Quand tourisme et patrimoine vont de pair
Qu'il soit présenté sous forme d'expérience de vie ou de visite immersive, le patrimoine est un pilier du nouveau tourisme.
Par Brigitte Trudel
Bâtisses d’une autre époque, statues aux mimiques austères: le patrimoine culturel s’est longtemps vu accoler, à tort, une image poussiéreuse. Mais avec la complicité du patrimoine immatériel, il savoure une douce revanche. On y inclut désormais des éléments aussi vivants que la musique traditionnelle, la fabrication artisanale ou les rituels culinaires. Plus encore, ces expériences ont la cote dans l’industrie touristique. Même les nouvelles technologies s’en mêlent! L’héritage patrimonial demeure toutefois fragile et mérite d’être protégé.
Des expériences inspirées des traditions au sommet des tendances touristiques
En 2003, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO reconnaissait les traditions, les connaissances et le savoir-faire hérités des ancêtres comme définissant l’identité d’un peuple ou d’un pays. Ces éléments étaient désormais inclus dans la notion de patrimoine culturel. «Depuis, on ne parle plus “du patrimoine” mais bien “des patrimoines”, matériels et immatériels, indique Habib Saidi, professeur au Département des sciences historiques et directeur de l’Institut du patrimoine culturel1. On dépasse l’objet à contempler pour intégrer la dimension humaine et l’apport des individus.»
Ce second cas de figure, arrivé comme un coup de plumeau magique, a fait apparaître un monde de possibles pour l’industrie touristique.
Patrimoine et tourisme au diapason
De fait, le patrimoine et sa nouvelle mouture se trouvent au cœur des tendances actuelles en matière de tourisme. «Jusqu’aux années 1990, les vacanciers cherchaient à se déconnecter du travail, à se distraire, fait valoir l’ethnologue. Désormais, le voyage s’intègre à la vie quotidienne. Or, le patrimoine s’inscrit dans ce contexte: quand le passé devient un pays à visiter, on peut en faire une destination même dans sa propre ville.»
Cet appétit pour le patrimoine correspond aux caractéristiques des sociétés modernes. D’abord, l’attirance pour ce qui est authentique. «Dans un monde en constante évolution, on se tourne vers ce qui a résisté au changement et au temps, explique Habib Saidi. Les voyageurs sont friands du contact avec autrui, de ce qu’on appelle l’authenticité de l’expérience par les rapports humains.»
Ensuite, dans un contexte de mondialisation, la quête identitaire est omniprésente: mettre en valeur ce qui nous distingue est important pour le maintien de la diversité, mais aussi pour échanger entre les différentes cultures.
Enfin, les réseaux sociaux ont moussé les concepts de communauté et de proximité. «Branché sur le monde, l’ailleurs devient un endroit dont je fais partie, que je veux expérimenter de l’intérieur», note-t-il.
Une tendance démocratique
Cela dit, la notion élargie du patrimoine ne bénéficie pas qu’aux gros joueurs de l’industrie touristique, insiste Habib Saidi. Ses effets se manifestent dans les communautés, dépositaires du patrimoine immatériel. «Voilà qui tranche avec l’ancien modèle de diffusion réservé aux experts. Aujourd’hui, chaque collectivité, chaque village peut être partie prenante de son développement touristique en élaborant des projets qui valorisent ses produits, son terroir, ses festivals. Cela ne nécessite pas des moyens colossaux.»
Ce tourisme expérientiel et créatif, les chercheurs de l’Institut du patrimoine culturel s’y penchent avec intérêt. «Le concept est basé sur la rencontre entre les artistes ou les artisans locaux et les visiteurs attirés par leur savoir-faire», précise Habib Saidi. L’équipe travaille entre autres à implanter dans certaines municipalités des ateliers où partage des savoirs et cocréation sont à l’honneur: taille de pierres sur l’île d’Orléans, sculpture à Saint-Jean-Port-Joli, les voies sont multiples. «Ce type d’expériences attire les touristes et a pour effet de mettre en valeur et de protéger le patrimoine, c’est une approche gagnant-gagnant.»
Le Québec, destination de choix?
Au regard de cet essor, le Québec est en excellente position tant sur le marché touristique international que local, soutient Habib Saidi. Plusieurs éléments jouent en sa faveur. D’abord, une dimension territoriale incomparable. «Le Québec, souligne-t-il, c’est un concentré de régions très variées qui, chacune, possède son territoire à exploiter. Entre les îles de la Madeleine et l’Abitibi, il y a un monde de découvertes.»
La province compte aussi des paysages patrimoniaux uniques. Le chercheur cite le panorama qui s’offre lorsqu’on emprunte le chemin du Roy, première route de Nouvelle-France entre Montréal et Québec, qui longe le Saint-Laurent.
Autre atout de la province: son histoire particulière qui se conjugue sous plusieurs registres, français, britannique et autochtone. Une variété d’influences auxquelles rattacher l’expérience touristique.
Provenant du passé québécois plus récent, s’ajoute la richesse du patrimoine migrant. «Les communautés immigrantes installées ici possèdent un bagage culturel hybride entre le lieu qu’elles ont quitté et celui qu’elles occupent, note Habib Saidi. Le quartier italien de Montréal est une destination en soi, pareil pour le quartier chinois. Ne serait-ce que pour ses influences culinaires, ce mélange ethnoculturel a un grand pouvoir attractif.
1 Habib Saidi est aussi membre du Centre de recherches cultures, arts, sociétés (CELAT). ↩
Technos, patrimoine et tourisme: un trio dangereusement efficace
Voyager dans le temps pour assister à la bataille des plaines d’Abraham et y rencontrer Wolfe et Montcalm. Pure fiction? Pas tant que ça!
«Nous en sommes là dans le développement des nouvelles technologies mettant en valeur le patrimoine et le tourisme», lance Laurier Turgeon, professeur au Département des sciences historiques et directeur de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique2. Depuis sa mise en place en 2004, celle-ci compte parmi les leaders du domaine. «Jusqu’aux années 1990, la technologie permettait d’inventorier le patrimoine sur photos et papier seulement, raconte le chercheur. Ces supports de diffusion servaient d’expérience touristique. Au mieux, il y avait les audioguides.»
Révolution Web
Puis, le numérique et le Web ont changé la donne en permettant une meilleure conservation des données et en ouvrant la porte à la diffusion en ligne. «Cette première révolution a démocratisé l’accès au patrimoine», rappelle Laurier Turgeon. Parallèlement, l’addition du volet «immatériel» a entraîné une bonification des contenus accessibles. «Nous avons ainsi pu ajouter une banque d’enregistrements sonores et audiovisuels qui rendent compte des expressions du patrimoine immatériel, comme la musique, les chants et les danses traditionnelles.»
L’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française compte parmi les réalisations de la Chaire sous cette première révolution. Mis en ligne en 2008, l’ouvrage multimédia diffuse près de 7000 documents combinant textes et éléments visuels ou sonores. Parmi eux, Félix Leclerc chantant Bozo, Fred Pellerin expliquant la tradition du conte, des brasseurs racontant l’histoire de la bière au Québec –segment complété par la visite d’une microbrasserie en 360o. Le site Web, régulièrement bonifié, enregistre plus de 300 000 visites par année. «Aujourd’hui, 95% des voyages s’organisent à partir du Web, avant le départ, mais aussi à destination pour accéder à l’information», fait valoir le chercheur.
Révolution mobilité
Ce besoin de connexion a mis la table, au tournant de 2010, à la seconde révolution numérique: l’arrivée des applications téléchargeables sur tablette ou téléphone. Encore là, la Chaire s’est positionnée à l’avant-plan en mettant sur pied, en partenariat avec la Ville de Québec, Découvrir Québec. Lancée en 2013, cette application mobile permet d’explorer 135 points d’intérêt patrimoniaux de manière interactive dans le Vieux-Québec, à ExpoCité ainsi que dans les quartiers Saint-Jean-Baptiste et Saint-Roch. Le tout à l’aide de textes, de photos 2D et 3D, de contenus audiovisuels et d’animations 3D. De plus, des panoramas en 360o permettent de visiter certains endroits inusités, tandis que la géolocalisation souligne les points d’intérêt à proximité.
Au-delà de sa popularité, cette plateforme a mené Laurier Turgeon et son équipe à un constat: «Les applications mobiles sont formidables, mais leur portée est moindre que celle du Web.» Bientôt, le contenu de Découvrir Québec sera donc disponible sur le Web. Et cette double méthode (Web interactif et application mobile) a été adoptée d’emblée pour le plus récent projet de la Chaire, le circuit patrimonial francophone canadien. Financé par Patrimoine canadien et élaboré dans le cadre du 150e anniversaire de la Confédération, il offre une interprétation multimédia de 150 sites patrimoniaux au pays.
Révolution immersive
Un projet adapté à la troisième révolution technologique est en marche. La Chaire travaille sur des expériences immersives en 3D. Deux avenues sont au programme.
La première implique le port d’un casque fermé muni de capteurs de mouvements qui projette son et images en 3D. «Jusqu’à maintenant, ces technologies de réalité virtuelle étaient utilisées dans les domaines du jeu vidéo ou de l’aérospatiale, note Laurier Turgeon. Nous cherchons comment en maximiser l’utilisation sur le plan patrimonial. Quoi mettre en valeur? Quelles scènes reconstituer?» Parmi leurs projets pilotes, les chercheurs visent la captation spécialisée son et images d’un pow-wow à Wendake qui permettrait de plonger l’utilisateur au milieu de ce rituel haut en couleur.
La seconde avenue consiste en l’utilisation de lunettes de réalité augmentée projetant des images devant la personne qui les porte. Scènes de la vie quotidienne dans des environnements historiques, projection de personnages: «Il s’agit d’une bonification du réel sur le principe des hologrammes, précise Laurier Turgeon. Et contrairement aux casques, les lunettes permettent aux gens d’être mobiles.»
Bref, on est loin de l’audioguide! Et le domaine en plein développement revêt un potentiel énorme. «Même la numérisation de contenus en est à ses balbutiements, imaginez la suite», se réjouit-il.
Ces avancées risquent-elles de freiner le tourisme? Car si on voyage si bien de chez soi, pourquoi se déplacer? «Les enquêtes démontrent qu’au contraire, cela procure un effet de levier», assure Laurier Turgeon. L’expérience virtuelle a beau être emballante, elle ne remplace pas l’expérience réelle. Du moins, pas encore.
2 Laurier Turgeon est également membre du Centre de recherches cultures, arts, sociétés (CELAT). ↩
Fragile patrimoine: que faire pour le protéger?
Si les bâtiments et les objets patrimoniaux font face à l’usure du temps, c’est aussi vrai pour les savoir-faire et les traditions. Sans mesures de protection, ils risquent de tomber dans l’oubli, surtout à l’ère de la mondialisation. Et ce, malgré la mine touristique qu’ils peuvent constituer.
Étrange de déployer des moyens pour assurer la survie de la pratique des chants de gorge ou de la fabrication de la tourtière? Au contraire, estime Véronique Guèvremont3, professeure à la Faculté de droit et titulaire de la Chaire UNESCO sur la diversité des expressions culturelles: «La culture est aujourd’hui reconnue comme facteur de cohésion sociale et moteur de développement économique. Le patrimoine culturel immatériel mérite d’être sauvegardé pour sa valeur intrinsèque, mais aussi parce qu’il est jugé indispensable au développement durable des sociétés.» Divers instruments juridiques, mis en place par des États, existent à cet effet. «Par exemple, le Japon a adopté une loi protégeant le patrimoine immatériel dès 1950», rappelle-t-elle.
Outre la voie législative, d’autres mesures ont été instaurées pour préserver et promouvoir cette richesse. Créée en 2003, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO est ratifiée par 172 États. «Bien que le Canada n’ait toujours pas souscrit à ce traité, le Québec s’en est inspiré pour intégrer le patrimoine culturel immatériel à son cadre juridique, précise Véronique Guèvremont. Ainsi, en 2012, la Loi sur le patrimoine culturel a remplacé la Loi sur les biens culturels de 1972.»
La Convention de l’UNESCO a aussi eu pour effet d’encourager les États à se doter de mesures communes pour la protection du patrimoine immatériel, ajoute la professeure. Parmi elles, des inventaires sur leurs territoires –obligatoire pour tous les États qui font partie du traité–, des politiques visant la mise en valeur du patrimoine dans la société, des organismes compétents en la matière, du soutien scientifique, technique et artistique, etc.
Bref, les moyens de protection sont multiples. Néanmoins, davantage pourrait être fait ici et ailleurs, estime Véronique Guèvremont. Renforcer les mesures législatives, bonifier les aides financières, soutenir les organismes dédiés à la promotion et poursuivre des recherches en vue d’identifier les meilleures techniques de sauvegarde n’en sont que quelques exemples.
Dans ces processus, les instances vouées à la culture sont loin d’être les seules concernées, insiste la juriste: «La sauvegarde du patrimoine culturel immatériel doit être prise en compte dans tous les domaines: de l’aménagement du territoire à l’agriculture et au tourisme en passant par l’éducation et la santé. Les communautés locales ont aussi leur rôle à jouer dans la poursuite de ces efforts.» Ces actions reposent nécessairement sur le dialogue et la coopération. Nul doute que, sur ce point, il y aura toujours place à l’amélioration, conclut la spécialiste.
3 Véronique Guèvremont est vice-doyenne aux études supérieures et à la recherche à la Faculté de droit. Elle est aussi membre de l’Institut du patrimoine culturel et du Centre de recherches cultures, arts, sociétés (CELAT). ↩
Publié le 20 avril 2017
Publié le 25 avril 2017 | Par Orlando
Comme l'avait bien mentionné Olivier Lazzarroti, «patrimoine et tourisme»: une co-construction. Si cette co-constitution semble dominante dans certains pays, d'autres se tardent encore à y mettre les pieds. Soit, leur législation reste enfermée dans le passé, c'est le cas d'Haïti, et ce, malgré la ratification de la convention 2003. Soit, les acteurs n'ont pas une vision globale du patrimoine et du tourisme et de leur importance. Dans ce cas précis, ils s'intéressent au côté marchand du patrimoine sans essayer de comprendre le lien social qui y va avec.
En outre, il y a un manque d'intérêt réel pour ces domaines, car les actes diffèrent des belles paroles et des beaux discours. À travers ces écrits, je crois comprendre entre autres que la technologie est un nouveau canal de médiation de valorisation des patrimoines. Un canal de communication dont aucun pays ne peut se passer et ceci même avec un petit budget.
Orlando
Msc en Tourisme
Publié le 22 avril 2017 | Par Jean-François Blanchette
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