Droit, entreprise et citoyen
Publié le 20 novembre 2019 | Par Ivan Tchotourian
Entreprise et finance durable: «S’il vous plaît… dessine-moi le futur»
L’investissement privé comme facteur de croissance fait beaucoup parler de lui à l’heure actuelle. Non pas que la notion soit nouvelle, elle est aussi ancienne que l’économie elle-même. Mais cette forme d’engagement est désormais animée d’une finalité autre que celle, purement financière, qui a été longtemps la sienne.
En fait, l’investissement privé devient progressivement durable (ou responsable). C’est cette évolution que je me propose d’explorer dans ce billet1.
Au cœur de cette évolution, de plus en plus d’instruments juridiques sont interpellés et même adoptés, notamment au Canada et en Europe. Ce billet évoque ces évolutions d’hier, d’aujourd’hui et de demain qui oscillent entre soft law (droit souple) et hard law (droit dur).
Ce billet aborde finalement de très nombreux sujets qui font l’actualité: la publication d’informations non financières par les entreprises, les devoirs des grands investisseurs institutionnels de ce monde (tels que les fonds de pension, les assureurs…), le conseil financier et, bien entendu. l’incontournable gouvernance d’entreprise.
L’investissement est à la base de l’activité marchande qui s’est développée au XVIIIe siècle, régie, entre autres, par le Code de commerce français. Opération circulaire s’appuyant sur le schéma de l’échange, l’investissement se définit alors comme l’«action d’engager des capitaux dans une entreprise en vue d’un profit à long terme2». Au départ, il n’implique donc pas un élément de durée et peut être instantané.
Mais l’investissement d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier, il change dans sa nature. S’appuyant sur son essence collective, il devient durable en combinant ses dimensions morales et économiques: la recherche d’un bien commun à tous3. Dans son plan d’action pour la finance de 2018 intitulé Plan d’action: financer la croissance durable, la Commission européenne clame d’ailleurs la nécessité de lier investissement privé et finalité durable:
«Durabilité et long-termisme vont de pair. Par long-termisme, il faut entendre une pratique décisionnelle intégrant des objectifs ou les conséquences à long terme. Investir dans des objectifs environnementaux et sociaux suppose une vision de long terme. À l’heure actuelle, il est pourtant fréquent que les marchés accordent la priorité à la production de rendements élevés à court terme. Une priorité centrale du programme en matière de durabilité est donc de réduire la course injustifiée aux performances à court terme dans la prise de décisions économiques et financières.»
Les mots sont forts et le message est clair.
Hier: le règne de la transparence
Avant le début des années 2000, la question de l’investissement durable n’est pas vraiment présente. En Europe, c’est davantage la problématique de l’environnement qui polarise le débat. Puis, en 2001, il y a eu un changement avec la publication du Livre Vert – Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises. Cet ouvrage a posé la première pierre d’une politique européenne en la matière. Par la suite, la crise économico-financière de 2007-2008 est survenue. S’en sont suivis un livre vert en 2010 sur la gouvernance des entreprises, une stratégie de l’Union européenne en matière de responsabilité des entreprises et un plan d’action en matière de droit des sociétés.
À ce moment, l’investissement durable a été pour l’essentiel traduit dans des pratiques volontaires d’entreprises. Également par l’exercice d’un droit non contraignant. Le droit souple (soft law) a alors dominé la philosophie réglementaire avec un maître-mot: plus de transparence de la part des entreprises et des marchés.
Dans cet esprit, en 2014, la Commission européenne a adopté une directive sur le reporting extra-financier: la fameuse directive 2013/34/UE du 22 octobre 2014 concernant la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes.
Plus encore, depuis 2018, toujours eu Europe, cette directive impose aux grandes entités d’intérêt public, soit les entreprises de plus de 500 salariés cotées sur un marché réglementé ainsi que les banques et les entreprises d’assurance non cotées, de publier des informations significatives sur plusieurs aspects de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE). Elle impose un reporting classique sur la politique environnementale sociale et de gouvernance de l’entreprise et son résultat sous forme d’indicateurs clés de performance, ainsi qu’une description des principaux risques environnementaux sociaux et de gouvernance, et la manière dont l’entreprise les gère4.
Qui plus est, cette directive n’est pas qu’une mesure technique:
«La transparence sur les questions de durabilité ne servira pas uniquement à informer les acteurs du marché, mais contribuera aussi à orienter les entreprises sur la voie d’un développement plus durable et à plus long terme5.»
Si, de son côté, le Canada a été plus discret, cela ne signifie pas qu’il ait été inactif. Le pays a exprimé une prise de conscience par des initiatives de nature politique. Par exemple, la publication de rapports comme celui de la Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilité des entreprises, Une nouvelle équation: les profits et les responsabilités des entreprises à l’aube du 21e siècle, et l’adoption d’une nouvelle stratégie en matière de RSE en 2014.
D’autres de ses initiatives étaient de nature juridique. Sur ce plan, signalons les décisions de la Cour suprême Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise (2004), Ciment du Saint-Laurent (2008) et Friends of the Oldman River Society (1992), les positions des autorités boursières canadiennes ou ontariennes (Avis 51-333 des ACVM Indications en matière d’information environnementale de 2010, OSC Staff Notice 51-717 Corporate Governance and Environmental Disclosure de 2009) et une consultation ambitieuse d’Industrie Canada datant de 2013 et visant à réformer le droit fédéral des sociétés par actions.
Aujourd’hui: le règne de la gouvernance
Par la suite, l’investissement durable a continué à se développer avec l’évolution du monde de la gouvernance d’entreprise. Pour assurer une gouvernance efficace et performante, le droit dur domine la philosophie réglementaire avec davantage d’interventions laissant moins de marge de manœuvre aux entreprises.
Ici encore, il faut le constater: l’Union européenne est plus proactive. La directive 2007/36/CE du 17 mai 2017 en vue de promouvoir l’engagement à long terme des actionnaires illustre ce mouvement. Rappelons quelles sont les motivations sous-jacentes à cette intervention contraignante:
«La crise financière a révélé que, dans de nombreux cas, les actionnaires soutenaient une prise de risque à court terme excessive des gestionnaires. En outre, il apparaît clairement que, souvent, les investisseurs institutionnels et les gestionnaires d’actifs ne suivent pas suffisamment les sociétés détenues et ne s’y engagent pas assez, et qu’ils sont trop centrés sur les rendements à court terme, ce qui peut conduire à une gouvernance d’entreprise et des performances sous-optimales.»
Le lien avec la durabilité de l’investissement est clairement exprimé. Trois grands points ressortent de cette directive6:
• La prévision de règles d’identification des actionnaires en vue de permettre à la société d’engager un dialogue avec ses actionnaires;
• L’imposition d’une publication nouvelle: celle de la politique d’engagement des investisseurs institutionnels et des gestionnaires d’actifs (à défaut de publication, ils devront apporter des explications);
• L’établissement d’un principe de transparence des gestionnaires d’actifs et des conseillers en vote pour permettre aux investisseurs institutionnels d’évaluer si (et comment) ces derniers agissent au mieux de leur intérêt à long terme et s’ils poursuivent une stratégie permettant un engagement efficace des actionnaires.
En complément à ce texte, d’autres sont à signaler. Parmi eux, le rapport du groupe d’experts de haut niveau en matière de finance durable publié le 31 janvier 2018 qui a formulé 8 recommandations. Parmi ces recommandations figurent celles-ci:
• Recommandation no 2: clarifier les devoirs des investisseurs institutionnels de mieux s’arrimer aux préférences de durabilité et de long-terme;
• Recommandation no 3: mettre à jour les règles de divulgation pour s’assurer que les risques de durabilité (notamment climatique) soient pleinement connus;
• Recommandation no 4: travailler sur les éléments clés des stratégies d’investissement en matière de finance durable.
Le plan d’action de la Commission européenne du 8 mars 2018 est, lui aussi, digne d’être porté à l’attention puisqu’il définit les 3 objectifs centraux suivants: réorienter les flux de capitaux vers des investissements durables en vue de parvenir à une croissance durable et inclusive; gérer les risques financiers induits par le changement climatique, l’épuisement des ressources, la dégradation de l’environnement et les problématiques sociales; et favoriser la transparence et une vision de long terme dans les activités économiques et financières. Comme le mentionne la Commission européenne:
«Confrontés aux conséquences catastrophiques et imprévisibles de plus en plus nombreuses du changement climatique et de l’épuisement des ressources, les pouvoirs publics doivent agir de toute urgence pour adapter leurs politiques à cette nouvelle réalité. Le système financier a un rôle essentiel à jouer à cet égard. Il est en voie de réforme afin de tenir compte des enseignements tirés de la crise financière et, dans ce contexte, il peut faire partie de la solution vers une économie plus verte et plus durable. Si les pouvoirs publics veulent réorienter les capitaux privés vers des investissements plus durables, ils doivent radicalement modifier le mode de fonctionnement du système financier.»
Quant à l’état de la situation au Canada, l’essentiel des réflexions qui ont cours concerne la gouvernance des entreprises. L’adoption, le 1er mai 2018, de la réforme de la Loi canadienne sur les sociétés par actions en témoigne. Son objectif est simple: la recherche d’une meilleure gouvernance avec une ouverture à la RSE (essentiellement sur l’aspect de la diversité). Mais, l’approche du droit souple est également présente. Elle se manifeste avec des positions des autorités boursières à l’échelle provinciale (Avis de l’AMF relatif aux obligations d’information en matière d’esclavage moderne de 2018) et à l’échelle nationale (Avis 51-358 des ACVM Information sur les risques liés au changement climatique de 2019 et Avis 51-354 des ACVM relatif au projet concernant l’information fournie sur le changement climatique de 2018). Enfin, l’approche plus politique qui consiste en la création par le gouvernement fédéral du Groupe d’experts sur la finance durable ne peut être oubliée.
Et demain? La finance!
Rappelons-nous les mots du Plan d’action de la Commission européenne, cités au début de ce billet. Si la notion d’investissement durable n’y est pas encore structurée, des projets sont néanmoins lancés.
L’UE est ambitieuse et a déjà fait un ensemble de propositions en lien avec ce plan d’action, rendu public le 8 mars 2018, pour financer la croissance durable. Trois ont été publiées quelques mois après la parution du plan.
Tout d’abord, un règlement visant à fixer un cadre pour l’investissement durable (2018/0178 (COD) – COM(2018) 353 final) qui définit des critères uniformes de ce qu’est une activité économique durable en établissant un langage commun (taxinomie).
Ensuite, un règlement concernant les obligations d’information relatives aux investissements durables et aux risques en matière de durabilité (2018/0179 (COD) – COM(2018) 354 final) qui impose aux entreprises d’investissement, d’assurance et aux sociétés de gestion de fonds de placement d’établir et de publier sur leur site Internet des informations relatives à leur politique d’intégration des risques dits «ESG» (risques environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans leurs décisions d’investissement. Cette mesure entend clarifier les devoirs des investisseurs institutionnels et des gestionnaires d’actifs afin de faire en sorte qu’ils tiennent compte des aspects de durabilité dans leurs décisions d’investissement.
Enfin, un règlement porte sur 2 indices de référence en matière de durabilité (l’un correspondant à l’impact faible et l’autre référant au bilan carbone positif) pour aider à la comparaison (2018/0180 (COD) – COM(2018) 355 final). Mais, il reste encore du travail pour les instances européennes, dont ces défis:
• Identifier les moyens de promouvoir une gouvernance d’entreprise plus favorable à la finance durable et atténuer le court-termisme sur les marchés des capitaux (au stade de l’évaluation seulement);
• Clarifier les devoirs des investisseurs institutionnels et des gestionnaires d’actifs en matière de durabilité (au stade de l’analyse d’impact);
• Intégrer la durabilité dans le domaine du conseil en investissement (au stade de la consultation).
En comparaison, au Canada, beaucoup de chemin reste à parcourir. Pour le moment, le pays concentre ses efforts au domaine des dérèglements climatiques, avec l’information comme outil pour convaincre. Mais tout changement législatif est encore loin. Quant à l’éventualité d’abandonner l’appui à certains secteurs d’activité, elle est politiquement sensible (en plus de l’être économiquement!).
Cela dit, d’autres solutions, peut-être plus réalistes dans un avenir proche, sont envisageables.
La première? Dans la finance traditionnelle, pourquoi ne pas imposer aux grands investisseurs institutionnels, notamment les caisses de retraite, de divulguer de l’information sur leur prise en compte du changement climatique et des valeurs environnementale, sociale et de saine gouvernance (ESG)? Cela se fait déjà ailleurs, notamment en Ontario ! Le rapport définitif du Groupe d’experts sur la finance durable a fait en ce sens la recommandation suivante:
«Recommandation 6.3
Le Gouvernement du Canada devrait exiger que les régimes de retraite sous réglementation fédérale indiquent dans leur énoncé des politiques et procédures de placement s’ils ont tenu compte des enjeux climatiques, comment ils en ont tenu compte, ou pourquoi ils ne l’ont pas fait.»
Le Canada pourrait d’ailleurs être plus ambitieux et aller jusqu’à rendre obligatoire la prise en compte du changement climatique et des critères ESG. Observation intéressante: le rapport définitif du groupe d’experts canadiens ne l’exclut pas.
«Recommandation 6.2
Mettre sur pied un groupe de travail juridique chargé d’évaluer et de faire rapport sur la question suivante: Les moyens envisageables pour préciser que les fiduciaires de sociétés et les fiduciaires d’investissement doivent prendre en compte les facteurs climatiques à long terme et les risques systémiques connexes dans le cadre de leurs responsabilités de surveillance.»
Autre solution possible, dans la finance sociale, pourquoi ne pas développer un modèle fédéral de société par actions qui pourrait réconcilier les finances traditionnelles et sociales en s’inspirant de la community contribution company de la Colombie-Britannique? Les caractéristiques de cette forme de société en font une entreprise plus robuste qu’une benefit corporation à l’américaine pour porter le projet de rendre durable l’investissement.
Accélérer le travail
Ce billet confirme l’intuition que j’avais exprimée par le passé voulant que l’investissement ait un sens qui ne puisse se résumer par un calcul stratégique opportuniste, des formules mathématiques obscures et une simple gouvernance par les nombres7.
L’investissement devient durable et c’est une bonne chose. Il est une réponse au comportement purement spéculatif qui est le ressort de la financiarisation, dont le seul aspect collectif est l’addition d’égoïsmes que lie la cupidité individuelle. Loin de diaboliser les entreprises et les marchés, il faut prendre conscience de leurs limites et construire un encadrement de l’activité économique qui n’est plus soumis à un modèle de marché unique et total, inapte à élaborer des projets communs et porteurs de sens. L’investissement privé durable le permet, encore faut-il lui permettre de prendre son élan.
Messieurs les législateurs, il vous reste à accélérer le travail afin de réaliser les changements demandés par la population. Des projets sont déjà en place! Si la finance sociale est une avenue à explorer, et elle doit être encouragée, la finance et les entreprises traditionnelles ne doivent pas être oubliées. Elles doivent assumer leur rôle.
Quant à nous, investisseurs de détail, nous avons aussi une responsabilité. Il faut utiliser l’information qui est de plus en plus disponible et tout faire pour favoriser un comportement sur le marché qui n’encourage pas la spéculation à court terme.
1 Pour le titre, nous nous inspirons d’un passage du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Ce billet n’existerait pas sans une invitation à participer aux Entretiens Jacques Cartier, qui ont eu lieu le 4 novembre 2019 à Montréal. Sous l’égide des Entretiens Jacques Cartier (#EJC2019), j’ai participé à une table ronde, organisée et animée par Emmanuelle Létourneau, intitulée «Financement de l’entreprise et entreprise responsable: quels liens sont à faire?», qui m’a permis d’échanger avec Mme Rosalie Vendette. Une grande partie de ces échanges se retrouvent dans ce billet. ↩
2 Vocabulaire juridique, G. Cornu (dir.), Paris, PUF, 2005, V. Investissement. ↩
3 S. Neuville, «Marché et Justice (pour une nouvelle culture financière)», dans Les défis actuels du droit financier, A. Couret et C. Malecki (dir.), Paris, Joly éditions, 2010, p. 9. ↩
4 La directive est précisée par des lignes directrices non contraignantes. ↩
5 Commission européenne, Plan d’action : financer la croissance durable, 8 mars 2018. ↩
6 Cette directive impose un vote contraignant ou consultatif (selon l’option prise par les États membres) de l’assemblée des actionnaires sur la politique de rémunérations des dirigeants. ↩
7 A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Éditions Fayard, 2015. ↩
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