L’art du jeu vidéo
Créer un jeu vidéo implique désormais de multiples expertises, de la scénarisation à la neuropsychologie en passant par la géomatique.
Par Nathalie Kinnard
Quand on visionne la bande-annonce du grand succès Assassin’s Creed Syndicate, le petit dernier de la suite de jeux d’Ubisoft créée à 100% au Québec, on a l’impression de regarder des scènes du prochain chef-d’œuvre cinématographique américain. La qualité visuelle est digne des films d’animation contemporains. L’histoire aussi. On oublie presque qu’il s’agit d’un jeu vidéo.
Il faut dire que les concepteurs de jeux s’inspirent des techniques du cinéma: effets spéciaux, scénario à rebondissements, émotion des personnages… Ils font même appel à des acteurs du grand écran dont ils capturent les mouvements, la voix et les expressions faciales, pour ensuite les transposer aux héros virtuels!
La création de jeux vidéo n’est plus uniquement une affaire de petits génies en informatique. C’est un art. Au même titre que le cinéma. Un art qui demande une étonnante diversité d’expertises. Plusieurs chemins mènent au jeu vidéo, témoignent les experts du campus interrogés sur le sujet.
Toujours plus de réalisme
Les jeux vidéo d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec ceux d’il y a 40 ans. Pong fut le premier succès commercial de l’industrie vidéoludique, en 1972. Cette simulation simpliste du tennis de table a rapidement séduit une première génération de gamers et véritablement lancé le marché des consoles de jeux. Les joueurs d’alors s’amusaient à faire rebondir une balle, représentée par un petit carré blanc, entre 2 raquettes symbolisées par de simples traits verticaux. Le gamer de 2016 insère plutôt sa manette de jeu dans une raquette de tennis et renvoie une balle virtuelle à l’écran placé devant lui, dans un mouvement réel digne des grands champions.
Aujourd’hui, on fait plus que jouer au jeu vidéo, on le vit. On bouge, on parle, on touche. On interagit avec d’autres joueurs à distance. Et, à l’instar des livres dont vous êtes le héros, on a la possibilité d’influer le cours d’un jeu selon les actions qu’on assigne au protagoniste virtuel.
L’industrie vidéoludique ne cesse d’évoluer, se nourrissant des nouvelles technologies et s’inspirant de diverses techniques pour produire un rendu toujours plus réaliste. Selon Sylvie Daniel1, professeure au Département des sciences géomatiques, la meilleure façon de créer des environnements authentiques avec une qualité exceptionnelle de détails est d’utiliser des données géospatiales réelles –ce qui se fera de plus en plus dans un proche avenir. Une opinion également partagée par Philippe Voyer2, chargé de cours à l’Université et directeur technique chez Frima.
Sylvie Daniel a d’abord exploré les possibilités d’intégrer les technologies géomatiques à celles des jeux vidéo en 2009, avec le projet GéoÉduc3D. Une quinzaine de spécialistes en géomatique et en sciences de l’éducation ont alors conçu le jeu éducatif Energy Wars qui se déroule dans un environnement réel, soit le campus de l’Université Queen’s à Kingston. «Nous avons numérisé les bâtiments de ce campus à très haute résolution», raconte-t-elle.
Deux ans plus tard, en s’appuyant sur cette expérience, son équipe a collaboré avec le Centre en imagerie numérique et médias interactifs pour développer l’application Parallèle3 pour tablette électronique, disponible gratuitement sur AppStore. Ce jeu éducatif destiné aux étudiants des cégeps permet de simuler en 3D des concepts liés à l’électromagnétisme.
«Le jeu vidéo est un champ d’application encore peu exploité par la géomatique, note Sylvie Daniel. Inversement, l’industrie du jeu ne connaît pas bien le potentiel des outils et des connaissances de la géomatique.» Un mariage qui ne perd rien pour attendre, car les approches géomatiques de gestion du territoire et de maquette 3D peuvent apporter un réalisme hors pair à la programmation d’un jeu. «Pour les géomaticiens, le défi sera de convertir leurs modèles 3D souvent statiques en modèles 3D dynamiques qui réagissent au quart de tour», signale toutefois la chercheuse.
1 Sylvie Daniel est aussi membre du Centre de recherche en géomatique et du Réseau Convergence. ↩
2 Philippe Voyer est chargé de cours au Département d’informatique et de génie logiciel ainsi qu’à l’École de design. ↩
L’influence du joueur
Les grands studios de jeux vidéo ne reculent devant rien pour créer les meilleurs jeux possibles. Ils engagent des historiens pour que le récit et les personnages du jeu soient criants de vérité dans leurs moindres détails. Sus aux anachronismes… même dans les jurons utilisés par les héros virtuels! La scénarisation est aujourd’hui confiée à des experts qui combinent principes de design et art du récit et de la dramaturgie. «La scénarisation d’un jeu s’inspire notamment du cinéma pour la trame narrative, mais s’en distingue par son interactivité et par les technologies numériques qui commandent un style d’écriture particulier; le récit n’est pas entièrement prédéterminé et peut être influencé en temps réel par le joueur», note Vincent Mauger, chargé de cours à l’École de design et doctorant en design et culture numérique.
Les spécialistes en analyse de données avec des compétences en mathématiques et en économie sont également en forte demande dans l’industrie vidéoludique. En effet, les jeux en ligne peuvent enregistrer la moindre action réalisée par un joueur, collectionnant ainsi des milliards de données de comportements. «La phase d’amélioration commence dès qu’on lance le jeu, signale Philippe Voyer. Les studios engagent des experts pour gérer et analyser cette masse de renseignements qui permettent d’améliorer les versions subséquentes du produit.»
Le facteur fun à l’œuvre
Une autre expertise particulière va venir grossir les équipes de conception de jeux dans les prochaines années: la neuropsychologie. Pas pour étudier les effets du jeu vidéo, ce qui se fait depuis longtemps, mais pour servir les intérêts du jeu et du joueur.
Les concepteurs rêvent en effet d’un jeu intelligent qui s’adapte aux variations de l’état émotionnel du joueur. L’utilisateur semble s’endormir? Le jeu lui envoie davantage de méchants à combattre. Le joueur est trop stressé? L’action diminue d’intensité. Sébastien Tremblay4 et Philip Jackson, professeurs à l’École de psychologie, croient ce type d’interaction possible. Avec leur équipe, ils conçoivent des algorithmes capables de moduler le jeu selon ce que vit l’utilisateur, question d’augmenter le niveau de plaisir du joueur et de personnaliser sa séance vidéoludique.
«Pour le moment, explique Sébastien Tremblay, nous travaillons avec Ubisoft à prendre des mesures physiologiques et comportementales des joueurs à l’aide de différents senseurs qui enregistrent les mouvements de la pupille, la vitesse de la respiration ou encore le niveau de sudation. Il faudra ensuite tenter de traduire ces comportements et ces réactions en niveaux de plaisir ou facteur fun.»
C’est la première fois que l’industrie du jeu vidéo teste ses produits en misant sur la psychologie. Une tendance qui pourrait devenir une norme à une époque où le joueur en veut toujours plus pour son argent. Il y a fort à parier que, cette fois-ci, c’est le 7e art qui reluquera du côté du jeu vidéo, pense le chercheur: «Les producteurs rêvent d’un film dont on pourrait, par exemple, ajuster l’intensité des scènes d’action selon le niveau de stress de l’auditoire.»
Un marché qui explose
Apparue au Québec dans les années 1980, l’industrie du jeu vidéo ne cesse de se développer. Selon l’Association canadienne du logiciel de divertissement, 53% des emplois canadiens se trouvent aujourd’hui dans la belle province. Ils sont occupés par 10 850 personnes qui travaillent au sein de 139 studios de toutes tailles, pour un salaire annuel moyen de 66 200$ et des retombées de 740 M$. Dire qu’en 2002, le Québec ne comptaient que 1200 employés dans le domaine des jeux vidéo!
Dans ce portrait, la capitale québécoise se distingue avec quelques grands studios, comme Beenox, Ubisoft et Frima (incluant sa division Volta), et une multitude de PME. Un millier de personnes collaborent à l’économie vidéoludique de la ville. «Il y a beaucoup d’offres d’emploi dans ce milieu, observe François Giard, directeur des programmes en art et sciences de l’animation de la Faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design. L’Université à elle seule ne suffit pas à la demande de main-d’œuvre.» Les studios comme Ubisoft engagent beaucoup de diplômés des programmes liés au cinéma, tout en cherchant toujours des finissants en informatique et en génie logiciel –surtout ceux issus de la concentration en programmation de jeux vidéo!
Pendant que les concepteurs de jeu sur ordinateur et console s’entourent d’équipes de plus en plus grosses pour offrir des produits qui satisferont les exigences poussées de leurs joueurs, des micro-équipes de sous-sol rivalisent sur les marchés parallèles associés aux technologies mobiles. «Les téléphones et les tablettes ont maintenant une puissance de calcul beaucoup plus élevée qui en font de véritables petites consoles de jeu, souligne Philippe Voyer. Parallèlement, beaucoup d’outils de base pour créer de petits jeux sont disponibles en ligne gratuitement.»
Cette situation fait de la place aux individus débrouillards et passionnés de technologies qui peuvent concevoir des applications avec des moyens limités et les rendre disponibles sur les boutiques en ligne. «Il faut s’attendre à voir des équipes de pays émergents percer les marchés parallèles, ce qui diversifiera l’offre des styles de récits et des archétypes de héros vidéoludiques», prévient Vincent Mauger.
Les appareils mobiles sont également une niche pour les étudiants qui désirent faire leurs premières armes dans le monde du jeu vidéo. C’est le cas des membres du nouveau Club de développement de jeux vidéo que supervise Philippe Voyer au Département d’informatique et de génie logiciel. Acquérir cette expérience est une bonne façon de se faire connaître par les grands studios qui cherchent à se diversifier en adaptant leurs jeux à différentes plateformes.
«Le jeu suit l’exemple du cinéma: le multiplateforme est la tendance pour les prochaines années», confirme Sébastien Tremblay. Commencer une mission d’Assassin Creed sur son PC et la finir sur son téléphone, pourquoi pas?
Publié le 20 avril 2016
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