pour accéder aux faits, les fondements mêmes du journalisme s’écroulent. Mais compte tenu des conditions matérielles, des compétences limitées des praticiens, de l’opacité de bien des institutions et organisations et –il faut le dire– de la force des machines de propagande, la tâche s’avère titanesque.
S’ajoute à cela le défi d’attirer et de retenir l’attention du public et de combattre le cynisme. Pourquoi faire l’effort de s’informer sur les affaires publiques dans un monde aux problèmes de plus en plus complexes et dont les solutions semblent plus que jamais hors de portée? L’enjeu n’est pas nouveau, mais l’environnement numérique le fait ressurgir avec une acuité d’autant plus grande que nous sommes submergés en permanence d’un flot d’informations et de messages de sources diverses, dont la cadence va toujours en s’accélérant.
Ce rythme devenu infernal, pour une industrie qui carbure déjà à la vitesse et aux primeurs, pousse bien des citoyens à décrocher de l’actualité, à se restreindre à des champs d’intérêt spécifiques proches de leur vie quotidienne, à choisir des sources qui confortent leurs idées préconçues plutôt que d’élargir leurs perspectives. Un repli compréhensible mais dangereux, dans lequel les suivent trop souvent les médias, obsédés par la maximisation des ventes, des cotes d’écoutes, des clics sur leurs sites web.
Le public editor du New York Times, Arthur Brisbane, s’est interrogé le 12 janvier dernier quant aux capacités de son média à remplir le rôle de «milice de la vérité» (truth vigilante). Ce questionnement un peu maladroit et candide, dans un journal censé être un bastion de la rigueur et de la qualité, a déclenché une vague de commentaires indignés sur les médias sociaux (lire par exemple ici, ici et ici). Pour ces observateurs, il s’agit de rien de moins qu’une démission face aux responsabilités journalistiques.
Cette controverse, comme tant d’autres dans le milieu journalistique, met en relief la frustration croissante face au réflexe de «sténographe» ou de « courroie de transmission» des médias, qui consiste à rapporter, voire amplifier des déclarations souvent incendiaires, particulièrement dans le domaine politique, sans prendre la peine d’en vérifier les fondements. Il est en effet beaucoup plus facile et provocateur de se contenter de rapporter ces propos, voire de les alimenter avec des questions tendancieuses, plutôt que de creuser des dossiers et de chercher à comprendre des enjeux complexes.
Le paysage médiatique des États-Unis est particulièrement riche d’exemples de ce travers typique des chaînes télévisées d’information continue CNN, MSNBC et Fox News, mais aussi des radios parlées et dans une certaine mesure des journaux, y compris des quotidiens de référence. Les médias québécois et canadiens n’ont pourtant pas de leçon à donner en la matière. Il suffit de penser à la controverse du gaz de schiste, dont l’essentiel de la couverture se résume à juxtaposer l’opposition et le soutien aux projets d’exploitation. Les tentatives sérieuses d’établir les faits, autant quant aux risques pour l’environnement et la santé que relativement aux bienfaits économiques, sont assez rares -et périlleuses. Autre exemple: la couverture des récentes déclarations de Stephen Harper concernant le mariage entre conjoints de même sexe.
Savoir reconnaître l’information fiable
Tout n’est pas sombre pourtant. Le travail journalistique se fait dans un cadre plus transparent que jamais. Le public (ou du moins une partie du public) exige des comptes des médias; il veut savoir comment les informations ont été obtenues et vérifiées. Bill Kovach et Tom Rosenstiel, dans leur ouvrage Blur: How to Know What’s True in the Age of Information Overload, proposent une catégorisation des différentes formes du journalisme contemporain et, surtout, offrent des outils de lecture critique au public, afin qu’il sache les distinguer les unes des autres et qu’il puisse repérer les informations les plus fiables.
Ces formes sont:
- le journalisme «d’assertion», qui se limite à une fonction sténographique assez passive et qui compose la vaste majorité des informations véhiculées par les médias;
- le journalisme «d’affirmation», qui sert surtout à renforcer des idées et des croyances préétablies chez un public conquis d’avance;
- le journalisme «de groupe d’intérêt», qui porte sur un secteur très ciblé et est généralement lié à des intérêts particuliers;
- le journalisme «de vérification», qui privilégie l’exactitude et la contextualisation et se fonde sur une démarche empirique des plus rigoureuses.
La dernière forme est évidemment celle qui produit l’information de la plus haute qualité. Le consommateur d’information doit donc savoir la reconnaître en appliquant une démarche de «scepticisme actif», à partir d’une série de questions que se posent (ou devraient se poser) les journalistes, mais aussi tout travailleur de l’empirique: chercheur, enquêteur, policier, juriste, médecin…
- De quel type de contenu s’agit-il?
- L’information est-elle complète et sinon, qu’est-ce qui manque?
- Quelles sont les sources, et pourquoi devrais-je les croire?
- Quelle preuve est présentée, et comment a-t-elle été vérifiée ou validée?
- Quelle autre explication serait possible?
Le filtre des émotions et des croyances
On comprendra que ce travail d’information, pour le journaliste et a fortiori pour le citoyen dont ce n’est pas le métier et qui s’y consacre durant ses moments de loisirs, exige énormément d’effort et de discipline. À cet égard, un article fascinant du magazine Mother Jones s’interroge sur la résistance psychologique et neurologique aux faits scientifiques –concernant notamment l’enjeu des changements climatiques. (Le journaliste scientifique Pascal Lapointe s’intéresse aussi au biais de confirmation dans ce récent billet.)
On y cite de nombreux travaux en sciences cognitives et en neurosciences, qui expliquent et confirment une intuition ancienne –qui remonte à Platon– selon laquelle le traitement raisonné de l’information traverse nécessairement le filtre des réponses émotives et des attitudes ancrées chez les individus (y compris les convictions morales), ce qui entraîne des biais, voire un refus irrationnel de considérer ces faits.
Ce filtrage n’est pas corrigé par l’éducation, au contraire: les gens plus instruits disposent d’arguments plus sophistiqués sur lesquels appuyer leurs certitudes et réfuter des informations qui ne leur conviennent pas. La tendance à consommer l’information par l’entremise des médias sociaux, et donc à suivre les recommandations de nos amis qui ont présumément des intérêts, des attitudes et des valeurs proches des nôtres, contribuerait à renforcer cette tendance.
L’article de Mother Jones conclut sur une proposition pragmatique pour les journalistes, celle de prendre comme point de départ ces croyances pour ensuite les questionner –en douceur– par des informations factuelles. Suggestion intéressante, mais qui suppose de bonnes dispositions à la curiosité, à l’ouverture et à l’effort intellectuel de la part du public. Il y a certainement place à l’amélioration du côté du journalisme, mais le public peut aussi faire sa part. À ce titre, l’ouvrage Petit cours d’autodéfense intellectuelle, du philosophe de l’éducation Normand Baillargeon, s’avère un véritable manuel d’entraînement à la lecture critique de l’actualité.
Est-il utopique d’envisager que chaque citoyen intègre un peu de gymnastique intellectuelle et informationnelle à sa routine quotidienne, comme on s’y attend désormais pour l’alimentation et l’activité physique?
Merci à mon collègue Ivor Shapiro, de l’Université Ryerson, de m’avoir convaincue d’explorer cette question difficile mais essentielle de la vérification journalistique des faits dans le cadre d’un projet de recherche CRSH et de m’avoir signalé l’incident du New York Times.
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