Les 2 pieds dans les régions
Chaque année, quelques dizaines d'étudiants vont sur le terrain pour explorer des enjeux régionaux et proposer des pistes de solution.
Par Pascale Guéricolas
Depuis plus de 40 ans, un cours-synthèse offre aux finissants de la maîtrise en aménagement du territoire et développement régional le meilleur du monde universitaire et du monde professionnel. Ce cours, qui s’étend sur une année, se nomme «Essai-laboratoire». Il est proposé par l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional (ÉSAD) et s’adresse à des gens précédemment formés en biologie, en architecture, en hydrologie ou autre. Sa formule? De septembre à mai, les étudiants partent dans une région en périphérie de Québec et se frottent aux réalités du développement durable, de la transformation de l’économie et de l’innovation régionale, exactement comme le font les professionnels en aménagement du territoire. Leur travail s’effectue sous la supervision de professeurs spécialisés dans divers domaines.
Rien d’étonnant dans ces conditions que la quasi-majorité des diplômés trouvent un emploi en lien avec leurs études, que ce soit comme urbaniste, aménagiste ou conseiller. De leur côté, les régions disposent ainsi de professionnels familiers des caractéristiques régionales et au fait des dernières recherches du domaine. Retour sur une histoire à succès avec Manuel J. Rodriguez1, directeur des programmes d’études supérieures à l’ÉSAD.
Que réalisent les étudiants qui participent à l’Essai-laboratoire de l’ÉSAD?
Cette activité affirme l’importance professionnelle du programme. Les étudiants mettent en pratique les connaissances acquises durant leur formation en se chargeant de mandats d’intervention d’aménagement du territoire bien réels. Autre avantage, ils apprennent à travailler en équipe, comme ils le feront sur le marché du travail; car à l’issue de l’exercice, il nous faut une seule réponse par équipe, pas 3 ou 4!
De septembre à avril, les étudiants en 2e année de la maîtrise plongent donc dans la réalité d’une région située dans un rayon de 150 km autour de Québec, différente chaque année. Chacune des 8 équipes, composée de 3 ou 4 personnes venues de formations différentes et comptant souvent un étudiant d’origine étrangère, traite d’un enjeu particulier. Il peut s’agir d’urbanisme, de développement économique ou régional, d’environnement, de transport, de santé publique aussi.
Les équipes utilisent les données publiques disponibles, comme celles de Statistique Canada ou de ministères, mais elles élaborent aussi des questionnaires destinés aux représentants des municipalités ou des municipalités régionales de comté (MRC), ou encore à la population. Les visites sur le terrain sont nombreuses.
Sont-ils bien reçus sur le terrain?
Lorsqu’il s’agit de distribuer des questionnaires de porte à porte, il y a toujours le risque que les gens les prennent pour des colporteurs. C’est une bonne occasion d’apprendre à se présenter, avant même de descendre de voiture!
1 Manuel Rodriguez est aussi titulaire de la Chaire de recherche en eau potable ↩
Comment cet exercice plonge-t-il les étudiants dans la réalité professionnelle?
Les sujets proposés pour chaque région sont en lien avec des questions d’actualité, qu’on pense à la nouvelle réglementation sur les prises d’eau qui donne davantage de responsabilités aux municipalités ou à la mutation des régions rurales proches des centres urbains.
Il arrive souvent que les travaux de nos étudiants soient ensuite utilisés par les acteurs locaux. La municipalité de Lévis, par exemple, a eu recours aux informations compilées par nos étudiants sur les déchets solides, tandis que l’étude qu’ils ont menée sur l’eau potable à Québec a servi à la Ville qui voulait connaître la consommation d’eau des habitants. Plus récemment, la Direction régionale de la santé publique de la Capitale-Nationale a demandé à des étudiants qui avaient travaillé sur le manque de magasins d’alimentation sur un territoire donné –ce qu’on qualifie de «déserts alimentaires»– de faire une présentation sur le sujet.
Dans tous les cas cependant, nous prévenons nos interlocuteurs que nos étudiants sont en formation et qu’il s’agit de travaux universitaires.
Vos équipes côtoient quand même souvent de futurs employeurs, non?
Effectivement, il arrive que des étudiants soient embauchés pour travailler sur des sujets qu’ils ont étudiés durant leur Essai-laboratoire. L’un d’eux, dont le projet portait sur les eaux souterraines dans Lotbinière, est aujourd’hui chargé de la mise en œuvre du Plan directeur de l’eau pour un organisme de bassin versant dans une région assez similaire, celle de Portneuf. L’Essai-laboratoire permet à nos étudiants de nouer des contacts avec des décideurs locaux, que ce soit les directions régionales de ministères, les MRC ou les centres locaux de développement (CLD).
Par ailleurs, nous mettons l’accent sur les présentations orales en plénière. Tout au long des 2 sessions, les étudiants apprennent à vulgariser leurs résultats et leurs recommandations pour un public non expert, et ils acquièrent ainsi de l’assurance. L’amélioration est vraiment impressionnante entre le début et la fin du laboratoire!
En fait, dès l’amorce de leur travail de terrain, ils font leurs premières expériences de communication. Lorsqu’ils entrent en contact avec une municipalité, les étudiants doivent présenter leur projet le plus clairement possible s’ils veulent que le personnel et les élus les aident.
Et pendant tout le cours, ils apprennent à communiquer entre eux. Pour des étudiants habitués à fréquenter des collègues de la même discipline pendant les 3 ou 4 ans du baccalauréat, c’est tout un défi de se retrouver à la maîtrise avec des gens venus d’autres formations. Avec l’Essai-laboratoire, les étudiants en sciences naturelles apprennent à donner leur point de vue devant des étudiants en sciences sociales et à concerter avec eux, et vice-versa. Tout comme dans la vie professionnelle d’ailleurs.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des régions en presque un demi-siècle?
Un des enjeux dans les régions rurales comme celle de Chaudière-Appalaches tourne autour du vieillissement de la population. Il y a 20 ou 30 ans, ce phénomène ne semblait pas aussi marquant. Durant la même période, la réglementation environnementale ainsi que les mentalités ont beaucoup évolué: les décideurs des régions sont très sensibles à ces questions, tout en faisant face à beaucoup plus de contraintes législatives. Il y a quelques décennies, il n’existait pas de cadres réglementaires clairs sur l’incidence des activités agricoles, que ce soit pour l’épandage du fumier ou l’utilisation de fertilisants par exemple. Lorsque nous traitons d’une région où se trouvent un grand nombre d’exploitations agricoles, nous l’abordons donc différemment que par le passé.
Les connaissances accumulées au fil des ans sur les régions lors des cours d’Essai-laboratoire vous permettent-elles de prédire certains phénomènes?
C’est difficile de prétendre être des prophètes! Le visage de l’économie a beaucoup changé avec la montée des emplois liés au secteur tertiaire et la baisse de ceux des secteurs primaire et secondaire. Sans oublier la dépendance de l’économie locale à la mondialisation en matière d’exportation de produits. Tout cela nous oblige à considérer l’aménagement du territoire d’une autre façon.
Les recommandations que font les étudiants dans ces laboratoires sont forcément adaptées à la réalité, et même à ce qui peut arriver dans le futur. Je pense, par exemple, aux changements climatiques. Pour dessiner des cartes de risques d’inondation ou de zones inondables, il faut absolument prendre en compte le changement du climat en cours, et pas seulement les données du passé. On ne peut ignorer que le régime des précipitations évolue très rapidement, mais il s’agit toujours de scénarios basés sur la science.
Justement, quelle incidence a l’évolution de la recherche sur la question de l’eau en aménagement du territoire?
Traditionnellement, les chercheurs qui s’intéressaient aux eaux souterraines se concentraient surtout sur la quantité et la qualité des eaux. Les hydrogéologues utilisent des cartes et des atlas de plusieurs régions du Québec produits avec ces informations techniques. Ces outils leur permettent de construire des puits ou d’établir des périmètres de protection pour les sources d’eau potable, mais les aménagistes les emploient rarement. Lors d’un Essai-laboratoire réalisé dans la région de Lotbinière, une équipe a démontré que ces nouvelles données pouvaient servir à la prise de décisions plus intelligentes pour l’occupation du territoire.
Par exemple, comment introduire dans le zonage de terrain des critères sur la présence et la qualité des eaux souterraines? Il faut notamment veiller à ne pas permettre la construction d’usine là où l’eau souterraine est vulnérable. L’Essai-laboratoire permet donc aux concepteurs des schémas d’aménagement de prendre en compte des informations collectées par les hydrogéologues, 2 mondes qui jusque-là ne se parlaient pas.
Que deviennent les étudiants qui ont suivi un Essai-laboratoire?
Presque tous, 9 sur 10 environ, se placent dans leur domaine. Beaucoup travaillent au début dans des organismes de bassin versant comme gestionnaires de projet, par exemple. Ils postulent ensuite dans l’un ou l’autre ministère et dans les MRC. Leur formation multidisciplinaire leur donne une grande adaptabilité. Des employeurs comme les entreprises de génie-conseil, les communautés métropolitaines et les conférences régionales des élus les apprécient beaucoup. Je pense que l’expérience de terrain que fournit l’Essai-laboratoire est vraiment unique. Même si, sur le moment, les étudiants trouvent l’exercice très exigeant, ils se rendent compte par la suite des bénéfices qu’ils en tirent. Plusieurs diplômés nous contactent d’ailleurs quelques années plus tard pour nous proposer de venir étudier leur région!
Publié le 11 juin 2014
Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.
commentez ce billet