Droit, entreprise et citoyen
Publié le 23 octobre 2019 | Par Ivan Tchotourian
Les pharmaceutiques et leur responsabilité sociale
Les entreprises peuvent-elles de nos jours ignorer qu’elles ont un rôle à jouer sur le plan de la responsabilité sociale? Pis encore, peuvent-elles chercher à y échapper? Mon billet1 discute de ces deux interrogations qui trouvent leur origine dans cet intéressant article du journaliste de Radio-Canada Gérald Fillion, «Opioïdes: l’avidité des pharmaceutiques».
Une responsabilité incontournable
Pour certains, parmi lesquels des juristes, l’évitement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) s’explique par les contraintes qui lui sont inhérentes. Que ce soit par l’emploi de montages sociétaires ou par une utilisation légale (mais peu éthique) des règles fiscales, de grandes sociétés tentent clairement d’échapper aux règles étatiques, faisant fi du même coup de leur RSE. Il peut s’agir, par exemple, du comportement de certaines entreprises du secteur extractif en matière de droits de la personne. Ou encore des géants du Web, dont Google, Apple, Facebook et Amazon, en matière de fiscalité.
Pourtant, être socialement responsable n’est pas nécessairement une affaire de contrainte. La RSE repose sur une base volontaire et sur des normes souples, dans son contenu comme dans son application. La chose est bien connue des juristes: au regard de la RSE, la notion de «norme» remplace subtilement celle du «droit» et la notion de «régulation», celle de «réglementation».
Autrement dit, la RSE propose un encadrement de la conduite des entreprises où l’État n’est qu’un acteur parmi d’autres et où la sanction attachée à une norme n’existe plus. Suivant cette logique, de nouveaux principes comportementaux ou normes privées2 voient le jour dans les organisations et remplacent la loi comme référence. Or, il arrive que ces principes soient utilisés avec des visées stratégiques à des fins de marketing. Il se trouve malheureusement des entreprises pour qui la RSE sert de moyen pour attirer les consommateurs3 ou pour redorer une image ternie par ses activités ou sa conduite4.
Ces organisations instrumentalisent la RSE, devenue cosmétique, à des fins bien éloignées du désir de définir un comportement vertueux. Le greenwashing laisse place aujourd’hui au socialwashing5. Comme le montre l’apparition des entreprises certifiées «B Corp»6 – reconnues pour agir dans l’intérêt public général – ou l’émergence de l’acceptabilité sociale dans le domaine minier, la problématique sociétale, plus englobante que celle strictement environnementale, gagne en popularité.
Cela étant, quel type d’entreprise peut encore ignorer la RSE au risque d’être décrédibilisée ou de ternir sa réputation au point de disparaître7? Même les organisations du secteur extractif, aux actes maintes fois remis en question, n’en ignorent plus l’importance et n’hésitent pas à mettre en œuvre des moyens pour afficher leurs démarches en ce sens. À ce sujet, voir mes billets «Grandes entreprises et droits de l’homme – 1re partie et 2e partie», et «Responsabilité sociale des minières: faut-il y croire?».
L’exception des pharmaceutiques
Bizarrement, les entreprises pharmaceutiques semblent encore échapper à cette logique. En effet, l’abondante littérature dont la RSE fait l’objet est moins étoffée en ce qui concerne les entreprises du domaine pharmaceutique8. On leur consacre moins d’attention en dépit des profits colossaux qu’elles dégagent, de leurs poids considérable sur l’échiquier économique et, par-dessus tout, de leur influence sur la santé des sociétés contemporaines. À preuve, le premier jugement civil en la matière a été rendu il y a deux mois à peine. Un tribunal a condamné Johnson & Johnson à payer 572 millions de dollars américains à l’État de l’Oklahoma pour sa responsabilité9 dans la crise des opiacés. Plusieurs collectivités locales viennent d’obtenir un accord à l’amiable avec plusieurs géants de l’industrie pharmaceutique pour obtenir une indemnisation (dans certains comtés, c’est plus de 130 personnes qui meurent par surdose chaque jour!). Voilà qui démontre que la RSE n’est pas acquise dans le secteur pharmaceutique.
À ce propos, l’analyse de Gérard Fillion donne froid dans le dos. «Nous savons aujourd’hui que plusieurs pharmaceutiques ont fait croire à des milliers de médecins que les bénéfices des opioïdes étaient supérieurs à leurs effets néfastes, indique-t-il dans son article. Elles ont sous-estimé les risques, notamment ceux associés à une dépendance marquée à ces médicaments. Des documents déposés en cour aux États-Unis montrent clairement que des entreprises savaient qu’il y avait des risques majeurs de dépendance. Non seulement elles connaissaient les risques, mais elles ont fait fi des dangers pour encourager les médecins à prescrire toujours plus d’opioïdes». Pour réaliser du profit, les entreprises pharmaceutiques ont négligé la puissance addictive des antidouleurs aux opiacés et ont ignoré les signaux d’alarme qui montraient leur utilisation abusive, rien de moins.
Un système déjà dénoncé
À ceux qui pourraient voir la crise des opiacés comme un accident de parcours de certains joueurs d’un secteur de l’économie, je répondrai que la posture critiquable des entreprises pharmaceutiques relativement à la RSE avait été relevée dès 2013 par le Rapporteur spécial des Nations unies10.
De plus, les situations où des entreprises pharmaceutiques ont, au cours des dernières années, d’abord acheté les droits d’un médicament critique hors brevet pour ensuite en gonfler les prix ont été pointées du doigt: augmentation de 5000% du prix du Daraprim, hausse du prix de l’EpiPen de 94 dollars US à 609 dollars US11. Pourquoi cette flambée? Une des réponses est simple à trouver (elle est d’ailleurs la même que pour le problème des opiacés): des profits gigantesques sont ainsi engrangés. Or, cette enflure, combinée à la rareté de certains médicaments à laquelle font face les fournisseurs de soins, a des conséquences sur le système de santé, sur les dépenses des États et par-dessus tout, sur les patients.
Le rapport des entreprises pharmaceutiques avec la RSE est d’autant plus surprenant qu’elles sont en première ligne d’un tel engagement. Les États doivent procurer à leur population un système de santé, privé ou public, qui prodigue les meilleurs soins possible à tous.
Selon la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), «[…] la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne constitue pas seulement une absence de maladie ou d’infirmité. […] La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tous les êtres humains. […] Elle dépend de la coopération la plus étroite des individus et des États»12. Dans l’atteinte de cette mission, les entreprises pharmaceutiques jouent un rôle pivot.
Le droit pour sauver la mise
Malheureusement, la prise en compte de la RSE est encore peu développée dans ce secteur. C’est pourquoi la place du droit est fondamentale pour s’assurer que les entreprises pharmaceutiques n’abusent pas de leurs pouvoirs sur le prix de vente des médicaments ou sur les patients (en leur vendant par exemple des produits dangereux). Car si être socialement responsable signifie aller au-delà de la loi13, il faut comme première étape respecter celle-ci, comme je l’indique dans mon billet «Les entreprises ont-elles une responsabilité morale?». La décision récente à l’endroit de Johnson & Johnson le rappelle, tout comme les accords à l’amiable négociés en ce moment entre entreprises et collectivités.
Le droit possède d’ailleurs plusieurs outils pour régir les activités des compagnies pharmaceutiques. N’en déplaisent à ceux défendant le volontaire en matière de RSE, il faut aujourd’hui plus que jamais mobiliser les outils du droit. La RSE est à ce prix. Parmi eux, les lois sur les brevets et le droit de la concurrence14 et 15. De même, certains États américains, dont la Californie, le Maryland et le Nevada, ont mis en place de nouvelles législations pour diminuer le risque de fluctuation du prix des médicaments.
Sans doute les entreprises pharmaceutiques doivent-elles réaliser des bénéfices par la production et la diffusion des médicaments mais, ce faisant, elles sont surtout responsables du bien-être de la société. Nulle autre que la RSE leur permet la réalisation de ce double mandat. Ces organisations ne doivent pas l’oublier.
1 Je remercie Mme Anne-Sophie Comtois pour les échanges que nous avons eus dans le cadre de la direction de son essai déposé à l’été 2019 intitulé Coûts des médicaments: la responsabilité sociale des entreprises pharmaceutiques. Certains passages de ce billet sont inspirés de ces riches échanges. ↩
2 Voir l’excellente thèse de la professeure Isabelle Cadet, Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), Responsabilité éthiques et utopies. Les fondements normatifs de la RSE. Étude de la place du droit dans les organisations, thèse de doctorat en sciences de la gestion, CNAM, 2014, p 31. ↩
3 J’en veux pour preuve la multiplication de labels et de certifications dans le domaine du commerce équitable au point de ne plus savoir ce que de telles normes impliquent sur les plans environnementaux et sociétaux. ↩
4 Sur cette vision de la RSE, voir P. Martel, «Préface», dans I. Tchotourian et M. Morteo (avec la collaboration de K. Morin), L’entreprise à mission sociétale: analyse critique et comparative du modèle, Cowansville, Yvon Blais, 2019, à la p. x. ↩
5 Il s’agit du fait de dépenser des ressources pour communiquer sur une supposée caractéristique écologique ou sociale, sans que cela puisse être vérifié par un tiers. Il peut s’agir aussi de pratiques de communication délibérément mensongère. ↩
6 I.Tchotourian et M. Morteo, «Benefit Corporation: une normativité de concurrence au service de la RSE», Éthique publique [En ligne], 2019, vol. 21, n° 1, mis en ligne le 24 septembre 2019. ↩
7 Il suffit de prendre l’illustration des conséquences sur le plan financier de la tricherie commise par l’entreprise allemande Volkswagen. ↩
8 Voir cependant: H. Droppert et S. Bennett, «Corporate Social Responsibility in Global Health: an Exploratory Study of Multinational Pharmaceutical Firms», Globalization and Health, 2015, vol. 11, no 15, p. 1-8; M. Lee et J. Kohler, «Benchmarking and Transparency: Incentives for the Pharmaceutical Industry’s Corporate Social Responsibility», Journal of Business Ethics, 2010, vol. 95, p. 641-658; A. K. Nussbaum, «Ethical Corporate Social Responsibility (CSR) and the Pharmaceutical Industry: A Happy Couple?», Journal of Medicine Marketing, 2009, vol. 9, p. 67-76; K. Leisinger, «The Corporate Social Responsibility of the Pharmaceutical Industry: Idealism without Illusion and Realism without Resignation», Business Ethics Quarterly, 2005, vol. 15, no 4, p. 577-594. ↩
9 «Crise des opiacés: Johnson & Johnson condamnée à payer 572 millions à l’Oklahoma» [en ligne], Radio-Canada, publié le 26 août 2019. ↩
10 «[N]umerous stakeholders perceive unethical commercial marketing and promotion of medicines by pharmaceutical companies as a serious concern. Billions of dollars are spent by the pharmaceutical industry on marketing through sales representatives, samples and advertising. Doctors are offered gifts under the pretext of continued medical education. Multinational pharmaceutical companies have been fined for promoting unapproved medicines, with little impact on their practices», United Nations, Report of the Special Rapporteur on the right of everyone to the enjoyment of the highest attainable standard of physical and mental health, Anand Grover, on access to medicine, A/HRC/23/42, 2013, p. 18, par. 60. ↩
11 A.-S. Comtois, Coûts des médicaments: la responsabilité sociale des entreprises pharmaceutiques, essai, maîtrise en études internationales, Université Laval, 2019, p. 3 et suivantes. ↩
12 Organisation mondiale de la santé, Constitution de l’Organisation mondiale de la santé, préambule, p. 1. ↩
13 C’est compliqué pour les entreprises (notamment pharmaceutiques), mais il est acquis que la RSE améliore le degré de confiance des parties prenantes dans l’entreprise, son intégration dans son environnement immédiat, sa réputation et ses performances financières à long terme. ↩
14 P. M. Danzon, «Competition and Antitrust Issues in the Pharmaceutical Industry», The Wharton School, University of Pennsylvania, 2014. ↩
15 A.-S. Comtois, Coûts des médicaments: la responsabilité sociale des entreprises pharmaceutiques, essai, maîtrise en études internationales, Université Laval, 2019, p. 36 et suivantes. L’objectif du droit de la concurrence attaché à la stricte efficience économique fait l’objet d’une critique sérieuse aujourd’hui: «Le bon fonctionnement de la concurrence n’est pas une fin en soi; c’est plutôt un moyen de servir une finalité plus générale, à savoir le développement économique et social des États» (M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, Paris, Dalloz, 2001, p. 16). Voir aussi: I. Tchotourian et B. Lehaire, «“Company” and Lawyer’s View: Bye-bye Irresponsibility and Welcome to a New Era!», présentation, dans SASE 26th Annual Conference – The Institutional Foundations of Capitalism, Northwestern University and the University of Chicago, 10-12 juillet 2014. ↩
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