Dans les dédales de nos mémoires
Où se cachent les souvenirs? Pourquoi se rappelle-t-on certains détails, mais pas d’autres? La mémoire a ses raisons que la science comprend de mieux en mieux.
Par Nathalie Kinnard
Alors que vos yeux lisent les premiers mots de cet article «mémorable», votre cerveau se met en marche. Vos quelque 100 milliards de neurones sont en alerte, prêts à conduire l’information sous forme de signal électrique dans les dédales de votre matière grise. Le cortex préfrontal, sous votre front, s’active. C’est là que votre mémoire à court terme, dite mémoire de travail, est localisée: elle assimile les lettres et les syllabes captées par vos yeux pour construire des mots et des phrases qui ont du sens, et ce, au fur et à mesure de la lecture.
Si on vous demandait maintenant de répéter de mémoire, mot pour mot, la première phrase de ce texte, en seriez-vous capable? Il y a fort à parier que non. Et c’est bien ainsi! La mémoire à court terme, son nom le dit, enregistre temporairement des données qui se dissiperont si vous ne faites pas un effort volontaire pour vous en souvenir, en l’apprenant par cœur par exemple. Sa capacité de rétention est en effet limitée à, semble-t-il, plus ou moins sept items qui ne restent en tête que quelques secondes. «C’est la mémoire du présent, la mémoire active, explique Sébastien Tremblay1, professeur à l’École de psychologie et directeur du laboratoire Co-DOT sur la cognition humaine. Elle permet de lire, de faire un calcul mental rapide ou de répéter une adresse qu’on vient de se faire dicter.»
Pour accomplir sa tâche, la mémoire de travail dépend grandement du contenu enregistré dans une autre partie du cerveau. En effet, pour que les mots que vous lisez aient un sens, vous devez en avoir appris la signification préalablement… et l’avoir retenue! Cette connaissance est archivée dans la mémoire à long terme. Un peu comme un ordinateur qui va chercher des données sur un serveur, votre mémoire à court terme communique avec votre mémoire à long terme pour récupérer les apprentissages et ainsi donner du sens au contenu du texte.
L’hippocampe entre en jeu
Et si au lieu de simplement lire cet article, vous décidiez de retenir la précieuse information qui s’y trouve afin de pouvoir en discuter le lendemain avec vos collègues de travail? Vous prendriez alors le temps de relire certains passages afin de les graver dans votre cerveau. L’information encodée temporairement dans la mémoire à court terme serait alors dirigée, par l’entremise de vos réseaux neuronaux, vers l’hippocampe, au cœur du cerveau.
«C’est à cet endroit que la majorité des souvenirs des événements vécus se forment et que les connaissances générales acquises se consolident, avant d’être entreposés ailleurs dans le cortex cérébral», précise Paul De Koninck2, professeur au Département de biochimie, de microbiologie et de bio-informatique et chercheur à l’Institut universitaire en santé mentale de Québec.
Grâce à la mémoire à long terme, on peut se rappeler la date de naissance de son meilleur ami, le nom de la capitale de la France ou la fin du film visionné il y a deux jours. Ce disque dur humain enregistre également les habiletés motrices comme faire du vélo ou attacher ses lacets. «Sa grande capacité permet d’y conserver les souvenirs pendant des jours, des mois, des années, voire toute une vie!», ajoute Nancie Rouleau, professeure en neuropsychologie à l’École de psychologie et chercheuse à l’Institut universitaire en santé mentale de Québec.
Multiples mémoires
Vous l’aurez compris, les êtres humains n’ont pas une mémoire, mais plusieurs mémoires qui font intervenir différentes parties du cerveau.
Les chercheurs se sont rendus à cette évidence en étudiant notamment des personnes souffrant de problèmes mnésiques, comme le célèbre patient H.M., pour Henry Molaison. Cet Américain a subi, en 1953, une chirurgie au cerveau destinée à le soigner de ses crises d’épilepsie sévères. On a alors enlevé une grosse partie de son hippocampe, région qui avait été identifiée comme le foyer de son épilepsie. Après sa chirurgie, H.M. était incapable de se forger de nouveaux souvenirs. Étonnamment, son cerveau continuait pourtant d’enregistrer les apprentissages moteurs. La neurologue montréalaise Brenda Milner, qui suivra ses progrès jusqu’en 2008, ira jusqu’à lui apprendre à copier un dessin à partir d’un miroir même si, d’une fois à l’autre, H.M. oubliait qu’il maîtrisait cette tâche difficile!
C’est grâce à de telles observations que chercheurs et médecins ont compris que la mémoire est multiple et compartimentée. Tous conviennent aujourd’hui que nos connaissances de vocabulaire ou de langage –la mémoire sémantique– vont surtout se loger dans le lobe temporal, alors que nos expériences personnelles de vie –la mémoire épisodique– font intervenir plus précisément l’hippocampe. Nos habiletés et nos comportements moteurs, quant à eux, sont classés dans le cervelet et le lobe frontal.
«Il reste encore beaucoup d’inconnu, mais on sait que chaque fois qu’un souvenir surgit, un groupe de neurones s’active, précise Paul De Koninck. On le voit clairement aujourd’hui à l’aide de l’imagerie médicale.»
1 Sébastien Tremblay est également directeur scientifique de l’Unité mixte de recherche en sciences urbaines (UMRsu). ↩
2 Paul De Koninck est aussi conseiller scientifique au Centre de neurophotonique. ↩
Plusieurs comparent notre mémoire à un système de classeurs ou à une bibliothèque: chaque connaissance ou souvenir est archivé individuellement dans une partie de notre matière grise. Sébastien Tremblay n’aime pas vraiment cette métaphore. «La mémoire, c’est un flux d’informations, très complexe et très dynamique, dit-il. Pour se rappeler un événement, par exemple, il faut reconstruire le souvenir à partir d’éléments contextuels comme les odeurs, les couleurs et les sensations, éparpillés dans différentes aires cérébrales qui communiquent entre elles.»
L’information circule d’une mémoire à l’autre selon la force des connexions entre les neurones, qu’on appelle synapses, stimulées par l’expression de protéines et la libération de neurotransmetteurs, des composés chimiques. «Plus on active nos neurones, en apprenant de nouvelles choses ou en faisant appel à nos apprentissages antérieurs, plus on renforce ces connexions, avec pour conséquence de consolider un souvenir», souligne Paul De Koninck. Inversement, la réduction des connexions pourrait mener à l’oubli.
On peut voir les réseaux de neurones comme un labyrinthe. La première fois qu’on y marche, il est difficile de trouver son chemin. Mais à force de le parcourir, on va droit à la sortie sans se perdre. C’est un peu la même chose avec les souvenirs. Plus on les repasse dans sa tête, plus ils s’ancrent profondément dans le cerveau. Et ceux qu’on ne ravive pas finissent par tomber dans l’oubli. «C’est ce qu’on appelle la plasticité neuronale, indique M. De Koninck. En vieillissant, cette caractéristique de la mémoire et de l’apprentissage permet au cerveau de sacrifier certains détails moins importants pour se concentrer sur des faits cruciaux pour une personne, comme son numéro de téléphone.»
Bonne ou mauvaise mémoire?
«Ce n’est pas ma faute, je n’ai pas une bonne mémoire.» Une mauvaise mémoire de naissance, héritée de la génération précédente, est-ce possible? «Un individu a plus de chances de connaître un développement cognitif similaire à celui de ses parents, mais plusieurs facteurs peuvent altérer le bon fonctionnement d’un cerveau et d’une mémoire», signale Nancie Rouleau. Ainsi, nos expériences de vie ou notre santé psychologique viennent stimuler ou réduire la capacité de nos neurones à interagir entre eux. Un incident, comme la chirurgie de H.M., peut aussi altérer le fonctionnement d’une mémoire.
«Des milliers de gènes sont impliqués dans la mémoire au niveau des synapses, ajoute Paul De Koninck. On peut hériter de déficits liés à une mutation d’un ou de plusieurs gènes transmissibles, mais le cerveau use de stratégies pour contourner ces manquements. Ainsi, une même mutation génétique peut avoir un effet différent sur la mémoire selon la personne.» Le neurobiologiste et son équipe ont par ailleurs identifié une protéine qui joue un rôle important dans la plasticité des connexions entre les neurones. Des souris dépourvues de cette protéine ont des problèmes d’apprentissage et de mémoire.
Selon cet expert, on a ainsi des prédispositions à avoir une bonne ou une moins bonne mémoire. Mais, précise-t-il, celles-ci n’ont rien à avoir avec le sexe, la culture ou la race.
On ne peut pas non plus relier directement intelligence et bonne mémoire. «Évidemment, si notre mémoire connaît des ratés, on ne performe pas bien à un test de QI, convient Paul De Koninck. Par contre, une bonne mémoire n’est pas nécessairement synonyme d’un grand intellect.» On peut en effet être capable de se rappeler un tas de choses tout en étant inapte à faire des liens et des raisonnements, un des signes de l’intelligence. Inversement, une personne peut souffrir d’un problème de mémoire, par exemple une amnésie, sans que cela affecte son niveau d’intelligence.
De son côté, Sébastien Tremblay note que les personnes qui semblent jouir d’une mémoire phénoménale utilisent en fait très efficacement certaines stratégies d’apprentissage ou d’encodage pour retenir l’information. Les champions de la mémoire sont aussi des gens qui ont un bon bagage de connaissances. Car plus notre savoir est grand, plus nous pouvons facilement graver des données supplémentaires dans notre matière grise. «On retient mieux lorsqu’on peut relier une nouvelle information à une connaissance déjà acquise et ancrée dans la mémoire», explique le professeur. Par exemple, si vous êtes familier avec l’anatomie du cerveau, il vous sera plus facile de retenir le contenu de cet article.
Les «mauvaises mémoires», quant à elles, sont souvent le résultat d’un contexte d’apprentissage et de mémorisation inefficace. «Le stress et l’anxiété empêchent notamment de bien apprendre, car ils entraînent la production de l’hormone cortisol qui ″court-circuite″ les circuits neuronaux», fait remarquer Nancie Rouleau. Un manque de concentration, d’attention, d’intérêt, de vigilance ou de sommeil altère aussi le fonctionnement de nos disques durs.
Selon Nancie Rouleau, Sébastien Tremblay et Paul De Koninck, si vous n’avez qu’une seule chose à retenir de cet article, c’est que peu importent les capacités innées de votre mémoire, vous pouvez les développer toute votre vie!
Publié le 16 novembre 2016
Publié le 10 décembre 2017 | Par F. Gagné
Sous quelle forme se trouve-t-il? Il semble que les neurones de chaque vaste région du cerveau se ressemblent parfaitement. Dans quels organites des neurones se logent les souvenirs?
Quand l'exploration de neurones vivants ou morts vous permettra-t-elle de savoir ce que chacun sait?
Publié le 23 novembre 2016 | Par Amaulyne
Je parlerai, par expérience, de la mémoire des Seniors: ils n'oublient rien, mais il faut plus de temps pour que le souvenir revienne à la surface. L'ordinateur est surchargé et doit trier avant de retrouver l'information!
Publié le 20 novembre 2016 | Par Guylaine
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