Au boulot sous les étoiles
Travailler la nuit n'est pas sans conséquences pour le corps humain. Mais certaines adaptations sont possibles.
Par Nathalie Kinnard
À la fin de la journée, alors que nous rentrons du travail pour préparer le souper, d’autres prennent le chemin du boulot. Et pendant que nous tombons endormis, des policiers, des infirmières ou des machinistes luttent contre le sommeil pour faire leur «journée» de travail. Ces professionnels de la nuit, qui constituent 20% des travailleurs des pays industrialisés, soumettent alors leur corps à un stress physique intense, souvent au péril de leur santé et de leur sécurité.
«Nous sommes des animaux diurnes, programmés pour être actifs le jour et dormir la nuit», souligne Marc Hébert1, professeur à la Faculté de médecine. Et nul ne pourra jamais devenir un véritable oiseau de nuit, car il est impossible d’inverser totalement l’horloge biologique interne qui contrôle nos périodes d’éveil et de sommeil.
Par contre, il est possible d’aider le travailleur de nuit à s’adapter, tel un voyageur en décalage horaire. «En jouant avec la lumière, on peut déplacer les aiguilles de l’horloge interne à son insu pour que les signaux d’endormissement ne surviennent que vers la fin de la nuit», soutient Marc Hébert.
«Et tenter de prévenir ou de traiter les difficultés de sommeil de ces travailleurs en cernant mieux les variables sociales –comme la satisfaction au travail– et les aspects psychologiques –comme des symptômes dépressifs– qui peuvent influencer le sommeil», ajoute la professeure à l’École de psychologie Annie Vallières2.
1 Marc Hébert est également chercheur au Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec et un collaborateur du Centre d’étude des troubles du sommeil. ↩
2 Annie Vallières est également chercheuse au Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec. ↩
Productivité nocturne
Le travail de nuit est une réalité grandissante dans notre société axée sur la productivité et la consommation. De nos jours, les industries et certains bureaux roulent 24h/24 pour faire face à la demande des clients. Il y a aussi les travailleurs en quête d’un meilleur salaire qui étirent leurs heures de travail la nuit. Et ceux qui aiment bosser au clair de lune pour le calme, l’absence de patron, la liberté. «D’où l’apparition, depuis 20 ans, de centres sportifs, pharmacies, stations-services ouverts en tout temps pour ces couche-tard», mentionne Marc Hébert.
Selon Statistique Canada et Travail Québec, la part des salariés québécois travaillant régulièrement de soir ou de nuit est passée de 7,9% à 8,5% entre 1997 et 2006. En tenant compte des travailleurs de nuit occasionnels, la proportion augmente à 22%. Les hommes sont plus nombreux (10%) que les femmes (6,9%) à occuper un emploi nocturne, et la plupart sont des jeunes de 16 à 24 ans.
Mais adopter l’horaire nocturne n’est pas sans conséquences, notamment parce qu’on dérègle le cycle de production de certaines hormones. En 2007, l’Organisation mondiale de la Santé classait d’ailleurs le travail de nuit parmi les agents cancérigènes! Les risques d’accident sont également accrus si le travailleur a tendance à baisser la garde.
Parmi les solutions envisagées: réduire l’impact du travail de nuit en mettant notre horloge interne à l’heure avancée.
Endormir l’horloge biologique
Que faire pour décaler le cycle naturel? Tromper l’horloge biologique (ou horloge circadienne).
Il s’agit d’un réseau de cellules nerveuses pas plus gros qu’une tête d’épingle, qui se situe dans le cerveau. Cette horloge est présente chez tous les êtres vivants, même les bactéries. Chez l’humain, animal diurne, dès les premières lueurs du jour, elle ordonne la sécrétion du cortisol, une hormone réveille-matin. Et le soir, celle de la mélatonine, un somnifère naturel. Plus encore, l’horloge biologique, véritable chef d’orchestre de l’organisme, coordonne toutes nos fonctions physiologiques comme la digestion, la température du corps et la pression sanguine.
Pour se régler, cette horloge obéit elle-même à un signal: la lumière. Plus précisément le rayonnement bleu qu’elle contient. «La lumière du jour, en particulier celle du matin, contient beaucoup de bleu et prévient la sécrétion de mélatonine», rapporte Marc Hébert. En éclairant stratégiquement les travailleurs de nuit, on peut donc retarder leur production d’hormone du sommeil et stimuler leur vigilance.
Faire croire que c’est la nuit
C’est ce que l’équipe de Marc Hébert a vérifié, notamment avec des employés de l’usine forestière Abitibi-Bowater et des policiers de la Ville de Québec. Les premiers ont été exposés avec succès à la lumière bleu-vert d’une lampe commerciale statique et au port de lunettes orangées spéciales au petit matin. «Ces lunettes bloquent totalement le rayonnement bleu tout en laissant passer 80% de la lumière, précise le scientifique. Elles aveuglent l’horloge biologique pour lui faire croire que c’est la nuit.»
De leur côté, des policiers en patrouille de nuit ont été exposés à la lumière bleue d’une source portable à la DEL, développée par Marc Hébert et installée sur les tableaux de bord des véhicules. Mais tromper leur horloge biologique est un défi, car les policiers sortent souvent de leur voiture, loin de la lumière bleue. De plus, il faut ajuster l’intensité de la lampe selon qu’ils roulent en ville ou à la campagne.
Le résultat de ces expériences: le régime bleu augmente la vigilance, en plus de diminuer les erreurs et les blessures professionnelles. Chez les participants, l’irrépressible coup de barre de 4h du matin a été repoussé. «La mesure de la mélatonine montre un décalage de 2 heures du pic de l’hormone, soit 6h du matin, ce qui a facilité l’endormissement après le travail», précise-t-il. En bonus, les travailleurs exposés ont déclaré dormir une quarantaine de minutes de plus qu’auparavant.
Trouver le bon sommeil
Contrairement à la perception généralisée, et selon les résultats préliminaires d’une étude menée par Annie Vallières, tous les travailleurs nocturnes n’éprouvent pas de problèmes de sommeil! Mais le lit peut devenir le lieu d’un combat causé par le dérèglement de l’horloge biologique et des hormones qu’elle contrôle.
À ce jour, 92 travailleurs –principalement des infirmières– ont porté pendant 2 semaines un actigraphe qui mesure leur niveau d’activité et leurs moments de sommeil. «33% des participants s’avèrent de bons dormeurs, contre 51% qui ont rapporté des difficultés de sommeil, révèle la psychologue. Pour les autres, il faudra des analyses supplémentaires afin de déterminer s’ils souffrent d’un trouble de sommeil lié à leur horaire de travail.»3
Les difficultés de sommeil sont prises au sérieux, car elles peuvent se transformer en véritable trouble du sommeil, lequel augmente les risques de dépression, d’anxiété, d’ulcères gastriques, de haute pression et de problèmes cardiaques. Selon Marc Hébert, la situation est encore pire après 40 ans, parce que les individus ont alors une moins bonne récupération, un sommeil moins profond et accumulation de fatigue qui peut devenir chronique. Les femmes en poste la nuit y sont particulièrement sensibles, à cause notamment de l’horaire des enfants qui perturbe leurs heures de sommeil diurne.
Facteurs d’adaptation
Par ailleurs, des chercheurs comme Annie Vallières s’intéressent aux aspects psychologiques et sociaux pour en faire des cibles de traitement. Quelle est l’influence de facteurs comme l’anxiété ou la satisfaction conjugale sur les conséquences négatives du travail de nuit? Certaines personnes sont-elles prédisposées aux difficultés de sommeil lorsqu’elles travaillent de nuit? Certains comportements ou facteurs environnementaux favorisent-ils une meilleure adaptation au travail nocturne?
«Les travailleurs de nuit qui dorment bien le jour se plaignent moins de problèmes de santé que ceux qui dorment mal», observe notamment Annie Vallières. La psychologue veut développer des plans de prévention et des interventions efficaces pour aider les travailleurs de nuit à mieux vivre leur horaire de travail.
Qu’on travaille de jour ou de nuit, la clé serait donc la même: dormir sur ses deux oreilles.
3 La psychologue Annie Vallières cherche d’autres candidats pour son étude sur le travail de nuit, particulièrement des hommes des milieux hospitaliers. Pour la joindre: 418 663-5000, poste 4766 ↩
Publié le 7 novembre 2012
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