Propos d'un écoloquace
Publié le 20 octobre 2015 | Par André Desrochers
Le sexe des mésanges
Depuis que j’ai installé ma table de travail devant une des fenêtres de mon salon, j’ai droit au spectacle quotidien des mésanges à tête noire, mon oiseau favori. J’aime ce volatile, car il toujours en train de «faire quelque chose». Pas un moment se passe sans que cette petite boule d’énergie explore un nouveau rameau, un creux entre 2 briques ou interagisse frénétiquement avec ses congénères. Vous redoutez l’hiver qui approche? Les mésanges à tête noire sauront l’égayer si vous prenez le temps de les observer.
Pour prendre une pause de la politique, je vais vous révéler quelques détails sur la vie sociale de ces oiseaux, histoire de susciter chez vous de la curiosité la prochaine fois que vous croiserez une petite troupe de mésanges, en forêt ou en ville.
Quand j’ai débuté ma carrière de chercheur, le hasard a fait des mésanges le sujet de ma maîtrise, à l’Université de l’Alberta. Je voulais savoir ce qui limite le nombre de ces oiseaux et j’espérais trouver la clé de cette énigme dans leur organisation sociale. Car, voyez-vous, ces bêtes à plumes sont très organisées sur le plan social. Cela varie sans doute d’une région à l’autre, mais grosso modo, en abandonnant leurs frères, leurs sœurs et leurs parents, tard en été, les jeunes mésanges rencontrent leur premier défi: trouver un lieu de résidence pour l’hiver en se taillant une place dans un nouveau groupe social, le plus souvent mené par les mésanges plus vieilles qui ont niché dans le secteur. Au printemps, le groupe se dissout dans une guerre ouverte, les couples établissent leur territoire, font des petits, et le cycle recommence. À l’automne, une sorte de jeu de chaise musicale se met en place pour les recrues, les amenant souvent à se déplacer sur des dizaines de kilomètres.
Cela dit, la mésange à la recherche de sa résidence hivernale rencontre un dilemme: si elle s’installe trop tôt, elle risque, faute de magasinage, de passer à côté des meilleures occasions d’abris. Mais si elle magasine trop longtemps, elle peut se voir contrainte, faute de choix, à s’installer avec des compagnons pas forcément idéaux. C’est un peu comme l’équation devant laquelle on se trouve en entrant dans une salle de banquet alors que les convives s’installent progressivement aux tables.
Une hiérarchie de couples
Avec un peu de chance, notre jeune mésange se trouvera un groupe social adéquat et de taille raisonnable, disons 5 ou 6 compagnons. La dominance sociale des plus vieilles résidentes, qui forment généralement le cœur du groupe, est non négociable. Mais la position sociale d’une recrue parmi les autres recrues, elle, est âprement «négociée», à coups de combats et d’autres interactions. Il semble que les premières arrivées parmi les novices ont de meilleures chances de dominer. Cette négociation sociale entre les jeunes mésanges est cruciale, car elle fait souvent la différence entre leur capacité d’établir un territoire et leur incapacité à survivre dans les mois qui suivent1. De fait, seuls les individus qui atteignent les plus hauts échelons sociaux par rapport à leurs congénères du même sexe peuvent espérer trouver un endroit où nicher le printemps suivant. S’ils survivent au passage de l’hiver, bien sûr!
Mais comment une mésange gravit-elle ces échelons? En gros, c’est en vieillissant. Les oiseaux âgés de plus d’un an, lesquels sont peu nombreux en proportion, ont une place quasi assurée au sommet. Les plus vieux couples sont généralement «alpha», c’est-à-dire qu’ils détiennent une priorité d’accès aux ressources. Prenez cette mésange qui impose sa présence à votre mangeoire, repoussant ses congénères sans difficulté: elle est probablement âgée d’un an et demi ou plus. Et est probablement un mâle. Car chez les mésanges, les mâles dominent socialement les femelles, presque sans exception, du moins l’hiver. L’été, quand ces petits volatiles élèvent une famille, c’est une autre histoire. Les femelles dominent «leur» mâle. Tiens, cela me rappelle une autre espèce…
Un effet domino
Ainsi, l’hiver, les mésanges à tête noire se promènent en troupes créant une hiérarchie sociale de 3 ou 4 couples qui se forment, on pense, à l’automne. Le mâle alpha est en couple avec la femelle alpha, alors que les mâles et les femelles bêta sont en couple aussi. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’une mésange du groupe meurt? Si l’oiseau qui décède occupe le bas des échelons sociaux, il ne se passera pas grand-chose. Par contre, le départ d’un oiseau dominant causera toute une commotion dans le groupe et provoquera de nombreux comportements agressifs.
Dans le cas où c’est un mâle alpha qui disparaît, le poste vacant sera bien sûr convoité par les autres mâles, le bêta en premier. Le poste est tentant, puisque le mâle élu par la veuve héritera du statut d’alpha, et ce, presque immédiatement (je l’ai observé à quelques reprises). Mais pour ce faire, notre mâle opportuniste, avant de faire la cour à la veuve, devra divorcer d’avec sa femelle. Une telle affaire ne se conclut pas instantanément. Toutefois, si le mâle bêta réussit son coup, son poste de bêta deviendra disponible, suscitant d’autres réaménagements, et ainsi de suite. Des heures, ou des jours, de plaisir, quoi!
Quand l’itinérance est payante
L’organisation sociale des mésanges en hiver ne s’arrête pas là. En plus des membres de groupes qui forment la grande majorité de la population, se trouvent des mésanges «itinérantes». Elles ont choisi la liberté, sans affiliation à quelque groupe que ce soit. Elles butinent d’un groupe à l’autre, tout en demeurant dans un même secteur donné. Ces petites bêtes ailées forment les bas fond de la hiérarchie sociale de leurs semblables, et une source de nourriture ponctuelle comme une mangeoire n’est pas à leur portée. Si elles tentent de s’en approcher, les «itinérantes» seront constamment repoussées par les autres mésanges.
Mais attention! Curieusement, derrière une apparence de loser totale, ces mésanges détiennent peut-être la clé du succès de l’espèce. Durant les années 80, Susan Smith, biologiste au Massachusetts, a publié un article2 fort intrigant dans lequel elle démontre qu’en cas de mortalité dans les hauts échelons sociaux d’un groupe, les itinérantes arrivent souvent à se hisser au sommet de la hiérarchie en s’accouplant avec le veuf ou la veuve dominante. N’ayant pas à entamer de procédures de divorce, ces célibataires gagnent du temps!
Sachant cela, pourquoi toutes les mésanges n’optent pas pour cette stratégie ? C’est simple: si vous êtes la seule du coin à faire de l’itinérance, votre succès est presque garanti. Mais, plus il y a compétiteurs, moins la stratégie itinérante devient payante. Poussée à l’extrême, elle détruirait le système des groupes qui confère de nombreux avantages aux individus qui les constituent.
Ainsi, en principe, il doit exister une proportion optimale d’itinérants dans la population, maximisant les chances pour tous et toutes. Les spécialistes appellent cela une «stratégie évolutivement stable». Dans son étude, Susan Smith s’était inspirée de la théorie des jeux pour évaluer la proportion optimale d’itinérantes à 20%. Hélas, à ma connaissance, aucune étude n’a pu vérifier cette estimation.
Vous l’aurez compris: on peut s’amuser à dresser de nombreux parallèles entre la société des mésanges et celle des humains. Je vous laisse le soin de poser vos propres hypothèses. Et j’espère qu’après avoir lu ces quelques lignes, vous saurez apprécier encore plus ces petites boules d’énergie qui mettent de la vie dans l’hiver. Bonnes observations!
1 Desrochers, A., S. J. Hannon, and K. E. Nordin. 1988. «Winter Survival and Territory Acquisition in a Northern Population of Black-Capped Chickadees». The Auk 105: 727-736. ↩
2 Smith, S. M. 1984. «Flock Switching in Chickadees: Why Be a Winter Floater?» American Naturalist 123: 81-98. ↩
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