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Photo de Simon Langlois

L’université, la grande oubliée

L’université québécoise est la grande oubliée dans le conflit qui oppose les étudiants et le gouvernement autour des droits de scolarité. Je ne veux pas minimiser l’enjeu de l’accessibilité financière aux études postsecondaires ni les nombreux enjeux entourant la vie démocratique dans ce conflit qui perdure. Mais force est de constater qu’on parle bien peu de l’impact de la crise actuelle sur l’université elle-même, sur sa mission d’enseignement et de recherche.

L’institution universitaire est menacée par l’instrumentalisation, un mot savant pour dire qu’on se sert de l’université pour atteindre d’autres fins que celles qui fondent sa raison d’être. Instrumentalisation par certains groupements du monde des affaires et par l’État, instrumentalisation par les ayants droit et instrumentalisation par des groupements militants seront les trois types que je commenterai dans ce billet après avoir rappelé ce qui fait l’originalité de l’institution universitaire.

La nécessaire distance
Fernand Dumont avançait que «la fonction de l’école, du primaire à l’université, est de mettre à l’écart, de transplanter dans un autre monde bien loin de prétendre initier à la vie. Cette distance est génératrice de conscience de soi» (Récit d’une immigration, p. 186). L’université, un monde à part? Oui, et j’en veux pour illustration mon trajet personnel. Fils de famille ouvrière et originaire d’une petite ville (Montmagny), j’ai trouvé au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, à l’Université Laval et à l’Université de la Sorbonne (Paris) cet «autre monde», le monde du savoir, le monde des connaissances fondées et solides qui ont résisté au temps, le monde de la recherche, bref ce que Dumont appelait d’un terme peut-être mal choisi, «la vérité» et ce que je préfère appeler les savoirs savants.

L’université a pour mission d’enseigner toutes sortes de savoirs savants: les mathématiques, la géographie, les savoirs pratiques pour construire des ponts ou pour soigner les cancéreux, la biologie cellulaire, la philosophie, les études anciennes et l’histoire, le droit, la sociologie, les communications, la gestion et la comptabilité, les méthodes de recherches, la capacité de l’analyse critique. Certains savoirs sont plus pratiques que d’autres? Oui, mais tous s’apprennent dans un lieu marqué par la distance. Et les savoirs en apparence non immédiatement utiles, abstraits ou encore éloignés des préoccupations du moment contribuent à la formation des diplômés. Platon, Immanuel Kant, Émile Durkheim ou John Rawls ont toujours leur place à l’Université, mais on s’y réfère bien peu dans les débats actuels au sein de la blogosphère.  

Trois dérives qui menacent l’université
Par milliers, les fils et filles d’origine modeste ont obtenu à l’université des diplômes leur donnant accès à la classe moyenne et aux classes favorisées. En formant des générations de diplômés, l’université a favorisé non seulement la mobilité sociale individuelle, mais elle a aussi été le principal acteur de la mobilité collective de larges segments de la population comme ce fut le cas pour les Québécois francophones ou pour les femmes dans les années 1960 et 1970.

D’un côté, le diplôme acquis à l’université a favorisé la promotion individuelle et, de l’autre, l’institution a joué un rôle clé dans le développement social et économique de la société québécoise. Ces deux rôles sont en ce moment marqués par trois menaces d’instrumentalisation, par trois dérives possibles.

Rentabiliser l’enseignement et la recherche
La première dérive est connue, celle de la marchandisation du savoir, à laquelle il faut ajouter sa cousine, la rentabilisation de la recherche et de l’enseignement. Le savoir universitaire est en effet susceptible d’application. Les découvertes sont nombreuses dans tous les domaines universitaires, depuis les sciences physiques, le génie ou la médecine, mais aussi la géographie, la sociologie ou l’éthique. Je pense en particulier aux travaux réalisés dans mon département de sociologie: analyses sociologiques sur la pauvreté ou sur le sentiment de justice, analyses démographiques, études sur les banlieues, travaux sur les autochtones, études sur le Nord, etc.

Parce que l’apport de l’université a été si important dans l’histoire récente, grande est la tentation de chercher à «rentabiliser la recherche», de dicter à l’université ses priorités, de mettre cette institution au service de l’entreprise. On le voit par exemple dans le «financement ciblé» qui vient du ministère de l’Éducation et dans les débats entourant la gouvernance des universités.

Le monde a changé, je le reconnais, et la coordination est devenue nécessaire, mais l’université doit conserver sa marge de manœuvre, sa liberté, refuser de se laisser instrumentaliser soit par l’entreprise soit par l’État. L’université se doit de maintenir une nécessaire distance.

L’avènement de la culture des ayants droit
L’université contemporaine doit composer avec la montée de la «culture des ayants droit». Les droits des étudiants sont de nos jours mieux protégés par toutes sortes de recours et par une meilleure définition des rôles des professeurs, des directeurs de recherche et des étudiants, notamment en matière de propriété intellectuelle, bien que des situations particulières continuent de poser problème. Mais la référence aux droits, tel un pendule, va parfois bien loin vers une sorte de «droits aux bonnes notes», comme le montrent la multiplication des demandes de révision dans certains cours ou certains programmes et la multiplication des exigences des étudiants. L’université devient dans ces cas l’instrument de la stricte promotion individuelle. La culture des ayants droit est aussi une dérive possible à laquelle il faudra prêter attention.

L’université, nouveau terrain de luttes idéologiques?
Les deux aspects précédents ont souvent été commentés (et dénoncés) sur la place publique. La troisième dérive est plus récente. Dans le présent conflit entre les étudiants et le gouvernement, l’université est devenue le théâtre et le lieu d’une nouvelle forme d’instrumentalisation, d’une lutte qui la dépasse, d’une lutte «contre le système», d’une remise en cause du nouvel ordre capitaliste, d’une contestation «de la réduction de toutes les dimensions de la vie humaine, dont l’éducation, aux seuls rapports marchands», comme on peut le lire dans les dépliants militants distribués sur nos campus.

Pour certains groupements militants, le boycott des cours universitaires au printemps 2012 a eu une visée bien plus large que la seule contestation de la hausse des droits de scolarité. En s’attaquant à l’université sous prétexte de remettre en cause «le nouvel ordre capitaliste», on se trompe de cible. L’université québécoise est devenue le terrain de revendications beaucoup plus vastes et globales qui ont pour effets non voulus d’entraver la poursuite de ses missions propres, à commencer par l’enseignement dans un climat serein. Cette dérive vers des luttes idéologiques plus larges et l’instrumentalisation de l’institution universitaire dans «la lutte contre le système» doivent être critiquées, au même titre que l’instrumentalisation par les entreprises qui voudraient la transformer en simple pourvoyeur de main-d’œuvre ou de brevets de recherche.

Revenir à l’essentiel
L’université sera encore un puissant agent de changement dans notre société, mais à condition que tous respectent ce qui fait sa spécificité et à condition qu’on aborde les inévitables problèmes qu’elle rencontre dans un climat de sérénité et sans se servir d’elle à des fins corporatistes, gestionnaires ou militantes.

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  1. Publié le 22 juin 2012 | Par Pierre Turcotte

    Cher collègue,
    Je voudrais vous remercier pour cette excellente contribution au débat soulevé par le contexte social actuel à la suite des manifestations étudiantes et populaires.
    Votre argumentaire m'amène à vous suggérer de poursuivre votre réflexion, cette fois sous l'angle du rôle social des intellectuels que sont notamment les universitaires. Je rejoins ici la préoccupation de Valérie qui en fait une illustration très pertinente. Je voudrais pour cela m'appuyer sur un billet de Denise Bombardier dans Le Devoir d'il y a quelques semaines, disant en substance que le Québec aurait un certain retard à rattraper face au Canada anglais quant au pourcentage de diplômés universitaires justement parce que l'intellectuel y est encore vu comme éloigné de la réalité et peu utile à la société. Encore aujourd'hui dans la discipline que j'enseigne, le travail social, nos stagiaires se font encore dire par quelques superviseurs que la pratique est le vrai lieu d'apprentissage de la profession, et qu'elles/ils peuvent mettre de côté ce qu'ils ont appris à l'université. Il s'agit bien sûr d'une attitude qui a tendance à disparaître mais qui illustre un peu mon propos. L'engagement critique est justement un aspect du rôle social (et politique) de l'intellectuel qu'il y a lieu probablement lieu de valoriser; un bel exemple de ce rôle critique nous est justement venu, au cours des derniers mois, du grand sociologue québécois Guy Rocher qui rappelait que la commission Parent avait envisagé la gratuité scolaire jusqu'au niveau universitaire.
    Merci encore cher collègue pour cette occasion que vous nous offrez pour débattre en profondeur.
  2. Publié le 20 juin 2012 | Par Simon Langlois

    Valérie
    Ce que vous dites est juste, notamment sur la pauvreté. Il faut distinguer la critique sociale sur la base de nos recherches (examen critique des programmes sociaux par exemple) et le fait de se servir de l'Université comme terrain de bataille pour des causes sociales (souvent bien légitimes en elles-mêmes), pour la «remise en cause du système». C'est à ce dernier aspect que je faisais référence.
    Pour parler comme Fernand Dumont encore, on peut parler de «pertinence» des recherches comme vous le faites très bien sur la pauvreté. Dumont mentionne la vérité (les connaissances fondées) mais il ajoute aussi la pertinence, soit le lien à faire avec les grandes questions sociales, ce qu'on appelait aussi à une autre époque l'engagement social. L'université est en ce sens le lieu où se combinent connaissances ET pertinence, ce que vous avez bien saisi dans votre réponse, pour laquelle je vous remercie.
  3. Publié le 20 juin 2012 | Par Valérie Harvey

    Un bon billet, Monsieur Langlois, que j'ai trouvé fort intéressant à lire.

    Cependant, je suis en désaccord avec votre dernière forme d'instrumentalisation. L'université a toujours été militante et on peut l'observer à de nombreuses reprises dans l'histoire.

    Je comprends votre point: les étudiants et les professeurs doivent évidemment garder une «distance» idéologique dans leurs études, leurs recherches. Ils doivent s'éloigner des «pré-notions», comme le disait Durkheim.

    Mais en se refusant à tout engagement, à toute prise de position, ces mêmes personnes ne se désengagent-elles pas de cette société qu'elles étudient?

    Si j'étudiais la pauvreté et qu'un gouvernement changeait l'une de ses politiques publiques, ne serais-je pas bien placée pour prendre position, appuyée par ce savoir et ces recherches qui me seraient alors facilement accessibles?

    La ligne est floue, et elle est sans doute personnelle à chacun, entre le rôle du chercheur et celui du citoyen.

    Mais je trouve étrange de puiser dans la société mes sources de recherches, d'études et de fascination sans lui «rendre» minimalement une partie de mes conclusions, de mes réflexions, de mes apprentissages. C'est pourquoi la vulgarisation me semble une part essentielle de ma mission de «chercheuse», mais également de citoyenne.

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