Regards sur la société
Publié le 12 juin 2015 | Par Simon Langlois
Le français au Québec: nouvelles données
Deux visions s’affrontent sur la situation de la langue française au Québec. D’un côté, les «jovialistes» insistent sur les progrès continus révélés par les indicateurs disponibles et, de l’autre, les «alarmistes» soulignent les aspects inquiétants qui ressortent des mêmes statistiques.
Or, c’est plutôt une certaine «sociologie normande» qui s’impose. Les gens de Normandie –dont bon nombre de Québécois sont des descendants directs– donnent en effet des réponses nuancées à des questions complexes. Ce devrait être le cas pour l’analyse de la question linguistique au Québec. Cette question vient d’ailleurs d’être enrichie par de nouvelles données recueillies pour La Presse.
Langue utilitaire et langue identitaire
La langue remplit 2 grandes fonctions dans toute société:
1- Utilitaire, elle sert à communiquer, à échanger, à dialoguer avec l’autre. Les sociétés ont besoin d’une langue commune pour faire société. De même, c’est par utilité que nous apprenons une autre langue. L’anglais a acquis le statut de langue seconde privilégiée sur la planète, mais le français, l’espagnol ou l’allemand sont encore de grandes langues de communication. Ainsi, le français et l’espagnol sont les 2 principales langues secondes privilégiées par les Américains.
2- Identitaire, de loin la fonction la plus importante. «Une nation croit à sa langue», a écrit Marcel Mauss dans son célèbre ouvrage sur la nation. C’est le verbe «croire» qui est important dans cette citation, marquant bien comment la langue est au cœur de l’identité de chacun. Le génie des peuples (expression vieillotte) s’exprime dans la langue nationale et dans les produits culturels. L’expression «langue maternelle» caractérise bien cette fonction identitaire, car la 1re langue parlée est celle de la naissance sociale.
Les Amérindiens et les Inuits tiennent à l’apprentissage de leurs langues ancestrales, mais ils doivent aussi se donner une langue utile (le français ou, dans la majorité des cas, l’anglais) pour communiquer avec le monde extérieur et même pour communiquer entre Premières Nations. De même, les centaines de milliers de Canadiens français qui ont migré vers les États de la Nouvelle-Angleterre entre 1880 et 1929 ont cherché pendant 2 ou 3 générations à défendre leur langue identitaire dans les «petits Canadas». Ils ont aussi été tenus d’apprendre l’anglais, qui est devenu la langue identitaire des générations suivantes, changement encouragé par les mariages mixtes et la mobilité sociale.
Il en va de même dans tous les pays d’immigration: les immigrants de 1re génération conservent leur langue maternelle au foyer et dans les relations avec leurs proches, mais ils doivent maîtriser la langue commune de la société d’accueil, qui se transformera peu à peu en langue identitaire chez les générations suivantes. Ce transfert linguistique est favorisé par les mariages mixtes et par la mobilité sociale ainsi que par la mobilité géographique en dehors des quartiers ethniques qui servent de point d’ancrage des nouveaux arrivants. Seule exception: le repli identitaire dans les enclaves ethniques ou dans le tissu serré de certaines communautés favorise la survie de la langue identitaire d’origine pendant plusieurs générations.
Il faut avoir en tête ces processus sociaux lorsqu’on interprète les données linguistiques.
Le choix des bons indicateurs
Le Canada dispose de nombreux indicateurs pour mesurer la situation linguistique, contrairement à la grande majorité des autres pays. Malheureusement, la qualité de cette information s’est détériorée après l’abandon du questionnaire long du dernier recensement de Statistique Canada. L’Enquête sur la population active qui l’a remplacé donne encore une bonne approximation des comportements linguistiques, mais avec des marges d’erreur plus grandes.
La langue maternelle est un indicateur de moins en moins pertinent dans une société pluraliste et ouverte à l’immigration. Ainsi, 33% des citoyens vivant sur l’île de Montréal ont une langue maternelle tierce (autre que le français ou l’anglais). Dans les grandes villes canadiennes, c’est entre 33% et 50% des citoyens qui sont dans cette situation.
Le 2e indicateur, soit la langue parlée le plus souvent à la maison, souffre aussi de lacunes. Partout sur la planète, les immigrants de 1re génération qui appartiennent à des minorités linguistiques continuent à utiliser leur langue maternelle au foyer à cause de l’accès élargi aux moyens de communication avec les milieux d’origine, du va-et-vient vers ces milieux et de la diffusion de produits culturels dans les langues tierces.
La valorisation du multiculturalisme et de l’interculturalisme ainsi que la promotion de la diversité encouragent le maintien de ces langues tierces au foyer. Ces comportement linguistiques sont tout à fait compréhensibles: une bonne partie des couples québécois qui ont migré vers les États-Unis –à Las Vegas, par exemple– continuent de parler français avec leurs enfants.
À Montréal, 22% des personnes parlaient principalement une langue tierce au foyer en 2011. Cette proportion régresse en dehors de Montréal et aussi à mesure que le temps passe depuis l’arrivée en terre québécoise. Elle est moins marquée dans les couples mixtes. Cela montre bien que plus la communauté ethnique est tissée serrée, plus la langue d’origine persiste comme langue identitaire.
De son côté, la capacité à soutenir une conversation en français seulement chez les nouveaux immigrants au Québec est passée de 22,5% en 1971 à 38,9% en 2011, et la capacité en français et en anglais, de 26,5% en 1971 à 41,9% en 2011. Cela donne, pour tout le Québec, un total de 80,8% d’immigrants récents capables de soutenir une conversation en français, donnée recueillie en 2011, contre 49% en 1971. Il y a donc eu un net progrès dans la connaissance du français chez les immigrants. Les chiffres correspondants pour la capacité à soutenir une conversation en anglais sont en baisse, passant de 63,3% en 1971 à 56,1% en 2011. La connaissance de l’anglais reste marquée, mais celle du français a nettement augmenté chez les immigrants récents.
Dans quelle langue les citoyens communiquent-ils avec l’État?
Un nouvel indicateur jette un éclairage pertinent sur la situation linguistique québécoise: la langue de communication avec l’État québécois. Le 1er juin 2015, le journal La Presse a publié des statistiques sur la langue dans laquelle les citoyens produisent leurs rapports d’impôt auprès de Revenu Québec et la langue dans laquelle ils communiquent avec la Régie de l’assurance maladie1. Sans connaître la langue maternelle et sans savoir si les citoyens sont immigrants ou non, il est possible de dégager d’intéressantes hypothèses à partir de ces 2 statistiques.
On peut présumer que les francophones et les anglophones ont choisi de communiquer avec l’État dans leur langue, celle à laquelle ils s’identifient. Le français comme langue de communication avec l’État québécois atteint 99% dans les régions les plus francophones et il se situe à environ 66% sur l’île de Montréal.
Plus l’environnement ou le milieu est à dominante francophone, plus l’usage du français est élevé dans les communications avec l’État. Les données rapportées par La Presse indiquent que 65% des résidents de l’île de Montréal communiquent en français avec Revenu Québec, 79% à Laval, 79% en Outaouais, 88% en Montérégie et 93% en Estrie.
Ces données montrent l’importance du contexte et du milieu de vie dans les comportements des individus en matière linguistique. Elles montrent aussi à quel point la ville de Montréal et les municipalités de l’ouest de l’île demeurent des milieux de vie où l’anglais est très vivant.
La proportion de citoyens ayant choisi de produire leurs déclarations d’impôt en anglais à Revenu Québec dépasse, dans certains milieux, la proportion de personnes qui y ont déclaré l’anglais comme langue maternelle. Cela signifie qu’une partie des nouveaux arrivants ont choisi l’anglais comme langue de communication (en faisant l’hypothèse que les citoyens de langue maternelle française ont de leur côté privilégié le français).
Comment expliquer la situation?
L’incidence de l’anglais, langue de travail
La non-connaissance du français n’est pas un facteur explicatif du choix de la langue anglaise dans les communications avec l’État. Les habitants de l’île de Montréal maîtrisent en effet le français dans une proportion bien supérieure à celle de la langue de communication avec l’État en français. Sur l’île, 85% des citoyens avancent être en mesure de soutenir une conversation en français. D’autres indicateurs vont aussi dans le même sens.
La langue de travail apparaît comme l’un des facteurs explicatifs des comportements linguistiques des habitants sur l’île, comme le montre l’adéquation entre la proportion de personnes qui utilisent le français le plus souvent au travail sur l’île de Montréal (64%) et la proportion des citoyens qui privilégient le français comme langue de communication avec Revenu Québec (65%) et avec la RAMQ (70%). Le fait de travailler en anglais inciterait les Québécois –du moins ceux qui habitent dans la région immédiate de Montréal– à adopter aussi l’anglais comme langue en dehors du milieu de travail, d’après cet indicateur.
Dilemme québécois
Le gouvernement québécois est placé devant un dilemme. D’un côté, il entend offrir des services en anglais à l’importante minorité linguistique anglophone, au nom du respect de leurs droits. Toutefois, ce faisant, il envoie le message aux nouveaux arrivants qui travaillent en anglais à Montréal et qui vivent dans des quartiers où se trouvent de grandes proportions d’anglophones qu’ils peuvent aussi communiquer avec l’État québécois dans cette langue. Cela ne favorise pas leur intégration à la majorité francophone.
1 Voir l’article L’anglais très attrayant pour les allophones. ↩
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