Propos d'un écoloquace
Publié le 26 janvier 2016 | Par André Desrochers
Judas travaille pour nous
Si le Nouveau Testament ne figure pas parmi vos lectures quotidiennes, laissez-moi vous rappeler que, selon la légende, Judas aurait trahi Jésus par un simple baiser devant des soldats romains, le livrant ainsi aux prêtres de Jérusalem qui étaient à ses trousses. Avec ce primitif exercice de géoréférencement de la cible, Judas ne savait sans doute pas qu’il allait être une icône du langage populaire 2000 ans plus tard… Il n’aurait jamais cru que son nom allait être récupéré dans la terminologie de scientifiques aux prises avec des problèmes de sauvegarde d’espèces sauvages. Et pourtant…
Pas besoin d’être un humain malveillant pour exercer la trahison. C’est quelque chose que même un animal bête comme une chèvre peut faire. Cela, les bergers et autres éleveurs de bétail le savaient, il y a longtemps. Ils ont souvent mis cette idée en pratique en dressant, par exemple, des chèvres à «trahir» des troupeaux en les menant vers des enclos ou des sites d’abattage. Des «chèvres Judas»! La pratique a été abandonnée par les éleveurs, mais l’idée a inspiré des biologistes confrontés à un enjeu capital de conservation: l’extinction d’espèces insulaires endémiques causée par l’introduction d’autres espèces par les humains. Les espèces endémiques se trouvent souvent sur une seule île de petite taille, loin des nombreux ennemis avec lesquels elles devraient composer si elles se trouvaient sur de grands continents. Ainsi, les introductions ont poussé des centaines d’espèces dans le précipice et en menacent encore plusieurs. En fait, contrairement à la croyance populaire, guidée ces temps-ci par l’épouvantail climatique, l’introduction d’espèces et la surexploitation demeurent à ce jour les principales causes d’extinctions.
Le baiser de la mort
Revenons à nos Judas. De nombreux spécialistes de la conservation ont donc été séduits par la trahison comme outil de conservation. L’idée est simple. On capture des individus d’une espèce à exterminer, on les stérilise, on leur pose un émetteur (balise) et on les relâche dans le lieu qu’on souhaite débarrasser de cette espèce1. Et on espère que ces Judas nous mèneront aux derniers congénères qui se cachent! L’idée dépend bien sûr du caractère grégaire de l’espèce. Fort heureusement, les membres de la plupart des espèces sont attirés par leurs proches à un moment ou à un autre de leur cycle de vie, ne serait-ce que pour se reproduire. Si la grégarité n’est pas élevée, on peut avoir recours à une variante dite «Mata Hari»2 de nos Judas, en utilisant des femelles en chaleur dont les effluves irrésistibles augmentent du coup les chances de capturer les derniers mâles, et parfois même d’autres femelles qui se cachent dans ces milieux infestés.
Conserver en exterminant
Plutôt ironique de penser que l’excellente capacité humaine d’extermination de la faune nous permettra peut-être de colmater les nombreuses fuites de biodiversité qui s’accumulaient à un rythme préoccupant il y a encore quelques décennies. Chèvres, rats, chats, porcs, lapins, mangoustes, etc.: est-ce que l’étau de la «solution finale» se resserrerait graduellement sur ces envahisseurs, introduits parfois accidentellement, parfois de manière délibérée?
Bien sûr, il ne faudrait pas voir dans la technique du Judas une nouvelle panacée. L’établissement d’un programme de capture, de marquage et de surveillance ne se fait pas en un clin d’œil. En général, il est relativement facile de se débarrasser de 90% d’une population d’espèce envahissante. Le prélèvement direct (chasse, piégeage, empoisonnement, etc.), maintenu sur quelques mois ou quelques années, fait l’affaire. Mais, dans de tels cas, on parle alors de contrôle de population, ce qui nous donne des espèces menacées «dépendantes de la conservation» (expression consacrée dans le domaine), sur le respirateur artificiel en quelque sorte. La seule manière de libérer nos espèces chéries du respirateur est l’éradication de la menace. On parle ici des quelques envahisseurs restants, généralement très futés, qui refusent obstinément de se livrer malgré le déploiement d’hélicoptères, de tireurs d’élite, etc. Prenez le cas, bien connu chez les initiés, des chèvres de l’île de Santiago (Galápagos, 585 km2): 6,1 M$ US ont été requis pour se débarrasser de 79 000 chèvres. Près de la moitié de ce montant a été consacré à l’éradication des 1000 dernières chèvres3. Cela revenait à 47$ la chèvre pour les 78 000 premières, et à 2440$ la chèvre pour les 1000 dernières!
L’utilisation d’animaux Judas ne se fait pas que sur des îles, et pas juste avec des chèvres. On a, par exemple, utilisé ce subterfuge dans le Parc national des Everglades (ÉU) afin de traquer des pythons birmans (python bivittatus), espèce envahissante qui se compte maintenant par milliers en cet endroit. L’histoire du python est loin d’être terminée. Et puis, avec plus de 6000 espèces exotiques jugées indésirables aux États-Unis seulement, on peut dire que la commande est de taille et le marché de l’«extermination positive»… en forte croissance.
On a longtemps cru qu’il serait impossible d’éradiquer des espèces envahissantes de grandes îles. Le désespoir m’a souvent habité lors de mes visites d’îles perdues dans le Pacifique ou ailleurs; je n’aurais pas donné cher de ces espèces endémiques poussées dans leurs derniers retranchements. Mais les temps ont changé, et je me dis que le carnage est peut-être terminé. Même Daniel Simberloff, spécialiste de la conservation et rabat-joie comme pas un, s’est montré des plus optimistes quant au potentiel de l’approche Judas. Nous avons maintenant le savoir-faire qui nous permet de réaliser d’ambitieux objectifs de sauvegarde d’espèces et d’espérer que les extinctions massives sur les îles océaniques ne seront désormais que de mauvais souvenirs.
1 Taylor, D., and L. Katahira. 1988. «Radio Telemetry as an Aid in Eradicating Remnant Feral Goats». Wildlife Society Bulletin 16:297–299 ↩
2 Danseuse exotique irrésistible, et espionne en plus!, de l’époque de la Première Guerre mondiale. ↩
3 Cruz, F., V. Carrion, K. J. Campbell, C. Lavoie, and C. J. Donlan. 2009. «Bio-Economics of Large-Scale Eradication of Feral Goats From Santiago Island, Galápagos». Journal of Wildlife Management 73:191-200 ↩
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